i. que pensez-vous du mouvement terroriste des hunters ?
Tu es l'une d'entre eux, techniquement. Ton père est un chasseur, ton frère est un chasseur, tu es née chasseuse. On t'as partiellement élevée comme eux et les haïr reviendrait à te haïr toi-même. Que tu le veuilles ou non, tu seras toujours reliée au mouvement ; tu ne partages peut-être pas leurs idéaux et leur soif de destruction, mais ils auront toujours une emprise sur toi.

ii. êtes-vous effrayée par l'apparition des transmutants dans la société ?
Papa t'a toujours répété que la race mutante n'annonçait rien de bon pour la société. Que ce n'était que des dégénérés, des monstres sans foi ni loi, des démons. Il est donc naturel que tu soit effrayée par leur arrivée en masse. Alors oui, tu as peur. Oui, tu crains pour ta vie. Même si tu ne peux t'empêcher d'être fascinée par l'apparition de ces chimères.

iii. avez-vous déjà fréquenté des mutants ?
Jamais. Tu préfères les observer de loin, les étudier à une distance raisonnable. Tu les regardes évoluer, avec une admiration teintée de peur. Depuis toujours, on t'as appris à t'en méfier, en te répétant maintes et maintes fois que ces dégénérés n'étaient qu'une menace pour la société. Pourtant, ils exercent une étrange fascination sur toi et ton esprit rationnel n'arrive pas à complètement assimiler leur existence. Tu ne peux t'empêcher de s'interroger sur leurs capacités extraordinaires ; miracles ou anomalies, elle ne sait plus comment les considérer.
On t'as conditionnée à haïr les mutants, entraînée à te défendre contre eux. Mais tu ne t'es jamais sentie l'âme d'une guerrière et tu dois te rendre à l'évidence : tu serais tout simplement incapable d'ôter la vie à un autre être humain, aussi anormal soit-il.

iv. que pensez-vous de l'élection récente de thaddeus lancaster à la tête du comté ?
Tu n'as jamais été très portée sur la politique. Honnêtement, tu n'y comprends rien à toutes ces réformes et ces discours interminables te plongent dans un profond ennui. Du coup, tu ne connais ce Thaddeus Lancaster que parce que l'on rabâche tellement son nom à la télévision et dans les journaux qu'il est impossible de le rater. Papa a l'air ravi de son élection, ton frère aussi, alors tu te dis que c'est peut-être une bonne chose mais à dire vrai, ça te laisse plutôt indifférente.

