i. comment êtes-vous entré parmi les hunters?
Elle n’y est pas encore entrée, pour le plus grand bonheur de son frère qui tente de l’en dissuader. Pourtant, tout le monde le sait, Aleksane y entrera bientôt, comme le reste de sa famille avant elle. C’est une sorte de coutume, un poison malsain qui est offert à l’enfant dès la naissance. Un don inconnu de tous pour les maniements des armes, l’orientation, l’odorat, l’instinct. Toute une flopée de détails qui font pourtant d’elle une hunter parfaite. Oui, personne ne doute de son appartenance à ce groupe d’extrémiste. Et pourtant, elle hésite encore, de peur de voir son frère s’éloigner, lui qui refuse tant de venir avec elle. Ils ont toujours été ensemble, et voilà qu’il refuse de l’accompagner. Elle ne comprend pas, ne comprendra sans doute pas avant longtemps. Mais voilà, le doute persiste.

ii. avez-vous déjà effectué votre devoir de chasseur ?
Aleksane a déjà attrapé quelques mutants, s’est un peu amusée à les effrayer, mais n’a jamais réussi à finir le travail. A l’aide de sa comptine favorite, armée de ses fidèles Liraz et Kill, elle en a déjà tenu un contre l’écorce d’un arbre, commençant à le faire saigner sans raison. Chaque cri était une délivrance, apaisant son besoin constant de vengeance. Mais ça ne suffisait pas. Jamais. Or, se résoudre à le tuer était proscrit. Elle ne voulait pas tuer. Ou du moins, son corps, sa tête, son cœur s’y opposaient complètement. Certes, Aleksane n’a jamais tué qui que ce soit, mais sa technique pour le moins originale est déjà dans les annales, et les plus vieux hunters savent très bien que la jeune fille fera des miracles. Sadique, oui, bien plus qu’on ne peut le croire. Mais aussi horriblement effrayée par cette part d’ombre. Bien heureusement, son frère n’a pas eu vent de ces moments de sadisme pur ou elle n’hésite pas à se régaler des cris de sa victime.  

iii. les mesures du traité de protection des mutants vous font-elles peur ?
La seule chose qui lui fait vraiment peur concerne son frère. Le reste n’est que pacotille. Rien ne l’effraie vraiment, sauf peut-être elle, aussi. Qu’ils essaient d’infiltrer ces montres dans la société, cela ne retirera pas son besoin pressant de les décimer tous, un par un, par plaisir, par envie, par vengeance. Détruire, elle n’a plus que ce mot à la bouche. Elle a juste peut-être un peu d’appréhension … Et s’ils devaient à présent vivre avec les mutants, de façon définitive ? Elle n’aime pas du tout cette idée-ci, et espère en avoir décimé un bon nombre avant que cela n’arrive.

iv. que pensez-vous de l'élection récente de thaddeus lancaster à la tête du comté ?
Elle en est plutôt heureuse, à vrai dire. Même si elle ne s’intéresse pas trop à ce genre de chose, elle est soulagée car il a mis en place le dépistage, ce qui permettra de différencier ces … choses et eux, les gens normaux. Elle se fiche un peu de qui est à la tête du comté, tant que les dégénérés ne sont pas gagnants dans le change. C’est la seule chose qu’elle demande et pour l’instant, c’est le cas. Le dépistage fera plus de mal que de bien, même si elle n’en a pas idée, et pour l’instant, elle voit ça comme quelque chose de sacré.

Troisième personne, Aleksane et Lorcan, six ans.

