Nyreen & Altaïr
   

Lorsqu’il sentit la chaleur dans son dos s’éloigner de lui, Altaïr remua légèrement dans son sommeil et resserra la couverture autour de ses épaules en soupirant. Il commençait doucement à se réveiller, le son d’une douche parvenant à ses oreilles malgré les portes qui le séparait de la salle de bain. Il avait l’ouïe fine, le Downer. Il fallait bien après tout, lorsqu’on pourchassait des monstres capables de se faufiler sous les portes sans encombre. Il lui arrivait parfois de dormir comme une souche, lorsque ses journées de travail ou ses chasses avaient été épuisantes, mais plus souvent il ne dormait que d’un œil, prêt à bondir au moindre bruit suspect. En temps normal, il gardait la main sous son oreiller, serrée sur la crosse d’une arme qu’il avait appris à dégainer avant d’être parfaitement réveillé, fruit d’un entraînement qui lui avait conféré des réflexes de serpent. Mais ce matin, il n’était pas chez lui. Il était chez Nyreen, son ancienne compagne de voyage qu’il avait fréquentée un long moment durant ses errances à droite et à gauche. Le monde était décidément très petit pour qu’il retrouve dans cette satanée ville autant de gens qu’il avait rencontrés au long de sa vie, ou bien qu’il avait perdu de vue comme sa sœur.
Le chasseur resta couché encore une bonne vingtaine de minutes, laissant Nyreen sortir et s’éclipser dans la cuisine, avant de finalement se résoudre à se lever. Il s’étira longuement, remettant ses longs cheveux en place et se glissa hors des draps, attrapa ses affaires et fila dans la salle de bain à son tour. Il ouvrit l’eau de la douche et soupira d’aise en sentant ses muscles se détendre. Il se lava soigneusement, prenant son temps. Il avait beau être un mécanicien toujours fourré dans le cambouis et un chasseur habitué à se retrouver couvert de sang et autres substances plus ou moins collantes, il n’en était pas moins un adepte de la douche et faisait attention à son hygiène. Il n’aurait plus manqué qu’il tombe malade ou qu’une plaie s’infecte parce qu’il n’avait pas jugé utile de se décrasser un peu. Il était loin d’être un maniaque de la propreté, certes, mais il était suffisamment concerné par le sujet pour faire un minimum d’efforts, surtout après une nuit comme celle qu’ils avaient passée avec Nyreen.
Une fois propre, il coupa l’eau et se sécha rapidement avant de sauter dans ses vêtements, restant pieds nus pour le moment. De toute façon, à moins que la propriétaire des lieux ne le mette dehors, il ne partirait certainement pas tout de suite. En passant dans le salon, il fut accueilli par des odeurs de cuisine qui lui donnèrent l’eau à la bouche … et par une petite voix enfantine qu’il ne connaissait absolument pas. Perplexe, le hunter aux yeux bleus se dirigea vers la cuisine et se figea en voyant la fillette tranquillement assise à table en train de manger un énorme bol de céréales. Son regard fila de la gamine à Nyreen, notant rapidement les points communs – la peau métissée, les cheveux sombres, les yeux sombres comme un ciel d’orage … Elle ne devait pas être bien vieille, six ans, peut-être plus, peut-être moins. Quand elle le pointa du doigt, il haussa un sourcil et dévisagea Nyreen qui répondit à la fillette. Un ami, tout à fait … décidément, se censurer face à une enfant était une chose dont il n’avait pas l’habitude. Cela dit, il était assez persuadé que la jeune femme lui enverrait sa poêle à frire en travers de la tête s’il conservait son langage habituel, et comme il n’avait pas envie d’ajouter un mal de crâne au doute pernicieux qui commençait à poindre en lui, il se passerait de commentaire et ferait un peu attention. Il regarda Nyreen et hocha la tête.

- Ouais, je veux bien.

Il tira une des chaises et s’y assit, continuant à fixer la petite, ses longs doigts fins s’agitant légèrement. Il avait le chic pour toujours avoir quelque chose à tripoter lorsqu’il commençait à être stressé, que ce soit un outil, une arme ou une bête pièce qu’il aurait trouvée au fond de sa poche, mais là, il ne pouvait rien faire d’autre que de fixer cette inconnue haute comme trois pommes en se demandant ce qu’elle faisait là. Et elle ressemblait beaucoup trop à Nyreen pour que ça le rassure.

- Comment tu t’appelles ?

Quitte à devoir se poser des questions, autant qu’il puisse mettre un nom sur l’adorable visage de son trouble. Il la détailla alors qu’elle décortiquait sa crêpe avec application, puis tourna une nouvelle fois la tête vers la grande métisse avec laquelle il venait de passer la nuit.

