16 mai 2014, Radcliffe, Hôpital.

Le temps est tout relatif. Fixez la trotteuse d'une montre, et la première seconde vous paraîtra toujours plus longue que les suivantes. Tenez-vous occupé, parlez, et les minutes défileront sans mal. N'attendez pas. Pensez à autre chose qu'au claquement répété et tranchant des aiguilles.

L'accident a été brutal. La voiture, broyée. Traînée sur une cinquantaine de mètres. Il fallait que je passe au garage. Le voyant de l'airbag était allumé depuis des semaines. J'aurais du prendre le temps. J'aurais du ne pas faire le difficile pour un devis à cent soixante dollars.

La belle famille va et vient. Ma mère tremble à mes côtés. Je sens le banc en métal vibrer. Sa main passer dans mon dos en une caresse saccadée. Les miennes recouvrent mon visage. J'ai pleuré. Jusqu'à être asséché. Jusqu'à être vidé. Retourné. Pas une égratignure. Pas un bleu, pas une bosse. Je n'ai été détruit que par le fil de l'histoire coupé.

La carrosserie s'est pliée au contact de mon corps. On y retrouverait encore les plis de mes genoux imprimés. Je suis resté coincé. Une minute, une heure. Son visage blême écrasé face au mien. Ses yeux ouverts et terrifiés. Le temps s'y était arrêté. Plus de vie, plus de feu. Le sang imbibant le blanc de ses vêtements. Le ventre gonflé tordu sous le tableau de bord.

25 juin 2016, Radcliffe, Centre de dépistage.

Je me demande bien comment ils comptent s'y prendre. Je n'ai pas vu la couleur de mon propre sang depuis la pneumonie que j'ai attrapé étant petit.  L'aiguille ne passera pas. J'en suis certain. Mais je coopère. J'ai répondu à leurs questions débiles, je reste sage, bien rangé. Je ne sais pas ce que ces dossiers leur apporteront, mais je ne tiens pas à ce qu'ils viennent me chercher jusqu'à mon boulot pour avoir manqué à l'appel. Le garrot serré autour du bras, assis dans ce fauteuil trop froid, je distingue très nettement les veines se gonfler, se dessiner au creux de mon coude. La seringue. Le métal qui pique, presse, insiste, mais n'entre pas. L'infirmière qui réitère l'expérience, sans parvenir à me perforer. Juste à m'impatienter. Et je soupire.

"- Ça fait mal, vous savez ?" Je souffle, désagréable. Éreinté. "Laissez tomber. C'est un circuit fermé. Vous avez ce qu'il vous fallait, non ? Vous pouvez cocher votre petite case "monstre de foire"...
- C'est qu'il y a un protoc...
- Je m'en branle, de vos protocoles. Regardez. Regardez bien." Sous son cri de petite pucelle en détresse, je prends à cette cruche la seringue vide qu'elle tient en main et l'écrase brutalement sur la zone tant désirée, pointe vers la chair. Le métal étire la peau au maximum jusqu'à se tordre contre l'os. Grimaçant, je la lui rends, tous crocs sortis. "Pas de sang pour vous, ma jolie."

Et je suis parti.
La file d'attente était encore longue. Je me demandais, alors que je remontais cette queue, combien était comme moi. Combien le savait, combien l'assumait, combien le cachait. On resterait anonyme, n'est-ce pas ? Ouais, ça resterait secret. Les freaks dont un pays a trop honte. Un fossé qui se creuse un peu plus chaque jour entre les humains, et nous.

4 juillet 2016, Radcliffe, Tacos Paradise.

