STORIES ARE WHERE MEMORIES GO WHEN THEY'RE FORGOTTEN
“Listen to the mustn'ts, child. Listen to the shouldn'ts, the impossibles, the won'ts. Listen to the never haves, then listen close to me... Anything can happen, child.”
Novembre 1994
La voiture tressaute en rythme, bercée par les aléas de votre petite route de campagne. Tu prends plaisir à t’appuyer contre la vitre, des cheveux écrasés et amassés sur la surface lisse. Les paupières closes, les bras serrés contre toi, tu te laisses guider par la musique vacillante que libèrent en grésillant les baffles avant. Bruits parasites, brusques haussements de volume, voix lointaines et incertaines, mais toujours la même mélodie populaire, celle que vous connaissez d’instinct. La radio vous livre cette chansonnette avec toutes les imperfections que vous appréciez tant. C’est un vieil air, une ballade de montagne qui raconte l’histoire d’un homme centenaire qui s’est perdu dans ses souvenirs. Bientôt, une voix rêveuse et couverte d’un souffle léger accompagne la chanson. Une voix qui erre entre les notes, vagabonde parmi les aventures de l’homme de la ballade, se perd dans les aigus… Elle te cueille dans ton siège brinquebalant, t’invite à la suivre, s’envole jusqu’aux hauteurs de cette montagne verdoyante, mystérieuse et ancienne où s’est aventuré le vieil homme.
« Jill, je veux qu’en rentrant tu fasses tes bagages. » La voix sèche de ton père tombe comme un couperet, interrompt brutalement ta mère. Tu ouvres les yeux. Prends conscience du froid environnant qui te mordille la peau, la grisaille du dehors qui trouble la route de son brouillard. Ton père, d’une main agacée, enfonce brutalement le bouton de la radio, et le silence s’abat sur la voiture. La disparition soudaine du fond musical libère une foule de questions. Partir ? Mais pourquoi ? Depuis quand deviez-vous partir ?
« Où ? » Ton regard capte un instant celui de ton père dans le rétroviseur. Ses yeux de fer, sévères, confrontent leur exacte image parmi les traits de sa fille. Ses lèvres fines se tordent un instant. Tu détournes le regard.
« États-Unis. » Le ramènes aussitôt. Rigole-t-il ? Son visage fermé te crie que non, et pourtant, c’est si absurde…
Tu regardes en coin ta génitrice, bien raide dans son siège. Tu ne peux pas voir son expression, mais à la façon dont elle croise alors les jambes, joue à présent du bout des ongles avec son sac, tu devines son inconfort. Vraisemblablement, l’intervention brusque de son mari ne lui plait pas, du tout. Se pourrait-il que papa soit sincère ? A vrai dire, ce n’est pas ce qu’on pourrait qualifier de bon blagueur. Mais quand même.
Les États-Unis… le pays de ton père, le pays qu’il n’a de cesse de regretter. Tu sais que tu y as des origines, que tu es plus américaine que norvégienne. Ces terres, elles restaient dans ton esprit un endroit à part, utopique, les derniers morceaux éparses d’un passé qu’on te livrait, parfois. Sans jamais supposer un quelconque retour, sans jamais t’en montrer plus que les échos vibrants de fantômes dans la voix de ton paternel. Il les faisait revivre quelques fois, avec la douleur et la nostalgie propre à celui qui regrette les siens. L’insensible expression s’effilochait sur son visage, se criblait de failles béantes, retombait en pluie de cristal à vos pieds. Les États-Unis, tu avais l’impression de le connaître rien qu’à travers ton père.
« On part pour combien de temps Papa ? » Silence.
