Décidément, c’était une foutue mauvaise journée.
Assise sur son tabouret de bar, son troisième verre déjà presque ville devant elle, Rayen était accoudée au comptoir et avant appuyé son front contre ses mains. De loin, on aurait dit une jeune femme désespérée, et les plus prompts à croire aux clichés auraient volontiers parié qu’il s’agissait d’une peine d’amour, mais il suffisait de croiser son regard incroyablement mauvais pour voir qu’il n’y avait aucune trace de tristesse en elle ; il n’y avait qu’une colère sourde, grondante, qui menaçait de s’agiter comme les vagues d’une mer déchaînée, et il ne ferait vraiment pas bon être pris dans la tempête. La chasseuse était d’une humeur absolument massacrante, et malheureusement pour elle, elle ne pouvait plus l’être qu’au figuré. Tout ça, c’était la faute de cette foutue garce qui avait réussi, par elle ne savait quel miracle, à mettre Thaddeus à la porte de son si joli bureau de maire. Il était beau, le chef des chasseurs du comté, à ne pas pouvoir maintenir son pouvoir face à une blondinette qui devait avoir la moitié de son âge et pas le dixième de l’expérience qu’il avait en matière de leadership. Lancaster s’était fait doubler, et en beauté qui plus est, par une gamine qui mettait un point d’honneur à défaire tout ce qu’il avait mis en place pour faciliter la cause hunter. La Gunpowder Squad n’était plus – enfin, officiellement du moins, elle avait été démantelée et une partie de ses membres avait été jeté en prison. Officieusement, les choses étaient bien différentes : les plus vindicatifs des nettoyeurs de l’ancien maire ne s’avoueraient pas vaincus aussi facilement et continuaient à agir dans l’ombre. Certes, il n’avaient clairement pas la même mobilité qu’autrefois, mais ça ne les empêchait pas de pourchasser inlassablement les dégénérés qui avaient oublié un peu trop vite qu’ils n’étaient pas désirés et qu’ils n’étaient pas à l’abri des diables qui viendraient les ramener en Enfer, de là où ils n’auraient jamais dû s’enfuir.
Pourtant, il fallait bien avouer que depuis les attentats à la mairie, la situation était loin d’être glorieuse pour les hunters. A dire vrai, ils se retrouvaient confrontés à des difficultés colossales pour la première fois depuis très longtemps, et quelque chose lui disait que ça n’irait certainement pas en s’arrangeant. Pas tant que Saddler serait aux commandes de cette satanée ville. De toutes les personnes du monde, il avait fallu que ce soit l’ex compagne de Cesare qui vienne leur mettre des bâtons dans les roues. Enfin, compagne : c’était sans doute un bien grand mot pour décrire ce qu’il s’était passé entre eux. Mais apparemment, sa haine farouche envers les DeMaggio n’avait pas diminué d’un pouce – la faute, sans doute, à Rafael qui prenait un malin plaisir à faire de sa vie un malheur sans fin. Tout ceci avait néanmoins conduit au second problème majeur de la huntress : son éviction pure et simple de son poste. Apparemment, être policière et s’appeler DeMaggio n’était pas éthiquement compatible, alors on l’avait remerciée sans autre forme de procès et on avait, en plus de ça, décidé de lui coller une enquête sur le dos. Si jamais ils parvenaient à remonter jusqu’à elle en étudiant certaines disparitions de mutants déclarés, elle risquait beaucoup plus qu’un licenciement et une petite tape sur les doigts. Et elle n’avait pas envie de se retrouver dans le couloir de la mort à vingt-six ans tout juste tout ça parce qu’elle avait simplement accompli son devoir envers la race humaine. Toute cette situation la mettait dans une rage folle, et puisqu’il était hors de question qu’elle parte en chasse tant que quelqu’un garderait un œil sur elle en permanence, elle s’était tournée vers une activité qui, avec de la chance, la détendrait tout autant : boire.

Rayen se massait les tempes, tentant de calmer un peu l’ire qui grondait en elle. Elle ne savait pas si l’alcool lui donnait plus de contrôle sur ses sentiments ou si, au contraire, il la poussait à laisser sortir la bête une bonne fois pour toutes. Tout ce dont elle était sûre, c’était qu’elle ne s’arrêterait certainement pas là, et si elle ne comptait pas aller jusqu’au trou noir non plus, elle espérait s’assommer suffisamment pour oublier un peu cette semaine minable qui venait de s’écouler.
Elle entendit vaguement quelqu’un s’asseoir à côté d’elle et il lui sembla entendre quelque chose qui ressemblait à un « dure journée ? » auquel elle répondit dans un grommellement.

- Vous avez pas idée …

Se décidant enfin à se redresser, elle croisa les bras sur le bar et tourna la tête vers l’inconnu qui venait de lui adresser la parole. Il avait l’air au moins aussi en forme qu’elle, et elle était prête à parier que ce n’était pas la première boisson de la soirée qu’il consommait. Parfait : ils pourraient être deux à râler dans ce cas. La jeune femme avait besoin de déverser son fiel d’une manière ou d’une autre, et si elle pouvait jouer les vipères avec quelqu’un d’autre, elle ne se ferait pas prier. Il n’y avait plus qu’à espérer que le grand blond aurait un minimum de conversation intéressante ; si ça n’était pas le cas, eh bien elle l’enverrait paître sans se gêner. Après tout, ça ne lui faisait ni chaud ni froid d’avoir l’air désagréable – elle n’était plus à ça près de toute façon.