La journée de l'indépendance. Maria, la patronne de la boîte, profite de son jour de congé national pour garder ses enfants. Ce soir, je suis seul à gérer le restaurant. Et il n'y a pas foule. Au coin de la salle, près de la vitrine jaunie, la famille Chesterton. Tous réunis autour de plats pseudo-mexicains bon marché à défaut d'avoir eu les moyens de se payer une véritable sortie. C'est fascinant de voir à quel point l'obésité infantile touche particulièrement les plus pauvres. Ils parlent peu, mais ont cette chance d'être ensemble. Face à moi, de l'autre côté du comptoir, il y a Charles. Ce retraité de 75 ans, français si l'on croit à toutes ses histoires, qui n'a pas laissé tomber son habitude de venir manger à la même place, le même menu sept dollars cinquante, tous les lundi de la semaine. Parce que Maria lui fait causette, qu'il peut lui raconter en boucle toutes ses mésaventures du weekend. Les infirmiers à domicile qui volent dans ses placards, le pharmacien qui ne croit pas à tout ce qu'il peut lire sur internet, les scandales qui en suivent. Devant lui, je dépose son assiette fraîchement dressée, me tourne pour lui remplir sa tasse de café trop allongé. Y plonger trois sucres. Un nuage de lait. Sent-on encore vraiment le goût de la caféine sous tout ce mélange ? Je reviens vers lui, les mains appuyées sur le rebord en bois décrépi.

"Tu ne devrais pas être avec tes gosses ?" Dis-je sans un sourire, ces airs lassés collés au visage, les yeux scrutant avec précision les silhouettes dont l'ombre s'écrasent sur les battants de la porte. Sans jamais la passer. Cet endroit a une mauvaise réputation. C'est à peine si l'on évite la fermeture chaque mois qui passe.
"Ils ne m'ont pas invité. Tu sais, un vieil aigri comme moi, je pense qu'ils attendent juste que je crève dans mon coin, pour toucher leur héritage." Charles a cet accent qui découpe chaque syllabe dans une mélodie éreintante, presque aussi insupportable que la monotonie de ce pessimisme permanent.
"Ouais..." Je souffle, pensif, me redresse pour saisir le torchon noué à ma taille, le passer inutilement sur la surface laquée. On ferait mieux de tout démonter pour reconstruire plutôt que s'entêter à essuyer la crasse qui ne se détachera plus jamais de ce merdier. "Tu devrais les amener ici. Tu sais, Maria et moi, on leur ferait une bonne leçon de morale." Il pioche dans on plat et se met à rire. Grincer, ce serait le bon mot. Le vieux est amer. Ça se sent un peu plus chaque jour. Je me demande ce que ça fait, de se sentir à ce point abandonné. D'avoir donné la vie à des enfants pour ensuite être délaissé.

"Et toi, Leevy ? Ne me dis pas que tu as laissé ta pauvre mère toute seule ?"
Je soupire. "Il faut bien que je travaille. Sinon, qui sait dans quel restaurant miteux tu pourrais bien te retrouver ?" Je balance le morceau de tissu sale sur mon épaule, avant de continuer, "Et puis, je suis sûr qu'elle se sera trouvé une occupation entre Ryan, Barry et Kevin.
- Ils ne sont pas frères, ces trois là ?
- C'est l'idée. J'esquisse enfin un sourire. Dépité.
- Je devrais lui rendre visite, à l'occasion.
- Si tu promets de lui léguer ton compte en banque, elle devrait accepter. Tu deviendrais mon beau-père avant même de te rendre compte qu'elle t'a passé la bague au doigt.
- Ça me paraît un bon compromis." Il a ce sourire tordu, à moitié sincère, à moitié moqueur. C'est triste, n'est-ce pas ? D'avoir aussi peu de respect pour la femme qui m'a mis au monde. D'avoir conscience, jusqu'au fond des tripes, de sa vénalité, de la facilité avec laquelle elle laisse les hommes aller et venir. Voilà un an que nous ne partageons plus le même toit. Que j'ai pris ce studio en périphérie de la ville. Plutôt être seul qu'avoir à supporter la vue de cette déchéance accélérée.