« On va y habiter. »Juin 1995
La main moite de ta mère enferme la tienne dans un étau, solide et dure. Ton regard d’enfant effrayé se perd dans celui de l’homme plaqué contre le mur. Sa respiration sifflante est audible, même à cinq mètres. Ses yeux, exorbités sur un monde à part, vous traversent sans s’apercevoir de votre présence, ou du moins n’ont-ils pas conscience que vous n’êtes pas parties intégrantes du décor. Perte de contrôle brutale, mains tremblantes s’accrochant désespérément au vide, panique qui infeste le corps entier. Il se perd dans l’espace, il ne voit pas que vous êtes trop loin, hors de portée. Ses yeux exorbités ne saisissent que ses ombres. Tu as vaguement l’impression que c’est de ta faute. Et pourtant tu es là, à ne pas savoir te détacher de cet homme déstabilisé, dont tu sens la haine qui a viré à l’affolement. À ta droite, ta mère arrête de fouiller dans son sac. Tu n’arrives pas à voir ce qu’elle a dans sa main, mais ton œil attrape à la volée un bout de métal argenté.
« Ferme les yeux, Jill. » Tes paupières se rabattent docilement, précipitamment sur tes pupilles et elle te plaque contre elle, visage collé au ventre.
Tu ne comprends rien, alors tu repasses les deux dernières minutes dans ta tête. L’homme, il a été méchant, il s’est précipité sur vous alors que vous ne faisiez que passer. Il t’a enserrée dans sa poigne ferme, il a pressé quelque chose de froid dans ta nuque à travers tes cheveux, il a dit qu’il allait
« te buter », toi la
« fille des deux connards qui ont tué son fils ». Tu as observé les yeux de ta mère se révulser, rencontrer le regard de l’homme, t’as vu une lueur de reconnaissance éclairer ses traits une seconde avant que la haine ne l’avale. T’as vu la peur se disputer avec le dégoût, tu l’as vue avancer et tu as senti le canon qui s’enfonçait davantage. Tu as commencé à pleurer. Le monsieur avait été méchant, le monsieur il t’avait fait peur, tout ce que tu voulais c’est qu’il parte. Qu’il parte, qu’il ne puisse pas voir où vous alliez, qu’il disparaisse… Et puis, il a subitement poussé un cri de surprise, il s’est brusquement écarté jusqu’à en trébucher. Ta mère s’est avancée, a pris ta main et t’a dit de t’arrêter, ta mère…
L’explosion te vrille les tympans, resserre tes petits poings sur le tissu râpeux. Bruit de râle étranglé, chute sourde d’une masse au sol.
« Ne rouvre pas les yeux. On s’en va. » On te soulève, on te prend dans les bras. Tu sens ses muscles trembler, tu sens son myocarde qui pousse des ruades contre sa poitrine. Sa main ferme se plaque dans ton dos dans un geste protecteur, sa respiration rapide gonfle et dégonfle son cou. Tu rouvres les yeux, curieuse malgré tout. Il est là, l’homme. Perdu entre des poubelles d’excréments et de pourriture, avachi entre le mur de briques noircies et le sol de pierres inégales. Tête basculée vers l’avant. Manteau tâché de rouge. Tu écrases ta tête contre l’épaule de ta mère dans un geste précipité. Tu ne veux pas le voir, tu ne comprends pas. Pourquoi ne se relève-t-il pas ?
Soupir de ta mère.
« Je t’avais dit de ne pas regarder. »Juin 1998
« Raté. » Tu serres les dents. Voilà deux heures que tu traînes dans ces sous-bois, à viser et à essayer d’atteindre une demi-dizaine de bouteilles. Elles sont précautionneusement posées sur une caisse de planches inégales et rongées par l’humidité, à te narguer de ton incompétence, de tes essais vains et répétitifs. Tu fais comme ton père dit, tu t’assures de ne rien laisser au hasard… sans te voir récompensée. Dans ton dos, l’homme attend, serein et impassible. Tu sens sa présence, son souffle presque imperceptible, le bruit d’un caillou précipité sur la pente par le bout d’une chaussure. Il attend que tu réussisses, en te faisant inlassablement répéter à chaque erreur. Il ne s'énerve pas, il te pose simplement la même question, invariable.
