radcliff, kentucky (2015) ≈ avi, vingt-six ans On n’prenait jamais vraiment très au sérieux, le type qui à vingt-huit ans se trouvait encore être en train de faire des études. Un véritable paradoxe en soit, venant d’une société qui demandait toujours plus de savoir, toujours plus d’expertise et d’expérience : heureusement pour lui, Avi avait toujours eu des parents qui l’avaient supporté. Radcliff n’avait pas l’allure d’une ville dans laquelle on pouvait s’émanciper et étendre ses connaissances, et pourtant le jeune homme n’avait jamais eu l’ambition de la quitter pour la laisser derrière lui, et tracer un chemin orgueilleux vers les sommets. Oh, il s’contentait très bien de ce qu’il avait, et c’n’était pas grand-chose qu’il demandait là. Depuis combien de temps était-il silencieux, à vrai dire ? De trop longues minutes, ça devait être un record pour quelqu’un comme lui- mais fallait quand même avouer que son CV était plutôt long et bien fourni, alors y’avait nécessairement de quoi se plonger dans une lecture soigneuse de celui-ci. C’était un compliment en soit, n’est-ce pas ? Le visage de son interlocuteur était pourtant insondable, et plus il le scrutait, plus le jeune homme avait l’impression d’y lire des sentiments contradictoires qui n’disaient rien qui valait. Pourtant, y’avait du progrès au fil des semaines : ç’avait commencé par le Ashcroft, se faisant envoyer balader par un professeur patibulaire qui lui claquait la porte au nez. Maintenant, il était au moins en train de lui consacrer quelques minutes de son temps- quel privilège. Alors c’était lui, le fameux Andreas Kovalainen que ses parents connaissaient depuis longtemps ? Difficile de voir ce qui pouvait avoir alimenté leur relation pendant tout un temps : mais comme s’il avait l’impression que son vis-à-vis pourrait lire ses pensées rien qu’en inspectant son visage, Avi se força à ne pas penser plus loin : y’aurait forcément à un moment, s’il continuait à réfléchir, où il ouvrirait la bouche sans pouvoir se maîtriser, et où il lâcherait la phrase de trop. Pas maintenant, pas maintenant se répétait-il inlassablement, s’forçant à une patience qu’il n’avait jamais particulièrement eue – sauf lorsqu’il était concentré sur quelque chose : là, il était concentré au point d’en oublier le monde, et d’être si facilement jugé comme bordélique. L’important, c’était qu’il était volontaire, non ? M’enfin, c’était comme ça qu’il avait bien l’intention de continuer de fonctionner : c’était bien pour ça qu’il était encore sur les bancs de l’école à son âge, et qu’il plongeait toujours plus profondément et plus avidement dans ses recherches. C’qu’il voulait, c’était concrétiser tous ses efforts encore plus loin – pour Blake, pour tous les autres. Alors quand Andreas Kovalainen ouvrit la bouche, faisant claquer sa langue contre son palais comme si pendant une toute petite seconde il s’était mis à chercher quoi dire, Avi sentit son cœur tomber brusquement dans son poitrail jusqu’à ses pieds. « Je vais voir ce que je peux faire. » c’est tout ce que le professeur dit, et pourtant cette simple réplique suffit à étendre un sourire en travers du visage de l’étudiant : « Okay. » qu’il répondit, comme s’ils avaient déjà franchi toutes les barrières de l’habituelle politesse professeur/étudiant, haussant les sourcils alors que son rictus était devenu incontrôlable, comme ses espoirs et ses volontés. Au pire, il reviendrait d’ici quelques jours s’il n’avait pas de nouvelles.


Et encore une fois, il tomba sur la messagerie. Il avait patienté, espérant à chacun des bips, simplement parce qu’il n’pouvait pas arrêter d’y croire, comme ça en un claquement de doigts. Mais Blake n’avait pas décroché, et elle n’avait visiblement pas l’intention de le rappeler pour le tenir au courant de quand ils pourraient se voir, comme il le lui avait demandé dans le message qu’il venait de lui laisser. Tout ce qu’il pouvait faire, Avi, c’était contempler le vide et admirer l’aisance avec laquelle sa relation de toujours avec sa sœur se désagrégeait juste sous son nez. Et que pouvait-il faire contre ça ? C’n’était pas comme s’il pouvait proposer la moindre solution miracle pour apaiser les maux de sa sœur : ce n’était pas faute d’essayer, hein, mais ce fichu vaccin avait tellement de substances bizarres, compliquées, dangereuses et inconnues, que de ce point de vue-là, il ramait surtout en pleine semoule. Pour le reste… comment pouvait-il savoir où était Lydia ? Là, le jeune homme savait bien qu’il n’avait aucune fibre héroïque à même de lui permettre d’aider son ainée en quoique ce soit : au contraire, Blake faisait partie de la police – avait fait partie de la police, et elle avait bien plus de chance d’être efficace que lui. A moins que sa nièce ne se trouve derrière quelques tubes à essai, tiens. Mais Avi n’était pas du genre à abandonner, à trouver une quelconque distraction pour ne pas se concentrer sur la peine qui creusait de plus en plus son chemin dans ses entrailles alors que les jours passaient maintenant, sans que le jeune homme n’ait la moindre nouvelle de sa sœur. Ça, pour