STORIES ARE WHERE MEMORIES GO WHEN THEY'RE FORGOTTEN
Soothsayer can you save them?
Can you save them?
Can you see the streets in blood?
The remnants of your name?
On n’oublie jamais.On vit avec. On ignore, on recouvre, on cicatrise. Mais on n’oublie jamais.
Même les choses qui se passent alors que vous n’êtes pas encore né, si ce sont des choses assez fortes pour marquer. Un massacre par exemple. Une famille décimée jusqu’aux derniers des descendants. Tragique incident. Fait divers horrible.
Pas pour Charlie, parce qu’elle est la fille du seul couple survivant de la boucherie. On ne lui a jamais expliqué comment ils s’étaient sortis de là, pas plus qu’on ne lui a dit pourquoi, exactement, tous les Kessler avaient été massacrés. Elle ne connait même pas le nom du grand frère qu’elle a perdu ce jour là -elle l’a appelé Micah dans sa tête, il est blond cendré comme elle, beau, longiligne et à chaque fois qu’elle croise quelqu’un qui pourrait être lui, elle a un temps d’arrêt- parce que ses parents ont refusé d’en parler.
Il faut laisser les morts où ils sont. Ils sont en paix, maintenant, alors on n’en parle pas. Et personne ne devait savoir que certains membres de la famille avaient survécu, il était plus sûr de ne pas donner trop d’informations à une enfant.
Pas d’informations sur sa famille, à part le plus basique : trois oncles, une tante, des cousins et un nom de famille qu’elle devait garder secret. Par contre, on a pu l’élever à la haine. Depuis avant sa naissance, parce qu’elle est la gamine miraculeuse, la dernière branche vivante d’un arbre qu’on a voulu abattre, une forme d’espoir. Elle est née
malgré les transhumains. Elle est la preuve qu’on ne peut abattre si facilement une famille de hunters. Que la haine ne triomphe pas… Mais qu’elle n’engendre rien de beau non plus.
Elle n’a aucun souvenir d’une période où on lui aurait parlé en bien des
autres. Même pas à l’école, puisqu’elle était éduquée à la maison pour éviter de la mettre en danger. Les derniers des Kessler étaient, et sont toujours, des gens méfiants : ils n’utilisent pas leurs vrais noms, ils se méfient de tout, ils vivent loin de tout dans la banlieue d’une petite ville.
Même les chasseurs dont ils sont proches ne savent pas qui ils sont exactement. Tout le monde pense qu’ils s’appellent Allen, que leur fille se nomme Katherine, qu’ils viennent de Floride. Aucun moyen d’en savoir plus. Le monde entier fait avec ce mensonge, parce que les parents de Charlie sont très forts pour se cacher, qu’ils prennent des métiers qui leur permettent un minimum d'interaction avec le monde.
Ils ont transmis ça. Ca venait avec la colère sourde, permanente, avec les discours fleuves sur la menace transmutante, avec la rage biberonnée dès le début de son existence.
Alors il n’y a rien eu de très heureux dans son enfance, mais elle ne s’en est jamais rendu compte. Elle a vite compris qu’il ne faut parler à personne, se méfier de tout, qu’il faut prendre mille précautions à chaque fois qu’elle fait quelque chose. Pas de peluches, de robes de princesse. Des armes et des livres, parce qu'il lui fallait des compétences utiles. Elle ne sait pas jouer à la marelle ou aux billes mais démonter et remonter un Benelli M4, c'est tellement plus important…
C'est une enfance solitaire et dure. Elle doit savoir se défendre très tôt, les adultes autour d'elle sont tous des hunters oeuvrant avec ses parents. Elle assiste aux réunions sur les genoux de sa mère, petite fille incroyablement sérieuse aux cheveux blonds qui semble écouter attentivement chaque mot. On ne lui épargne rien : pas de jolies métaphores ou de cachotteries. Quand on parle de mettre des balles dans des têtes, on le fait en ces termes. Quand il s'agit de mettre le feu à des maisons pour couper toute fuite, de dissimuler des mines ou de faire sauter des écoles, on le dit aussi très simplement. Mais ce sont ceux qui ont tué tout le monde qui souffrent, alors c'est bien. Elle ne se pose pas de questions.