« À ton avis, qu’est-ce que tu as mal fait ? » Tu pivotes sur tes pieds. Tout ? Un seul bref coup d’œil à son visage fermé t’indique que cette imprécision faramineuse ne sera pas suffisante.
« J’ai été surprise par le recul. J’ai dévié vers le haut. » Tu captes sa moue d’approbation avant de baisser les yeux sur ton arme.
« Recommence. Face à un dégénéré, tu ne fais pas le poids. » Tu prends le temps de hocher la tête et t’avances d’un pas pour soustraire ton visage à sa vue, mais tes dents serrées menacent de grincer. Les dégénérés. Les transmutants, les monstres que vous êtes chargés de supprimer de la surface de la terre. Un fléau qui n’attend que la moindre faiblesse de votre part, une race de monstres prête à vous déchiqueter de ses crocs tranchants et dangereux. Une abomination qui court le long de leurs muscles bandés chaque fois qu’ils détruisent, qui pulse dans leur poitrine au rythme de leur cœur, qui infeste chacune de leurs cellules. De
tes cellules. C’est ce dont tu essaies de te persuader. Ou pas ? Ce serait tellement plus facile, tellement plus commode de leur donner raison. Mais la vérité est que ton équilibre mental s’effondrerait probablement alors. Comment ferais-tu pour te supporter chaque jour ?
« Qu’est-ce que tu attends ? » La voix sèche éclate dans ton dos, tes doigts se resserrent compulsivement sur la crosse moite. Déjà, tu sens cette tension qui picote dans le bout de tes doigts, déjà tu sens que ça va t’échapper… jusqu’à ce que tu captes le hochement de tête négatif de ta mère, du coin de l’œil. Négligemment appuyée sur un arbre quelques mètres à ta gauche, ses bras refermés sur son petit trésor d’à peine six mois. Son expression se fait sévère l’espace d’une seconde.
Calme-toi, te crie-t-elle muettement. Aussi non, votre secret ne serait plus
votre secret, et qui sait ce qu’il adviendrait de toi ? Qui sait ce qu’il pourrait te faire, quand il saura ce que tu es ?
Tu fermes brièvement les yeux, souffles un bon coup. Lève tes mains sans le moindre tressaillement, croises les pouces d’un geste calculé. Le poids de l’arme devenu familier au fil des jours, le bois tiédi par ta prise.
L’homme se plaqua contre le mur, étouffa une exclamation de surprise.
Les bouteilles apparaissent là-bas, à quelques mètres, leur surface translucide étincelante sous le soleil. Ta vision n’englobe plus qu’elles et ton arme.
Il le regardait, suppliant, animal blessé livré aux chasseurs, esprit perdu et désespéré soumis aux ravages du destin.
Tu rectifie ta position, raffermis ta position, souffle un coup.
Ce n’était qu’un monstre, un moins que rien, un déchet bon pour les ordures.
La balle part et l’explosion remonte dans tes bras, mais tu n’as pas bougé. Tu te redresses, tu observes l’espace laissé vide par la bouteille centrale, en sentant la joie soulagée remonter le long de tes bras tendus, se répandre dans ta poitrine creuse. Ce trou entre deux autres cibles, il marque ta première réussite. Tu sens la main de ton père qui s’abat sur ton épaule, satisfaite.
Des giclures écarlates aspergèrent le mur, et il s’affaissa dans un grand bruit sourd.
Avril 2005
Votre discussion anime la rue déserte à l’obscurité trouée de puits de lumière jaunâtre. Ton frère sautille entre trottoir et macadam, entre sécurité et imprudence. Pourtant, ni le père ni la mère n’en prennent garde. Et même si tu surveilles du coin de l’œil ton casse-cou de frère, le spectacle qu’offre tes parents est bien plus intéressant. C’est stupide bien sûr, à quinze ans, de se réjouir de voir ses géniteurs se disputer gentiment comme deux gamins, mais cette soirée a un goût… de changement. Ton père, cette soirée, a décidé d’être un homme comme les autres, qui se plaint d’un plat trop épicé et d’un film à l’eau de rose médiocre, juste pour titiller sa femme. Celle-ci a les joues rosies par l’air frais, cependant un mince sourire joue sur ses lèvres. Heureuse, elle aussi, de voir que pour une fois son mari se plie à ce train quotidien. Accepte même de passer par le raccourci entre deux immeubles pour retrouver votre parking. Comme c’est plaisant.