Il a l'air triste, parfois, quand il croit que personne ne regarde. Évidemment, il ne l'avouera jamais parce qu'il est bien trop fier pour cela et qu'il tient à entretenir cette image d'homme fort. C'est un roc, un vrai. Un phare dans la tempête. Insubmersible. C'est un amas de muscles, un monstre de puissance qui, du haut de tes dix ans, t'impressionne avec son mètre quatre-vingt-dix, sa mâchoire carrée qui lui donne des allures d'empereur romain et sa barbe fournie mais impeccablement entretenue.
Mais toi, tu sais.
Tu le surprends, quelques fois, quand la façade s'écroule. Quand il s'imagine seul, à l'abri, que tout se dissipe et qu'il s'autorise enfin à être vulnérable. Comme là, pendant qu'il nettoie ses armes dans son bureau dont l'entrée t'es formellement proscrite parce qu'il estime que ce n'est pas sain comme environnement pour une fillette, avec toutes ces armes à feu et ces coupures de presse morbides accrochées aux murs. Tu entends encore sa voix caverneuse vibrer dans ton esprit, proférant des menaces vaines que tu as instantanément occultées parce qu'il y a quelque chose de terriblement grisant dans le simple fait de désobéir.
Il est assis à la fenêtre, son fusil en main. Le visage baigné par les rayons du soleil, le regard nostalgique ; on dirait un tableau. Une de ces immenses toiles romantiques qui respirent la mélancolie. Tu l’épies par la porte entrouverte et tu devines qu'il pense à maman. Il ne parle jamais d'elle - d'ailleurs, c'est frustrant - mais c'est évident qu'elle lui manque. À toi aussi, elle te manque. Même si tu l'as moins connue. Des fois, son souvenir revient te hanter mais c’est toujours furtif, par bribes. Aux moments les plus anodins et singuliers à la fois. Par exemple, en prenant ta douche, tu te rappelles de comme tu adorais te nicher dans ses bras parce qu’elle sentait toujours bon la barbe à papa. Ou la manière dont son nez se plissait chaque fois qu’elle riait aux éclats, au moment de t’endormir. Des fragments de vie, des souvenirs brumeux enveloppés d'un voile cotonneux qui s'évaporent un peu plus chaque jour.
Il y a quelque chose de brisé en lui, même si ça n’a pas toujours été le cas. Oui, il a toujours été handicapé émotionnellement mais son absence n’a fait qu’aggraver les choses. Tu sais précisément que la fracture s’est opérée au décès de maman. Tu ne te souviens pas l’avoir vu pleuré, le jour de sa mort. Il n’a pas versé une seule larme face à vos expressions affolées à toi et à ton frère, alors que vous rentriez de l’école. Ni en voyant les ambulanciers hagards placer maman dans cette housse mortuaire, cet énorme sachet en plastique dont le couinement infernal te provoque encore des frissons aujourd'hui. Il n’a pas sourcillé non plus lorsqu'une dame au ton mielleux l'a assailli de questions - date et lieu de naissance de la victime ? nom de jeune fille de la mère ? enterrement ou incinération ? - avant de finalement conclure que c'était un suicide. Il a juste calmement ordonné à ton frère de t’éloigner du salon et il est resté là, fidèle à lui-même : stoïque, statue de cire malgré l'effervescence ambiante.
Inébranlable.