Et quand vient l'âge de la raison, elle est déjà trop dressée pour voir autre chose que ce qu'on lui a inculqué. C'est la môme de même pas dix ans qui aide à nettoyer de sales plaies, qui se bagarre avec les gros chiens de guerre des amis de ses parents, qui apprend à mettre des coups et à en recevoir.
Son père l'a bien éduquée, sa mère mieux encore : leur enfant sert presque de test pour les jeunes désabusés qui veulent rejoindre les chasseurs. On les met face à la gamine avec ses jolies tresses couleur de lin et on leur dit de la neutraliser. Il faut le faire sans hésitation et sans traîner, parce qu'elle sait parfaitement viser les points sensibles du corps humain pour faire mal. Et quand elle se fait mettre à terre c'est une leçon pour elle, rien de plus. On soigne sa lèvre fendue, ou son épaule démise ou son oeil au beurre noir. Et on recommence.
C'est normal.
Ils sont en guerre et elle est destinée à se battre.
Pas le temps d'être une enfant.
Pas étonnant qu'elle entame tôt son adolescence alors. A peine quatorze ans et elle fait déjà office d'opérateur, en restant à distance des chasses. Elle coordonne les hunters avec sa petite radio, résume les objectifs, gère les imprévus. Elle apprend à les détester, parce qu'ils sont stressants, qu'ils mettent des hommes en danger. Au début, elle essaie de les gérer. A force, elle apprend à les prévoir et à les anticiper.
Puis elle en a marre de rester derrière. Elle est entourée de chiens fous, de fanatiques, d'hommes et de femmes qui racontent leurs exploits à chaque retour de mission. Elle supplie son père, prouve qu'elle est plus que prête en roustant des hommes faits lors d'entrainements, et sur des pas de tir aussi. Alors il cède, il la prend avec lui pour ses seize ans très exactement.
Elle fait un mort chez les transmutants et ne montre pas le moindre remord lorsqu'elle lance un cocktail molotov sur la maison. Elle est prête. Son père est fier.
La suite ? Prévisible. Elle continue sur sa lancée sans poser de questions. Est traitée comme une adulte sans l'être, et sans filtre ce qui finit de l'endurcir. Elle n'est même pas majeure qu'elle est déjà totalement morte à l'intérieur : pas de doutes, pas de remords, que de la paranoïa en plus du fanatisme, le tout au nom d'une famille qu'elle n'a pas connue et qu'elle ne connaîtra jamais. Sans frère ou soeur, sans jeunes de son âge à fréquenter, elle prend tôt de mauvaises habitudes, des tics d'adulte qu'elle assimile. C'est l'alcool après une chasse, la décompression avec une cigarette empruntée ou un autre hunter, dans le dos de son père. Tout défouloir est bon à ses yeux tant qu'elle peut oublier la tension, la crainte permanente.
Personne ne réagit. Parce qu'elle sert la cause, quoi qu'il en soit, et que son éducation en a faite une combattante efficace.
D’elle même, elle commence à s’intéresser à l’informatique lorsqu’elle se rend compte que ses tâches d’opératrice seraient facilitées si elle pouvait scripter ses propres outils. Au début il s’agit simplement de modifier des interfaces, puis elle commence à travailler sur des systèmes plus complexes à mesure qu’elle prend ses aises, que la technologie progresse.
Elle participe à des fils de discussions de hunters dissimulés sur la toile. Ses parents ne voient pas l’idée d’un très bon oeil au début, mais les informations circulent plus vite comme ça et Charlie est toujours plus que prudente : elle ne laisse rien filtrer sur son identité ou sur la cellule de combattants dont elle fait partie. Mais elle se renseigne. Elle apprend. Elle lit, énormément, avant de se lancer dans quoi que ce soit pour qu’il n’y ai aucun imprévu.