« LORCAN, t’es ou ? Je ne veux plus jouer. C’est pas marrant, tu gagnes tous le temps. » Elle croisa les bras sur sa poitrine et se laissa mollement tomber au sol en ronchonnant. Voilà une heure qu’elle cherchait, qu’elle cherchait, sans le trouver. Et pourtant, il savait très bien qu’avec elle, la patience était le Graal qu’elle n’aurait jamais. Une qualité qu’on ne pourrait pas lui attribuer avant quelques années sans doute. Soupirant, elle attendit qu’il s’extirpe de sa cachette mais monsieur ne vint pas. Elle regarda autour, toujours un air boudeur plaqué au visage, et se mit à hurler, sans raison aucune. Ses parents étaient dans la maison, et connaissaient très bien cette technique quelque peu stupide : Aleksane, du haut de ses six ans, savait très bien que son frère détestait la voir souffrir. Ainsi, quand il refusait de perdre à un jeu, elle se mettait à hurler, et lui, il était bien obligé d’abdiquer. Même les voisins avaient fini par s’y habituer. « Aleksa, arrête ! Arrête ! » Elle se tut, et releva ses yeux embués vers son frère. Elle le fixa en boudant, tourna la tête, et murmura « Pourquoi tu ne voulais pas venir ? » Sa voix enfantine était suppliante. « Parce que j’allais perdre. » Elle fronça les sourcils. L’instant d’après, comme illuminée, elle eut un grand sourire et se releva. « La partie n’est pas finie ? » Elle le regarda, un peu trop souriante pour être honnête, à vrai dire. Et il le savait, il la connaissait. « Oui… » Il était hésitant. Le sourire d’Aleksane s’élargit. Elle s’approche avec sa démarche féline peu adaptée à son âge, et posa une main sur l’épaule de son frère avant de rire doucement et de repartir en courant. « Alors, j’ai gagné ! Tu es le loup, maintenant. » Elle se remit à courir, fuyant son frère comme la peste. Ses jambes ne l'emmèneraient pas bien loin, et son frère était diablement plus rapide : sa condition de garçon et ses jambes deux fois plus longues lui assuraient une vitesse plus importante. Mais Aleksane savait très bien qu’il ralentissait pour elle. Alors, elle en joua. Plus il ralentissait, plus elle ralentissait, jusqu'à piquer un sprint auquel il ne s'attendait pas. Elle non plus, d'ailleurs, car elle trébucha dans les fleurs de sa mère. Elle allait se faire tuer. Elle allait se faire tu... « Oh. » Essoufflé, Lorcan venait d'arriver, les mains sur ses cuisses, en train de reprendre son souffle. Il releva les yeux et regarda sa soeur prête à pleurer à chaudes larmes. Sa mère adorait ces fleurs. Aleksane allait se faire tuer. « Je ... hum ... la partie n'est pas finie, cours. » Aleksane releva ses deux grands yeux marrons vers lui, sans comprendre. Il eut alors un petit sourire rassurant, qui lui était complètement dédié. L'instant d'après, elle s'était remise à courir vers la maison.  

Première personne, Aleksane, douze ans.

J’étouffe. Les mots résonnent dans ma tête. Encore, et encore. Un écho particulièrement résistant. Un marteau tape contre une barre de fer. Je n’entends plus ce que dis mon père, je n’entends plus rien. J’essaie d’avancer, j’essaie de courir, je ne peux pas. J’ai juste mal à la tête. Qu’ils fassent taire cette musique ! Qu’ils arrêtent ! Stop, stop, stop. Je vous en supplie, baissez le son, j’en peux plus. Ma tête me fait mal. Il pleut. Le ciel pleure et personne n’en a rien à faire. Le ciel se lamente. On est à l’intérieur, me dit mon cerveau. Je ne l’aime pas, lui. Il me ramène à la réalité. Ce sont mes yeux qui pleurent. Pourquoi je pleure, déjà ? J’ai oublié. Je ne veux pas me rappeler. Mais j’ai encore mal à la tête. Ça ne veut pas s’arrêter. Mes pieds sont posés au sol. Je n’arrive plus à soulever mes jambes. Je vous en supplie, retirez les chaînes qui m’entourent. Elles me brûlent la peau. Stop. Arrêt sur image. Je suis ou ? Pourquoi ? Comment ? Quand ? « Aleksa… » Cette voix. Sa voix. Je me rappelle. Lorcan. Je le cherche du regard, mais je ne vois rien. Du brouillard. C’est les ténèbres. Je me sens seule, terriblement seule. C’est triste, vous croyez ? Je ne pense pas. Je peux toujours voir les choses se cramer. Je peux toujours sentir le feu sur mes doigts. Voir les flammes danser. Je m’imagine un feu ardent. Un feu qui brûle, qui brûle tout. Mais je ne vais pas mieux. D’habitude ça suffit, pas là. J’ai mal à la tête. Et ça continue. Cloc. Cloc. Cloc. On dirait les bruits des gouttes d’eau, mais c’est des marteaux. Et ça tape, ça tape. Et je me souviens. « Elle est morte », qu’ils ont dit. Elle est morte, comme moi, comme vous. Je vais essayer de vous raconter, en espérant qu’il s’arrête de pleuvoir. Nous étions venus en urgence. Il y avait des lumières partout, des cris, des ordres. Je ne comprenais pas. Je me suis avancée parmi la foule, et ils m’ont dit. « Suicide. », et ça résonne. Et ça fait mal. Je n’aime pas voir mes yeux pleuvoir, mais je n’y arrive pas. Je veux disparaître, comme elle.  Bien heureusement, elle n’a pas disparu, elle est morte. C’est drôle de dire ça, d’entendre ses mots dans ma tête. Je crois que j’en ris. Je crois que oui, ce ne sont pas des mots qui s’échappent de mes lèvres, mais des rires incontrôlés. Les regards sont braqués sur moi, mais je ne vois rien. Elle était malheureuse, vous croyez ? Parce que moi, je le suis. Et personne ne me console. Seule, dans les ténèbres. « Aleksane ?! » La voix. Cette voix. J’aime cette voix rauque, qui déraille un peu. La voix d’un gamin qui devient grand. J’aime la tonalité. C’est beau, je trouve. Elle ne reviendra pas. Et la voix continue. Des bras se glissent autour de moi. Ma tête se pose au creux de son cou, je sens son odeur. « Lorcan… » Je glisse mes bras autour de lui, et je sers. Je sers jusqu’à ce qu’il meurt d’asphyxie. J’ai besoin de lui. Il pleut encore sur mes joues, il pleut partout. Je crois qu’il peut dehors. Ploc, ploc, ploc. Il pleut à l’intérieur de moi, aussi. « Je suis là, ça va aller. Ça va aller, t’en fais pas. » J’ouvre enfin les yeux. Ils me regardent tous. Lui aussi. Je renifle bruyamment et regarde mon père qui fixe le sol, ma sœur qui reste silencieuse. Et ces gens qui je ne connais pas. Ils sont là parce qu’ils m’ont entendu crier. J’ai encore envie de crier. Ils me regardent, avec ce sourire triste, qui transpire la pitié. Je les hais. Je les hais parce qu’ils ont pitié. Et je ne veux pas. Je veux ma mère.