« Tu savais que 15 à 20% de patients atteints de troubles bipolaires meurent par suicide ? »
Tu fais irruption dans la chambre. Sans gêne aucune, tu allumes frénétiquement la lumière et te diriges instinctivement vers le lit, occultant les protestations de ton frère.
« Bordel Liv, éteins la lumière ! » qu'il grommelle, pendant que tu grimpes sur son lit pour t’y t'asseoir en tailleur, t’appropriant son matelas. En signe de rébellion, il tire sur la couverture pour essayer de t'envoyer valser mais tu persistes.
« Et qu'il y a 75 à 80% de chances que des enfants de parents bipolaires soient eux-mêmes diagnostiqués ? Ils disent aussi que les premiers signes de la maladie se manifestent souvent à l'adolescence – je viens d’avoir seize ans ! - et que le stress est l'un des facteurs de risques et j'ai beau chercher, je ne trouve pas quelqu'un qui mène une vie plus stressante que la nôtre ! »
Tu débites tout ça d'une traite, sans même prendre le temps de respirer entre les mots. Tu parles vite, tu t'agites. Tes mains gesticulent de façon désordonnée et tes yeux s'ouvrent aussi grands que deux balles de ping-pong alors que tu recraches avidement ce que tu lis. Cependant, ton anxiété est loin d’être communicative.
« Liv, j'suis sérieux. J'ai entraînement avec papa à l'aube demain, faut que je dorme. »
Sa voix est lasse, teintée d’agacement ; il la laisse traîner, prolonge volontairement chaque syllabe pour laisser courir du temps, t'implore presque.
Parfois, tu regrettes de ne pas t’être pliée à la tradition. Peut-être que si tu t’étais soumise aux entraînements, toi aussi, papa t’en voudrait moins. Quelque part, il estime que tu mérites moins ton patronyme que ton frère parce que tu as refusé d’être une chasseuse.
« 75 à 80% ! Tu te rends pas compte, c'est énorme ! » que tu répètes, brandissant ton ordinateur portable comme évidence.
« Ugh, je savais que j'aurais dû préciser à papa que je déconnais quand j'ai demandé une petite sœur pour Noël. » qu’il maugrée, sur le ton de la plaisanterie, ce qui lui vaut une pichenette dans la nuque.
« Génial : ta boîte à sarcasmes est opérationnelle. Ce qui veut dire que tu es parfaitement réveillé, alors debout la marmotte ! »
Enfin, il ouvre les yeux. Il se redresse, étouffe un bâillement, passe une main molle dans ses cheveux et te fusille du regard. Mais, devant ton expression affolée, il s'adoucit bien vite. Il a tellement l'habitude de gérer tes crises de nerfs qu'il n'est plus réellement énervé, juste irrité. Il autorise un soupir à traverser la barrière de ses lèvres et son haleine de fauve te percute de plein fouet mais tu n'esquisses aucun mouvement de recul quand il encercle ton visage de ses mains de géant et plante son regard dans le tien.
« Regarde-moi, Liv. Qu’est-ce que je t’ai déjà dit sur Internet ? »
« Que c’est le suppôt de Satan et que je ne devais pas forcément croire tout ce que je lis dessus, mais— »
« Mais rien du tout. »
Il te coupe dans ton élan et ton visage se tord en une petite moue, comme celle d’un chiot que l’on serait en train de réprimander. Pour te détendre, tu essayes de respirer comme il te l’a appris : tu fermes les yeux, inspire profondément, suspends ta respiration l’espace de quelques secondes, expire et recommence l’opération à deux reprises. Lorsqu’il sent que ton état est déjà plus serein, il reprend.
« Ecoute-moi moi bien : tu ne finiras pas comme elle. »
Il prononce ces mots avec une extrême précision, une lenteur déconcertante et ne te quitte pas des yeux, comme pour s'assurer que ton esprit absorbe et assimile pleinement chacune de ses paroles.
« T'en sais rien, tu peux pas promettre ça. »
Un jour viendra où ta pire angoisse se matérialisera : tu réaliseras que tu es devenue la parfaite copie de ta mère. La suite des événements ne sera que du déjà-vu. L'euphorie viendra en premier. Tu auras des périodes d'exaltation extrême, durant lesquelles tu déborderais d'énergie. Tu ne dormiras plus, ou presque. Tu ne mangeras plus, ou presque. La vie deviendra un jeu. Tu seras créative, beaucoup. Tu voudras sortir, tu voudras t'amuser. Tu seras d'une insouciance qui dépasse l'entendement, dénuée de bon sens. Tu seras heureuse. Puis, sans prévenir, la dépression s'immiscera. Tes premiers accès de colère. Tu détesteras tout et tout le monde, le moindre détail te plongera dans une colère noire. Tu seras épuisée. Tu rejetteras tout le monde. Tu seras instable, prisonnière du cycle. Des séries de hauts très hauts et de bas très bas.
Papa ne pourra plus concilier la chasse et jongler entre tes sautes d’humeurs incessantes alors il devra te placer en institution. Au début, ton frère s'y opposera mais finira par se laisser convaincre que c'est pour le plus grand bien parce qu'il est effrayé. Terrifiée à l'idée de rentrer un jour et de te retrouver affalée sur le sol, le regarde livide, les poignets ensanglantés, le teint cadavérique. Exactement comme maman.
« Ouais. (...) Mais je peux promettre de te protéger. Je ne te laisserai pas devenir comme elle et, si ça arrive, je ne te laisserai pas te faire du mal, tu m'entends ? »
« Tu promets ? »
Il promet et tu sens presque instantanément la pression sur ton cœur s'alléger. Il esquisse un sourire, te caresse la joue et t'embrasse tendrement le front. Puis il enroule ses bras autour de toi pendant que tu murmures un ‘merci’ et, alors que vous fermez les yeux, il lance un :
« Maintenant, ferme-la et rendors-toi. Deux heures du mat’, c’est pas une heure pour faire dans le mélodrame. »