Vos bruits de pas dans la ruelle se répercutent comme dans un tunnel, et ton frère se plaint qu’il fait sombre, qu’il a marché sur une souris morte. Tu le traites de mauviette mais avant que tu ne puisses lui filer une bourrade amicale dans les côtes, votre mère vous ordonne brusquement de vous taire, d’une voix autoritaire et tranchante que tu ne lui as jamais connue. Les oreilles aux aguets, l’ambiance qui retombe brutalement, vos parents qui redeviennent professionnels, si professionnels…
D’instinct, ta mutation se met en marche, affûte tes sens plus que tu n’en n’as l’habitude. Pour savoir ce qui ne va pas. Et finalement, tu sais. Ta vision perce soudainement l’air opaque, sombre, décèle le moindre défaut dans les murs imposants. Une âpre sueur étrangère envahit tes narines. Les infimes sifflements d’une respiration, l’impatience qui bat au creux d’une poitrine, tambourine, tambourine, tambourine… Au-dessus de vous. Sur la cage d’escaliers rouillée.
Tout s’enchaîne alors très vite. Dès que tu repères la menace, totalement invisible, tu plonges sur ton petit frère, le plus proche. Tu l’attrapes par la main, le tire de toutes tes forces vers la lumière, vers la sécurité. L’adrénaline et la peur te fouettent le sang, mais finalement l’entraînement sert enfin.
« N’utilise surtout pas ton don Liam, surtout ne l’utilise pas » que tu lui glisse tant bien que mal à travers votre course effrénée. Alors que tu t’enfuis avec lui, ton ouïe bien trop fine saisit le crissement d’une lame qui s’enfonce dans la chair molle et un corps qui s’écroule résonne au fond de toi comme un glas. Pas le temps de se retourner, il faut courir, il faut courir, il faut… Une masse énorme apparaît subitement et vous bloque le passage, vous oblige à reculer brusquement. Un homme à la peau parcheminée de ridules, aux poings refermées sur deux pistolets. Tu en cherches frénétiquement un dans ta propre poche, perds ta main dans le vide. Evidemment, qu’irais-tu faire avec ça au cinéma…
Tu sens alors les doigts de ton frère serrer les tiens, comme en avertissement. Non, tu lui avais dit de… trop tard. Le type tout étonné se contorsionne déjà sous ses muscles qui se tordent de douleur, s’écroule. Il ne s’y attendait pas, mais au moins vous laisse-t-il le champ libre, et vous décampez aussitôt. Course effrénée à travers les rues endormies, deux gamins attachés l’un à l’autre qui se démènent sans but visible. Vous finissez par atterrir derrière de gros arbustes, où vous vous terrez en attendant… quoi, au juste ? Que vos parents reviennent sains et saufs ? Qu’au contraire vous ne deviez fuir en voyant les mutants suivre votre trace, comme des
chasseurs ?
