get in line

Déception. Ce mot semblait coller à Caleb. Où qu’il aille, quoi qu’il fasse, il n’était jamais rien de moins que celui qui gâchait tous les espoirs placés en lui. Son propre paternel avait fini par baisser les bras devant ce fils dont, il en était persuadé, il ne tirerait jamais rien de bon. Caleb n’était pourtant pas un mauvais garçon. Bon élève, garçon passe partout, sans histoire, il traçait son chemin sans faire de vague. Pour beaucoup, il était dans la norme, un garçon comme les autres, au destin ni pire ni meilleur. Mais pour son père, c’était loin d’être suffisant. Il attendait de chacun de ses enfants d’être à la hauteur de leur nom de famille. Des gens fiers de mettre en avant la réussite familiale, et de faire prospérer la réputation que leurs ancêtres avaient bâtis. Les Lloyd-Wood, dans leur grande majorité, aimaient s’écouter parler. Ils n’étaient rien de moins que de petits aristocrates aux revenus certes confortables, mais au poids politique inexistant. Beaucoup étaient avocats, médecins, occupaient des positions enviables dans des entreprises plus ou moins renommées. Et cela semblait suffire à ce que la famille se donne de grands airs et exige des honneurs qu’elle ne méritait pas. Caleb l’avait vite compris : il était un anonyme au sein d’une famille d’imposteurs. Il y  a bien longtemps qu’il n’essayait plus de plaire à quiconque chez les Lloyd-Wood. Ses efforts avaient à chaque fois été réduits à néant. Quoi qu’il fasse, quelqu’un le faisait toujours mieux que lui. Et ce quelqu’un n’était bien souvent nul autre que son frère ainé, Travis. Celui-ci était tout ce que son père rêvait de voir en ses enfants. Un physique avantageux et un cerveau en constante ébullition. Face à la perfection même, Caleb ne pouvait jamais espérer mieux qu’être l’éternel second, celui qu’on gratifie d’un compliment forcé lorsqu’il répondait aux attentes familiales. Enfant, il supportait sans rien dire, persuadé d’être en partie responsable des échecs à répétition que son père prenait presque un malin plaisir à souligner. « Fais comme Travis, prends exemple sur lui. » était devenu la phrase préférée de son paternel, et il en usait plus que de raison. Travis avait hérité de tout ce qui fait un bon Lloyd-Wood, y compris cet égo démesuré et sans fondement. Il pavanait devant son frère cadet, satisfait de le mettre à son tour plus bas que terre quand leur père avait le dos tourné. Ce climat pesait sur Caleb, et son ambition en souffrait encore davantage. On prédisait un bel avenir à l’ainé, on oubliait jusqu’à l’existence du second. Il fallut dix ans à Caleb pour briser son silence. Ce ne fut qu’à ce moment qu’on réalisa que Caleb n’était pas aussi invisible qu’on l’avait toujours pensé. Ce fut aussi le moment où l’on réalisa qu’on le préférait silencieux, en fin de compte. « Travis est un abruti, papa. Un menteur, un pauvre con. Tu es peut être fier de lui, mais regarde de plus près. Il est pourri jusqu’à l’os, ton fils prodigue. » Caleb avait senti la main de son père frapper sa joue avec force, sa chevalière griffant son visage avec une violence inhabituelle. Il savait que toute rébellion était sévèrement châtiée sous ce toit. Les parents donnaient les ordres, les enfants n’avaient qu’à s’exécuter. En silence, de préférence. Caleb avait fait preuve d’un courage sans précédent, et pourtant personne n’avait pris un instant pour admirer la fougue du garçon. Il venait d’embarrasser sa famille, elle si prompte à donner des leçons et si terrifiée à l’idée d’en recevoir. Surtout lorsqu’elle venait d’un enfant de dix ans dont personne ne se souciait guère. La mère du garçon se pinçait les lèvres, consciente qu’elle ne pouvait rien pour tirer son cadet du mauvais pas dans lequel il s’était fourré tout seul. Travis jubilait, après avoir été insulté, de voir son frère payer pour son affront. Caleb avait mis les siens face à quelques-unes de leurs propres contradictions. Pour toute réponse, il n’avait rien reçu d’autre qu’une gifle. Et quelques semaines plus tard, il faisait ses bagages pour un pensionnat pour garçons. Il fallait tuer cette insubordination dans l’œuf, Jacob Lloyd-Wood en était persuadé.