Elle met du temps avant d’être un tant soit peu bonne dans ce qu’elle fait. Des années, en fait, d’apprentissage à moitié en autodidacte, à moitié avec l’aide d’inconnus sur internet. Mais elle finit par être bonne dans ce qu’elle fait. Assez bonne pour trouver des premiers boulots comme programmeuse. D’abord, ce n’est pas de l’IA. C’est de l’aide sur des projets inintéressants pour des universités, pour des petites entreprises. Puis de nouveau, petit à petit, elle se spécialise. Intelligences artificielles simples d’abord, de plus en plus complexes. Elle devient connue dans le milieu, mais refuse toutes les offres d’emploi : c’est freelance ou rien. Il faut bien qu’elle puisse continuer de servir la cause après tout.
Elle est à peine majeure quand elle déménage non loin de chez ses parents. Juste assez proche pour qu’ils puissent la garder à l’oeil, juste assez loin pour qu’elle puisse prendre un peu d’indépendance. Pas beaucoup, mais un peu.
De toute façon, la ville n’est pas bien grande et elle n’aime pas y circuler. Trop de raisons d’être angoissée, trop d’imprévus, elle préfère être à l’abri dans son appartement. Il n’y a que lorsqu’elle doit aller chez des clients ou qu’elle chasse que Charlie consent à mettre un pied dehors. Ca aussi, ça met du temps à s’améliorer : la première fois qu’elle a bu un café en terrasse, elle avait presque vingt-cinq ans et elle ne l’a fait que parce qu’un hunter proche de son père l’a mise au défi.
Il n’y a pas grand-chose de remarquable à raconter d’autre. Tout est facile à comprendre, dans son existence : elle cherche la sécurité de sa meute pour pallier à une vie dangereuse, parce qu’il n’y a qu’entourée de gens réellement de confiance qu’elle peut se détendre. Tant qu’elle reste à proximité de ses parents, elle est en sécurité. Elle fait preuve d’un dévouement aveugle qui la pousse à voyager en urgence si son père l’appelle parce qu’il a besoin de quelqu’un pour une action. Elle continue de s’entrainer, chaque jour, parce qu’ils sont en guerre. D’abattre froidement les
autres parce qu’ils le méritent.
Elle n’a pas vraiment de vie. Pas de fréquentations hors de sa famille et des hommes et femmes qui luttent aux côtés de ses parents.
Pas de porte de sortie.
La tête sous l’eau depuis tellement longtemps qu’elle ne se rend pas compte qu’elle n’a plus d’oxygène.
Alors qu’est ce qui la fait déménager à Radcliff ? Facile : un contact sur internet. Dans le dark web, les lieux de discussion pour les hunters sont nombreux. On partage des informations, toujours, des astuces, des histoires. On lui parle des Kessler, une fois. Elle sourit derrière son écran. C’est la première graine semée ; il y en a d’autres, mois après mois.
Jusqu’à ce qu’elle annonce à son père qu’elle part de la ville pour rencontrer les Callahan, pour voir comment eux font. Pour se rappeler au bon souvenir du patriarche à priori remarié. C’est la première fois qu’elle se dispute avec son géniteur, mais elle finit par avoir gain de cause : elle a le droit de partir tant qu’elle revient avant ses trente ans et qu’elle n’utilise pas son vrai nom de famille à la face du monde.
Bien sûr, c’est Charlie Kessler qui emménage au fond du Kansas. Avec un délicieux frisson de joie à l’idée de transgresser, pour la première fois, un interdit formulé par le chef de meute. La vérité c’est qu’elle a un objectif précis, elle ne s’amuse pas juste à révéler son existence dans le vent. Elle veut attirer à elle les Callahan qui pourraient avoir connu sa famille, autant que les transmutants qui pourraient vouloir sa jolie chevelure grise comme trophée. C’est une sorte de crise d’adolescence à retardement qu’elle fait.
Ca l’amuse énormément, pour l’instant. Elle cherche encore ses marques dans la ville et dans sa vie loin de sa famille, des hunters qu’elle connaît, mais elle est intelligente. Elle ne fait rien à la légère, et ses plans sont toujours bien ficelés.
Tout ira bien.