Tu serres Liam contre toi et étouffes ses sanglots. Il n’y comprend rien, forcément…
Le temps que l’attente s’arrête, tu as le bout du nez tout froid, et ton frère pleure silencieusement sur tes genoux. Seule la silhouette solitaire de ton père se découpe sous le réverbère…
Mai 2005
Un sentiment de déjà-vu. La bile qui te remonte dans la gorge. Elle te brûle, elle te bouffe de l’intérieur, arrache entre ses dents putrides ton cœur qui se détache de ta cage thoracique avec des craquements sinistres. T’as l’impression d’avoir déjà pleuré cent ans, alors que le drame n’a eu lieu que trois jours plus tôt. Trois levés de soleil passés dans une hébétude insondable, irréelle, où la brume environnante venait te piquer de l’intérieur à chaque bouffée d’air. Jusqu’à ce que le brouillard se lève enfin, dissipé en un instant par ce lourd coffret de bois. Alors, il n’y avait eu de place que pour ce pieu rougeoyant s’enfonçant de plus en plus dans ta poitrine. Si à l’enterrement de ta mère t’es restée de marbre, trop sonnée pour réagir à quoi que ce soit, chaque coup d’œil au cercueil derrière toi abat un violent coup de massue sur ton dos, te donne l’envie de te courber sous le chagrin. Le petit et énergique Liam, l’enfant dont le quartier admirait la vivacité, le gamin à la gueule d’ange. Liam, le môme qu’un connard de dégénéré a tué, encore. Liam, le mutant qui n’a même pas eu la chance de se défendre avec son don parce qu’il était trop jeune, pas assez expérimenté, trop candide pour le monde de ses parents. C’était ton petit frère, tu devais le protéger putain ! Il était né avec la même tare que toi, et t’as même pas su l’en défendre. Cette pensée te fait gerber, exhorte ce flot d’eaux impures à se déverser sur tes joues. Il ravage le maquillage que tu as appliqué quelques heures de cela, mais tu penses que tu t’en fous.
Ton père à ta gauche te jette un regard mauvais, ce même avertissement que quand tu étais petite, que même à travers les larmes tu arrives à décoder. Ne pas pleurer, rester maître de soi-même, comme lui. Droit comme un poteau et le visage impassible. Ne pas se laisser aller aux émotions, comme une vulgaire femmelette, incapable de se prémunir contre ses propres sentiments. Ne pas craquer.
Tu prends une profonde inspiration, et tu t’astreins au calme. Tu sèches ton visage, t’éclipses aux toilettes – une énième fois – avant qu’ils arrivent. Eux, les gens du quartier, une poignée d’oncles et de cousins, une tripotée de personnes s’affligeant sur votre malheur. Le pauvre homme, il perd en l’espace de deux mois femme et enfant. La pauvre gamine, elle n’a même pas eu le temps de s’habituer à l’absence de sa mère que son frère part aussi. Tu te demandes ce qu’ils vont dire, de ce frère. À ce môme, mort sous la main de cambrioleurs. Ils n’ont pas à savoir, après tout. Les dégénérés restent ce qu’ils sont : des parias, de la vermine dont personne ne veut connaître l’existence.
Octobre 2005
Tu te tiens devant l’évier, les doigts crispés sur le bord blanchâtre. Yeux arrimés à tes jointures rougies, tous les muscles bandés jusqu’à ce qu’ils se tordent, jusqu’à ce que la pression les détruise de l’intérieur. Tu n’oses pas relever la tête et croiser le métal liquide de tes prunelles fatiguées, observer le visage d’une fille que tu ne reconnais plus. Tu te redresses lentement, laisses un rideau touffu d’ambre se glisser entre toi et ton reflet. Le robinet s’ouvre aisément sous ta main, qui y laisse des traces sombres, un liquide poisseux qui emplit la pièce de son odeur âcre. Plusieurs minutes à frotter tes doigts vigoureusement, à vouloir faire partir ces horreurs, ne sont pas suffisantes. Une bouffée de rage te prend sans s’expliquer, tord ton ventre violemment, et tu coupes l’eau d’un geste brusque. Redresses vivement la tête, te heurtes à ces traits fatigués, ce regard dur mais horrifié par les dernières heures. Tu projettes ton poing droit sur ton propre nez, et un grand fracas se fait entendre ; une myriade de fragments de verre dégringole dans l’évier. La douleur remonte dans ton bras et t’arrache finalement ces larmes qui refusaient de couler.