Première personne, Aleksane, seize ans.
« Lorcan, ou est ma robe rouge ? Je vais encore être en retard. » Je lance un autre tee-shirt à travers la pièce. Il se pose à l’entrée de ma chambre, mais je ne lève pas les yeux, trop occupée. « Tu sais ce qu’Alecto m’a dit ? Même pas cap de sortir avec Preston. Enzo Preston. J’ai juste eu à dégager Julia … tu sais, la fausse blonde, pour qu’il m’accorde un regard ; Je lui ai dit de venir me rejoindre devant la gare… On va manger avec Alecto … BON, il me faut cette fichue robe. » Je soupire et balance un boite à chaussures à travers la pièce. Les ressorts de mon lit grincent : il vient de s’y asseoir. Je retrouve mon tee-shirt bleu, mon jean vert, ma jupe blanche, un sac que m’a offert Alecto. J’ai tellement de vêtement par terre que je ne sais plus où donner de la tête. « Lorcan, aide-moi ! Tu es censé nous accompagner avec … Zoé ? Ce n’est pas un truc comme ça ? » Je tourne la tête vers lui. Il reste silencieux et me fixe. Mais j’ai compris. J’ai compris à l’instant même où mes yeux se sont posés sur son visage un peu blême. Il devait accompagner une fille qu’Alecto lui avait trouvée. Et bien entendu, cette fille devait être une de ces malades. « Tu ne vas pas sortir, n’est-ce pas ? » Il soupire et baisse les yeux. J’ai compris. Je repose mes yeux sur le sol. La fameuse robe rouge est au sol. Là, devant moi. Je l’attrape et la lui balance au visage pour qu’il daigne me regarder. Je souris, et lui, il ne comprend pas. « Papa n’est pas là ce soir. Commande deux pizzas, et oublie pas le pop-corn. Et en passant, c’est moi qui choisit le film. En attendant, je vais appeler Alecto. » Il me regarde, avec un bref sourire. « Et Enzo ? » J’hausse un sourcil face à sa question. Je balaye ses paroles d’une main avant de le pousser hors de ma chambre. « Oh, il ne m’en voudra pas trop. » Il se met à rire et je ne peux me retenir. Je le vois s’éclipser pour commander ce que je lui ai demandé. En attendant, j’attrape mon portable, appuie sur le nombre neuf. L’appel commence immédiatement. « Alors, on m’abandonne dans la cage aux loups ? » J’entends sa voix féminine. Je souris doucement avant de me laisser tomber en étoile sur mon lit. « Mon frère ne peut pas sortir, et je refuse de le laisser tout seul. J’inviterais Enzo plus tard. Et puis, Julia pourra lui tenir compagnie. » Un long silence s’en suit, puis elle éclate de rire. Elle n’arrive pas à se calmer, ce qui est assez déroutant. Je suis allongée en étoile sur le lit, quand enfin elle reprend la parole. « Ça marche. » Et elle raccroche. Cette fille est très étrange, franchement. Je me relève, fixe ma tenue dans le miroir, et esquisse un sourire amusé. Je suis vêtue de sous-vêtements, encore heureux, et d’un tee-shirt de Lorcan. Mes cheveux sont en pagaille sur ma tête et je ne suis pas maquillée du tout. C’est étrange. Je m’avance vers une petite bibliothèque, en sort l’intégral d’une série à l’eau de rose que je hais, mais qui me fait toujours rire avec Lorcan. Quelques minutes plus tard, je suis avachie sur mon jumeau, entourée de pizzas et de pop-corn.

Soulmates.