pursuit of hapiness

Caleb regardait devant lui, cherchant désespérément la tignasse blonde de sa mère ou les épaisses lunettes noires de son père. Il ne voyait ni l’un ni l’autre, et il ne lui fallut guère longtemps pour se rendre à l’évidence : ils ne viendraient pas. Le jeune homme n’était pas réellement surpris. Travis devait probablement avoir un match de lacrosse ou quelque chose dans le genre, fournissant ainsi une excuse toute trouvée pour éviter aux Lloyd-Wood un déplacement qui ne les motivait pas vraiment. Caleb avait dix-huit ans. S’il se débrouillait bien, des remises de diplômes, il en connaitrait d’autres, et certainement plus prestigieuses. Les Lloyd-Wood ne célébraient jamais la médiocrité, et voir Caleb achever le lycée n’était pas quelque chose qu’ils fêteraient en grandes pompes. La preuve : ils n’avaient même pas jugés utile de faire le déplacement. « Au final, t’es certainement mieux sans eux, Cal » Caleb sursauta en entendant cette voix derrière lui. Elle venait de troubler ses idées noires, le sortant de ses pensées aussi brusquement qu’il s’y était laissé prendre. James était devenu son ami dès les premières minutes de son arrivée au pensionnat. Il ne lui avait pas fallu plus de quelques rencontres avec les parents de Caleb pour comprendre qu’il ne les aimerait pas. Il avait l’esprit plus rebelle que son ami, et les années passant, il lui avait montré qu’il ne valait pas moins que son frère. Grâce à lui, Caleb avait repris confiance en lui, et avait fini par réaliser que ce mépris constant dont il était l’objet n’était aucunement de sa faute. Libéré d’un poids, Caleb avait accepté le fait qu’il ne serait jamais à la hauteur pour ses parents. Et désormais, il s’en fichait pas mal. Au fond, cet éloignement forcé lui avait été bénéfique. Caleb avait pris son indépendance et s’apprêtait à voler de ses propres ailes.
Il avait décidé de ne pas aller à Yale, comme la grande majorité des membres de sa famille. Son père était rentré dans une rage folle, consterné par le manque d’autorité qu’il avait désormais sur Caleb. Il lui semblait que c’était hier que ce petit garçon apeuré multipliait les tentatives pour amadouer ses parents. Désormais, c’était une autre histoire, et les Lloyd-Wood n’avaient pas pour habitude qu’on se refuse à leurs quatre volontés. Alors non, il ne serait pas avocat ou n’aurait pas un titre pompeux sur la plaque posée plus tard sur son bureau. Et même si cela avait été le cas, son père se serait bien gardé de le féliciter. Au lieu de cela, Caleb irait dans une petite université du coin, prendrait un crédit pour se payer des cours, et n’aurait plus rien à demander à ce père dont il ne voulait qu’une chose : s’éloigner. Il ne voulait ni de son argent ni de cette réputation qu’il pensait avoir. Caleb ne serait pas la moitié de l’homme que son père voulait qu’il soit, mais il se ferait tout seul, et cela suffisait à ce qu’il soit fier de son choix.
A quelques mètres de lui, Caleb entendit le bruit d’une foule qui applaudit à tout rompre, prête à accueillir les diplômés de la promotion. James donna un coup de coude à son ami, un grand sourire sur le visage tandis qu’il enfonçait sa toque sur sa tête. « Allez mon pote, à nous de jouer maintenant ! » Lança-t-il d’un air enjoué avant de suivre la foule d’étudiants qui s’apprêtait à célébrer la remise des diplômes. Caleb jeta un dernier coup d’œil à l’audience, espérant un miracle. Car s’il clamait haut et fort son désir d’indépendance, il aurait malgré tout voulu les savoir là. Le miracle ne vint pas. Résigné, Caleb lâcha un soupir, avant d’emboiter le pas de James. Au moins, le message était clair : il ne pourrait compter que sur lui-même.