Certains auraient pu voir cela comme un honneur. Le passage à l’âge adulte, l’éradication d’une menace sur la terre. La fierté de suivre les traces de ta famille. Mais toi, tout ce que à quoi tu penses, c’est ses yeux. Ses deux lacs de terreur liquide, ceux dont tu n’as pu te soustraire depuis le temps où elle t’a repérée jusqu’au moment où tu lui as tiré la balle pile entre ses sourcils. Du travail bien fait, comme ton père l’a souligné quand il s’est approché. Il n’a pas été aussi content lorsque tu as peiné à évacuer le cadavre, lorsque tu t’es presque entièrement recouverte de sang
comme une bleue. Il disait que tu devais faire plus vite que ça, ne pas te laisser distraire. Mais ces iris humides ne l’avaient pas englouti, cet homme n’avait jamais soupçonné que les lèvres de cette gosse auraient tremblé au lieu de laisser échapper un hurlement terrifié. Même si tu ne lui en aurais pas laissé le temps, tu es persuadée qu’elle n’aurait pas crié, ni même supplié. Dès l’instant où elle s’était retrouvée coincée entre trois murs, la brune a abdiqué. Comme ça, sans résister. Quand elle s’est éteinte, elle n’avait que neuf ans.
Neuf ans.
C’est ton père qui a choisi la cible, pas toi. C’était lui qui t’avait obligée à la traquer, à remarquer ses points faibles, sa routine, les jours où elle quittait l’appartement de sa mère pour se diriger à l’autre bout du quartier chez l’autre parent. Une fille intelligente, autonome, qui ne perdait jamais une occasion pour rappeler que c’était une
grande. Tout comme Liam. Liam.
Tu baisses les yeux et serres ton poing jusqu’à ce que des éclats s’enfoncent dans ta peau, jusqu’à ce que le sang ruisselle, jusqu’à ce que ton liquide vital s’écoule dans l’évier, jusqu’à ce que ta vision se brouille de douleur. Tu sais pourquoi ton père t’a choisi cette gamine.
Une vie pour une vie. Avril 2008
Le défilé d’immeubles imposants et sévères t’accompagne au fil de ta course. Un pas après l’autre, trop brefs pour que tu n’y prêtes attention. Y’a le battement de tambour intérieur qui s’emballe, y’a le souffle de vie qui t’échappe sournoisement. T’accélères. Encore, plus vite, de plus en plus loin. Il fait doux en ce mois de juin à Radcliff, pourtant cela n’empêche pas ton corps entier de servir de combustible à un feu invisible. Tu l’attises, parce que c’est l’unique chose qui t’empêche d’y penser, de penser aux dernières engueulades avec ton père. Les premières à vrai dire, puisqu’il t’a bien fallu dix-huit ans pour oser l’affronter. Ton niveau de glycémie doit être sacrément bas, parce que les éléments de décors sont fugaces et flous, comme lorsque tu fixais, petite, un point à travers la fenêtre de la voiture, et que tu n’arrivais jamais à saisir une image nette. Sauf que bien sûr le delta de vitesse est assez conséquent. Ça devrait t’inquiéter, et pourtant tu forces l’allure. Nouvelle flambée, dispersement des pensées au vent.
Après une demi-heure encore, tu t’arrêtes, t’en peux plus. Tu t’écrases contre le tronc d’un arbre plus que tu ne t’y échoues. Adossée contre la surface rugueuse, décidément en nage, tu te forces à faire fonctionner tes poumons d’une manière lente et profonde. L’air asperge ta langue, pique ta gorge à chaque inspiration, comme s’il n’attendait que ton arrêt pour fondre sur toi. Ta main farfouille dans ta veste de course, de laquelle tu extrais avec difficulté une barre de céréale. Tu te laisses glisser au sol, bascules la tête en arrière, fermes les yeux. Les souvenirs profitent déjà de cette pause nécessaire pour s’incruster à grands coups de cris vengeurs dans ta tête. Malgré toi, tu es déjà perdue dans les récents événements. L’anniversaire funeste de la mort de ta mère, l’arrivée d’un hunter ami de ton père, une discussion dont tu n’aurais jamais dû entendre les propos, volontairement cloîtrée dans ta chambre. Une discussion, pourtant, dont tu avais saisi les propos les plus importants, parce qu’un cri fugace et étouffé t’était parvenu. Ce bref écho se serait perdu dans des grondements indéchiffrables, si tu n’avais pas saisi un mot, un nom.