- Vous avez l’air de passer un bon moment aussi.

Rayen & Clyde

acidbrain

Rayen n’était pas du genre à se laisser abattre. C’était plutôt le genre de femme à se battre bec et ongles contre le monde entier, à se débattre avec toute la force du désespoir et une rage inextinguible jusqu’à ce que la situation revienne en sa faveur, jusqu’à ce qu’elle trouve un moyen de s’en sortir, une pirouette, un mot, une arme pour reprendre le dessus et redevenir la combattante qu’elle avait toujours été. Il était hors de question qu’elle se laisse à nouveau balloter par les aléas de la vie comme lorsqu’elle était petite fille, hors de question qu’elle dépende de qui que ce soit qui ne le lui aurait pas rendu. Si elle devait se dresser contre le monde entier pour parvenir à ses fins, pour atteindre la reconnaissance qu’elle estimait mériter et rendre fier l’illustre famille à laquelle elle appartenait, si elle pouvait servir l’humanité en éliminant les tares vivantes qui s’y promenaient allégrement, alors elle serait comblée. La chasse, voilà une chose qui lui plaisait réellement ; quand elle chassait, elle se lançait à corps perdu dans ses traques, ne laissant aucune de ses proies lui échapper. Implacable, impitoyable et intraitable, elle pouvait voyager sur des centaines de kilomètres pour suivre à la trace un mutant qui se serait cru plus malin qu’elle. Sauf qu’on faisait toujours des erreurs, et qu’il suffisait d’attendre le bon moment, que l’attention se relâche et qu’un faux sentiment de sécurité s’installe pour soudainement laisser échapper une minuscule information. Alors, tout ce que la DeMaggio avait à faire, c’était remonter jusqu’à la source et achever le travail. Tous les mutants qui étaient entrés dans son collimateur en étaient ressortis les pieds devants, leurs cadavres maquillés en suicidés ou bien simplement détruits par le feu. Sans preuve, aucun moyen de l’accuser de quoi que ce soit. Et puisqu’elle ne pouvait pas systématiquement tuer les criminels qu’elle pourchassait en plein jour, il fallait bien qu’elle décharge sa rage ailleurs. Les mutants faisaient un excellent défouloir et un bon moyen de ne pas perdre la main.
Enfin, du moins, ils étaient un bon moyen de canaliser la violence qui avait fini par grandir en elle au fil des ans. Maintenant qu’elle avait été mise à pied, elle ne pouvait plus rien faire d’autre que d’attendre que les jours passent et que quelqu’un se décide enfin à porter un jugement sur son cas. Tout ça à cause de cette poufiasse de Saddler qui avait décidé de faire payer aux chasseurs tout ce qu’ils avaient fait subir à sa race de monstres. Qu’elle profite donc de son petit pouvoir nouvellement acquis : la gloire ne la protégerait pas éternellement et, tôt ou tard, elle paierait pour cet affront. Elle paierait, mais pas avant d’avoir vu le monde brûler sous ses yeux, jusqu’à ce qu’elle comprenne que si elle était restée à sa place, tout ça ne serait jamais arrivé. Elle aurait donné cher pour serrer ses mains autour du coup gracile de la jeune femme, mais malheureusement, elle ne pouvait que subir en ruminant sa haine. Persifler ne lui aurait pas fait de mal. Peut-être que l’homme qui s’était assis à ses côtés l’aiderait à changer un peu de disque, ou bien serait plus enclin à l’écouter que ses fréquentations habituelles – son oncle se serait sûrement lassé de l’entendre geindre, quant à son cousin, ce n’était même pas la peine d’en parler. Et puis, l’inconnu avait l’air au moins d’aussi bonne humeur qu’elle, alors d’une frustrée à un autre, peut-être qu’ils arriveraient à s’entendre.

- Ça se voit tant que ça ? Laissez-moi deviner, c’est votre anniversaire et toute vos copines ont oublié, et en plus papa ne vous a pas acheter le modèle de Rolex que vous souhaitiez ?

Un ricanement s’échappa d’entre les lèvres de la jeune femme. Si seulement elle pouvait vivre des choses aussi triviales. Elle devrait essayer un de ces jours, ça lui ferait sûrement des vacances. Profiter de l’argent qu’elle avait sur son compte en banque, du confort que pouvait lui apporter son nom de famille et vivre une vie de jeune fille riche qui n’avait pas de problème plus grave que d’engrosser un peu plus sa garde-robe, voilà une vie qui lui était parfaitement inconnue. Quant à son père … eh bien, disons simplement qu’elle n’en serait certainement pas là où elle en était aujourd’hui si elle avait eu la chance de le connaître.

- C’est ça, elles sont toutes parties faire la fête en m’oubliant en arrière. Et papa n’a visiblement pas vu passer le facteur au Paradis. Pas pratique pour envoyer des cadeaux.

Elle avala son verre et le but cul-sec, sentant avec plaisir la boisson glacée coulée le long de sa gorge et l’alcool lui échauffer doucement les joues. Une cuite, voilà qui allait lui faire du bien. Elle fit signe au barman et commanda la même chose avant de se tourner vers le grand blond sur le tabouret d’à côté.

- Et vous ? Votre femme vous trompe avec votre meilleur ami donc vous venez ici pour oublier, c’est ça ?

Quitte à faire dans les clichés, autant y aller à fond. Et puis si elle pouvait toucher à un sujet délicat comme il l’avait inconsciemment fait avec elle, elle ne s’en priverait pas.

Rayen & Clyde

acidbrain