"Ton père, qu'est-ce qu'il est devenu ?" Charles me ramène à la réalité, avec ses questions à la con. Je soupire et réponds, "Ça fait vingt-deux ans qu'il s'est barré. Tu sais, ils n'étaient même pas mariés. Il est resté quelques temps, il l'entretenait. Et puis, il est parti. Il a laissé sa place aux suivants. J'avais onze ans. Et je ne peux pas lui en vouloir. Il l'a supporté plus que les autres, mais il n'était pas un sur-homme."

Juste un type de passage. Il l'a baisée, engrossée. Je suis né. A cette époque, ma mère était belle. Elle faisait les rues de Manhattan, rêvait à un homme riche et puissant, un quotidien tout payé, à la facilité. Je dois la vie à la débauche d'une femme détruite par la sienne, par l'alcool, les médicaments. Cette existence bizarre. Cette capacité de dégénéré. Un croisement de gênes, un coup de malchance. Et je suis l'un d'eux. Un de ceux qui se tapissent dans l'ombre de la ville, avec leurs étrangetés. Rien de tatoué sur mon front, mais la flamme d'un regard que l'on reconnaît d'emblée. Nous avons chacun notre lot de traumas, de coups bas.

Le silence s'impose. Lourd et inconfortable. Étouffant.  Jusqu'à ce que la sonnette de la porte d'entrée ne s'agite. Un homme encapuchonné de noir qui approche, l'air ailleurs. Comme cette ribambelle de junkies des bas quartiers. Depuis quelques temps, je ne suis plus tranquille. Je les vois, ces ombres qui me suivent. Comme des prédateurs à l'affût du moindre moment de faiblesse. Les chasseurs traquant les mutants dans mon genre. J'en ai entendu parler. Comme tous les habitants de cette satanée ville. Je me fais discret. Personne n'a à le savoir. Personne n'a à me toucher. Le soit-disant vaccin, ouais, bien sûr que j'y ai pensé. Me débarrasser de cette peau de plomb pour n'être à nouveau qu'un sac de flotte éventrable comme les autres, ça m'a effleuré l'esprit plus d'une fois. Je ne leur fais pas confiance. Ils ne veulent pas soigner, non. Ils ne veulent pas aider. Juste tuer.

"Qu'est ce que je vous sers ?" l'étranger s'arrête à quelques pas encore de moi. Il ne regarde pas la carte. Et c'est comme ces instants dans les films où l'on vous balance la musique à suspense. Vous savez qu'il va arriver quelque chose de surprenant, d'angoissant, et vous redoutez que le réalisateur ne joue avec votre attention pour vous détourner du véritable problème.

"Je... J'vais vous prendre un café. Bien serré." Il bafouille, plonge une main dans sa poche. Et mon coeur s'active à pomper le stress, l'anxiété. Soyons réalistes : une balle ne ferait que ricocher sur ma peau. Je n'ai rien à craindre. Pourtant, bordel, l’appréhension est bien réelle. J'ai peur d'être fiché. Repéré. Viré. Traqué. Sa main revient ; ça n'est pas une arme. Simplement de la petite monnaie.

Un putain de clochard. Alors, je soupire, tapote sur la caisse enregistreuse. Au fond du restaurant, les chaises grincent contre le sol. Un verre roule et éclate par terre. La petite famille se lève, le regard horrifié porté sur la rue. "Oh... On dirait qu'il y a du grabuge, là dehors." Le vieux Charles se relève de son tabouret, tandis que mes doigts restent flottants, immobiles au dessus du clavier mécanique. "Ecoute, je vais devoir y aller. Je te paierai la semaine prochaine, ne t'en fais pas." Sa voix tremble. Je ne trouve rien à dire. Juste à observer ce regard. Les pupilles reptiliennes qui se dessinent au centre des iris jaunes, vives. Je n'ai rien à craindre, non. Je ne suis pas encore la cible.


8 août 2016, Radcliffe, Tacos Paradise.


D'un coup de chiffon, la dette impayée est effacée de l'ardoise.