Liam. Une boule s’était formée dans ta gorge, instantanément, plus vite que tu ne l’aurais voulu. Malgré tout ce temps, son évocation continuait d’être douloureuse. Probablement parce que ton père ne voulait plus en entendre parler. Un tabou de plus entre vous deux. Cela faisait trois ans maintenant que tu n’utilisais plus ta mutation, cette gangrène qui te rongeait le corps, que tu continuais à cacher au prix d’efforts couteux. Tu es donc descendue à pas de loups, cédant à la curiosité. Tu avais l’air bien idiote, à te cacher ainsi de ton père à ton âge, comme un enfant immature transgressant les interdits. Cependant, tu ne pouvais pourtant pas t’en empêcher. Seul un pan de mur vous séparait, mais ces amis ne prenaient pas la peine de se rendre discrets. Voilà bien longtemps, qu’ils avaient compris que la gamine se désintéressait totalement de leurs affaires.
Les mots résonnaient dans l’autre pièce, s’éparpillaient à tes oreilles dans un échange sec et anxieux. Les railleries de ton père, la rudesse de l’autre. Cela s’est transformé en un amas informe de propos enchevêtrés qui bourdonnait dans ta tête. Il ne t’a pas fallu bien longtemps pour comprendre que ton paternel n’avait pas arrêté de te mentir durant ces trois dernières années. Ses expressions glaciales prenaient soudainement tout leur sens, dans une évidence si frappante qu’elle en devenait blessante. Comment avais-tu pu être aussi stupide, aussi aveugle? Ton petit monde se détruisait à une vitesse effarante, matraquée à coup de révélations honteuses.
Tu te souviens à peine d’être sortie par la porte bien en face de toi peu après, impulsivement, guidée par la seule sensation d’étouffement qui t’enserrait la poitrine. La marée tapageuse des révélations s’abattait sur toi, emplissait tes tympans des aveux glaciaux de ton père, narguait ton esprit à te mettre sous le nez les preuves que tu avais négligées. Tu te souviens avoir commencé à courir, à te perdre dans des rues toutes identiques, à t’être fait crever les poumons jusqu’à ce qu’ils n’en peuvent plus. Tu n’arrivais pas à assimiler les nouvelles. Liam, ton petit frère, non pas mort sous la main d’un mutant, mais celle de votre hunter de père. Comment avait-il pu, comment avait-il pu nom d’un chien ? Tu n’arrivais pas à comprendre, ça te surpassait totalement.
Trois mois plus tard, tu ne comprends toujours pas. Tu te forces à disperser la mélasse de souvenirs, à te recentrer sur le moment présent. Tu te redresses avec rage, en prenant appui sur ta jambe gauche dont les muscles cuisants se rappellent à ton bon souvenir. Cette incision de douleur domine un moment la vague de tes réminiscences et te rappelle furtivement pourquoi tu t’acharnes à avaler les kilomètres. C’était ça, le meurtre ou l’oubli – par n’importe quel moyen destructif. À choisir, tu prends la première option. Ton corps qui t’élance t’arrache une petite grimace, et tu t’élances au pas de course.