être inhabituel, c’était inhabituel – et il détestait ça : qu’est-ce qu’il pouvait bien arriver dans la vie de la jeune femme ? Qu’est-ce qu’elle faisait de ses journées ? A quoi pensait-elle, ou même avec qui mangeait-elle parfois, le midi, quand il avait eu l’habitude de prendre la place vacante ? Il savait déjà que son téléphone demeurerait silencieux pour le reste de la soirée, et que même demain, voire même après-demain, il n’aurait pas de nouvelle de sa sœur : est-c’qu’il était censé lui en vouloir ? Quand il fouillait en lui-même à la recherche d’une réponse, tout ce qu’il trouvait, c’était de l’inquiétude, une peur de la perdre qui remontait à si loin que ça lui tordait les entrailles aussi douloureusement qu’insidieusement. Ils étaient du même sang, ils avaient les mêmes parents, et tous les deux ils avaient enduré des chemins bien similaires : alors pourquoi devaient-ils se perdre comme ça, si facilement, après des années et des années à avoir traversé bien des choses que personne d’autre n’pourrait comprendre dans cette fichue ville ? Fichue ville, oui. Il avait laissé tourner en bande son une vidéo de Lancaster, attachée à un article qu’il avait trouvé sur internet, par rapport à toutes ces affaires qui se passaient à Radcliff ces derniers temps : mais maintenant, il en avait assez entendu, de la part de ce parasite qui n’faisait que noircir plus encore, une atmosphère déjà trop sombre. Alors en se penchant, il ferma brusquement l’ordinateur qu’il avait eu devant lui depuis les dernières minutes qu’il était rentré, et qu’il savait qu’il devait se pencher sur quelques travaux pour l’université. Mais ce soir, il n’avait clairement pas la tête à ça. Il n’savait même pas à quoi il avait la tête, à vrai dire ; quand Blake lui manquait, c’était comme s’il perdait la boule peu à peu, parce qu’il n’savait jamais à quoi s’attendre.

radcliff, kentucky (2015) ≈ avi, vingt-sept ans Reyna, elle était comme Blake. Sauf qu’elle, elle le laissait aider, plutôt que de le balancer en pâture à l’oubli. Et peut-être qu’elle avait tort. Une conclusion à laquelle il arriva, dans un soupir plein de désarroi, alors que sa frustration se manifestait à nouveau avec force. Depuis combien de temps, au juste, était-il penché sur toutes ces histoires ? Pour ce soir, ça semblait faire des heures, mais techniquement, ça faisait des mois déjà : des mois que ce fichu vaccin était un véritable casse-tête qui n’avait aucune solution- franchement, scientifiquement parlant, comment avaient-ils réussi à obtenir une telle substance ? A un esprit comme le sien, ça semblait aussi paradoxal qu’inexplicable : sans prétention, Avi pouvait sans aucun doute garantir qu’il connaissait mieux cette chose que son créateur lui-même, tant il l’avait analysé. Il l’avait analysé comme seule substance, obtenue par le biais de certaines personnes chez Uprising qui avaient réussi à s’en procurer rien que pour l’aider. Il l’avait analysé dans le sang de sa propre sœur. Il l’avait analysé dans le sang de Reyna, et d’autres gens encore. Et combien de fois l’avait-il décomposé, substance par substance, toujours persuadé qu’il manquait un petit quelque chose à ses explorations pour lui permettre de comprendre. Parce que comprendre le problème, c’était s’engager vers une quelconque résolution : quelque chose dont il était encore loin à l’heure actuelle. Une énième mauvaise nouvelle qui trainait dans un coin de sa tête, alors qu’il découvrait dans un grognement qu’il n’avait même plus de café. Ouais, avec une situation comme celle-ci, il n’était pas franchement surprenant que certains soient désespérés au point d’imaginer qu’il n’y avait rien d’autre à faire que faire exploser un entrepôt rempli de ces vaccins histoire qu’ils ne soient jamais sur le marché. Parce que maintenant qu’ils étaient à l’air libre… ugh, c’était compliqué, sans conteste. Comment pouvaient-ils en créer en boucle, comme s’ils connaissaient la composition exacte, précise et mesurée de cette chose ? Bien souvent, quand il imaginait ces soi-disant scientifiques composer ce fameux vaccin, il imaginait trois fous avec un diplôme sorti d’une pochette surprise, qui foutaient tout ce qui leur tombait sous la main dans une fiole, avant de l’injecter dans les veines du premier transmutant qu’ils trouvaient pour voir le résultat. L’idée était répugnante, concrètement. Et si une telle chose devait arriver à sa sœur ? Bah, c’était ça le problème – d’une certaine manière c’était déjà arrivé à Blake. Et à Reyna. Et lui il essayait, bien gentiment, sans pour autant avoir beaucoup de résultat : pourtant, Avi Ashcroft n’était pas un habitué de l’échec, de la frustration de se sentir tomber dans une impasse à laquelle il ne trouvait pas d’issue. Il trouvait toujours quelque chose, une magouille, une solution salvatrice. Sauf cette fois-ci. Alors qu’il n’y avait rien au monde qu’il désirait plus que d’aider sa sœur. Ou Reyna. Mais qu’est-ce que ça voulait dire, quand des cerveaux comme le sien – ou même celui d’Andreas – n’arrivaient à rien de probant face à une situation comme celle-ci ?