Décembre 2015
Tes pieds glissent sur les planches lisses avec l’assurance des femmes de ton métier, avec le silence que tu aiguise depuis ta prime enfance. Les lattes chatouillent ta plante de pied nue. Le couloir, à cette heure de la nuit, est désert. Meubles modernes astucieusement placés, murs blancs où jouent en ombre chinoise les arbres dépareillés du dehors. Les grandes baies vitrées, qui ont dû lui couter une fortune. Cette villa est un véritable chef d’œuvre de décoration, chaque recoin minutieusement étudié pour que l’œil l’admire, pour que les esprits s’y perdent. La sécurité y est également haute, prête à intercepter tout malfrat avide de ses trésors. Évidemment, les alarmes ne sont pas prévues pour arrêter la voleuse invitée dans le lit du maître. Il ronfle allègrement dans sa chambre à la porte entrouverte. Qu’il dorme, seulement, qu’il dorme…
Rapidement, tu atteins la pièce convoitée. Porte d’ébène aux rides fières, fermée à clef. Cela ne t’a jamais arrêtée, et le petit objet dérobé passe de ta main jusqu’à la serrure. Une fois à l’intérieur, même rengaine que d’habitude. Ouvrir la porte en grand, juste au cas-où, la clef prête à refermer l’antre. Bureau, tiroirs. Dossiers, ordinateur.
En moins d’une dizaine de minutes, tu trouves ce qui te conduit ici, dans cette habitation infiniment plus luxueuse que ce que tu pourrais te permettre en général. Ce qui t’a valu plusieurs semaines d’observation, un nombre incalculable de notes mentales. Ce qui a avalé ton dégoût lors du moment crucial, aussi, après que tu aies séduit ta cible. Ta revanche, ton but, se trouve dans ta main, une vingtaine de pages annotées d’une écriture brouillonne, pour lesquelles tu vas encore sacrifier des heures et des heures d’analyse. Des listes de nom, aussi, bien précieuses. Tu photographies tout ça, et bientôt le bureau retrouve l’aspect exact qu’il avait avant ton intrusion. Il ne te reste plus qu’à revenir discrètement sur tes pas, à retrouver la chambre et y pénétrer. La clef remise à sa place, le précieux téléphone sagement avalé par le sac à main. Les couvertures chaudes te recouvrent, alors que tu permets au maître des lieux d’à nouveau entendre pleinement. Par la même occasion, tes sens s’apaisent.
La réussite de ta mission a pourtant un goût rance, la satisfaction instillée dans ton cœur n’est plus aussi vivace qu’autrefois. Il t’a fallu du temps pour abandonner tes manières de hunter, et autant pour rentrer à nouveau dans la danse, de l’autre côté cette fois. Tu pensais que ça te permettrait de fuir cette culpabilité qui te bouffait vivante et te frappait de ses murmures fallacieux. Et tu y arrivais, dans un premier temps. Pourtant, même si les cadavres ont arrêté de fleurir sous tes pas, même si tu n’as plus à te récurer les ongles rougis pendant de fastidieuses minutes, les journées sont aussi longues qu’avant. Moins culpabilisantes, mais toujours lestées du poids des mensonges. Tu as échangé tes crimes pour d’autres, et au moins es-tu volontaire, cette fois.
Tu te retournes dans le lit, chasse tes pensées d’un grognement peu distingué. Demain, tu devras te plier à des heures interminables d’un shooting à des kilomètres de ça. Mieux faut être en forme, sinon le public verra son modèle s’écrouler devant eux. Le modèle. Le fil de fer, le mannequin qu’on habille et déshabille. On t’a présenté ça comme une occasion fabuleuse de vendre ton corps
sublime, de faire rêver les regards qui se tournent vers toi. Tu souris amèrement dans ton coussin. Pour tout dire, tu n’es le fantasme que de bien peu de personnes, perdue comme tu es dans la masse de filles plus ambitieuses les unes que les autres. Un corps qui passe entre leurs mains brièvement, hâtivement, avant d’être propulsée dans le monde où tout doit être parfait.
Mais tu t’en fiches, au fond. T’a tout ce qu’il fallait pour te vendre de la sorte – la gueule d’ange, la taille et le mental d’acier. C’était une des solutions les plus faciles, et c’était aussi
la voie que ton père n’avait jamais envisagée pour toi. La superficialité. Tout ce dont une gosse rêverait. Une gosse
normale, tu entends. C’est bien là l’unique aspect de leur vie que tu touches du doigt. Mais à vingt-six ans, ça n’a plus la même valeur…