- Tu m’avais jamais dit que j’allais trouver une fillette dans ta cuisine.

La phrase aurait presque pu passer pour la plaisanterie qu’il voulait qu’elle soit si seulement il n’y avait pas cette tension au fond de sa voix qui la rendait légèrement plus grave que d’ordinaire, donnant l’impression qu’elle jaillissait du fond de ses entrailles plutôt que de sa gorge.
Beaucoup d’interrogations se bousculaient dans la tête du chasseur et il voulait des réponses – et vite.

Nyreen & Altaïr
   

Lorsqu’Altaïr était parti de chez lui, il n’avait eu absolument aucune idée de quoi faire et où aller. Il savait simplement qu’il ne voulait pas rester là, terré dans cette ville où il avait été abandonné puis adopté, se sentant de trop dans la famille Downer malgré le fait qu’il n’ait jamais connu qu’eux. Il ne s’était pas fâché avec ses parents ni avec ses frères et sa sœur, et il n’était certainement pas en froid avec la branche de sa famille qui l’avait initié à la chasse, mais il avait eu besoin de s’en aller, comme mu par un besoin presque vital de trouver sa place ailleurs. Son baluchon sur le dos et les clés de sa première moto en main, il avait erré çà et là, vivant de ses chasses et surtout de la mécanique qu’il avait appris durant quelques années et dans laquelle il cherchait toujours à se perfectionner, fasciné par les moteurs et les branchements de ces machines qui l’avaient profondément séduit. Il trouvait sans vraiment vouloir se l’avouer une sorte de sérénité à travailler sur de tels engins, comme si remonter les pièces d’un objet défectueux pouvait l’aider à mettre de l’ordre dans ses pensées à lui. Il aimait son travail autant qu’il aimait voyager et, même s’il n’était pas le plus sociable des hommes, il savait aussi aller au contact des autres et entretenir une conversation, voire des relations plus ou moins solides – il n’y avait qu’à voir l’amitié solide qui le liait à Jai, et qui avait réussi à perdurer malgré la véritable nature de la désormais ex-mutante. Eut-il été plus radical que le chasseur n’aurait pas réfléchit davantage et l’aurait exécutée sans broncher, mais fort heureusement, il n’avait pas pour les transmutants la haine farouche que pouvaient leur porter certains de leurs détracteurs ; et puisque Jai lui avait demandé de la vacciner, il n’allait certainement pas lui refuser ce service et risquer perdre sa meilleure amie. Certes, leur lien en devenait un peu étrange, mais la jeune femme lui était chère, tout comme d’autres qu’il avait pu nouer durant ses errances. Parmi eux se trouvait celui qu’il partageait avec Nyreen. Tout ça n’avait commencé que comme une aventure d’un soir, puis comme une liaison un peu plus régulière, et finalement ils avaient appris à se connaître l’un l’autre. Peut-être faisait-il un peu de favoritisme avec elle, mais tant pis. Il avait apprécié sa présence à l’époque et, maintenant qu’ils s’étaient retrouvés dans ce trou qu’était Radcliff, il l’appréciait toujours autant. Pas que ce soit vraiment quoi que ce soit d’important, mais il n’était pas mécontent de la savoir là.
Ce qui risquait de le mettre de sale humeur, en revanche, c’était cette foutue gamine sortie de nulle part et qui ressemblait beaucoup trop à Nyreen pour que ça lui plaise. Il lui avait demandé son nom, par curiosité, et la réponse ne se fit pas attendre, dans un sourire si resplendissant et naïf que son agacement flancha l’espace d’un instant. Pourtant, il ne manqua pas de faire une remarque à son hôte au sujet de la fillette qu’elle venait d’asseoir sur ses genoux comme si c’était la chose la plus normale du monde.

- J'ai pas de comptes à te rendre à ce que je sache.

Altaïr plissa ses yeux bleus qu’il darda sur la métisse. Il n’aimait pas spécialement cette tournure de phrase. A dire vrai, elle ne lui disait rien qui vaille. Nyreen ne répondait de rien ni personne, certes, mais qu’elle lui ait caché l’existence de cette petite fille et qu’elle ne veuille pas donner plus de détails à son sujet le stressait plus que de raison, et il n’arrivait pas encore exactement à savoir pourquoi.

- Y'a bien des choses qui ont changé depuis que nos routes se sont séparées y'a des années.

Soudainement, le cerveau du hunter se mit à faire quelques connexions. Evey avait cinq ans. Presque six ans s’étaient écoulés depuis que son chemin s’était écarté de celui de Nyreen. Et si … et si …
L’idée lui paraissait tellement absurde, tellement surréaliste qu’il fronça les sourcils un instant, frappé par le ridicule de la situation. Non, il ne pouvait pas être père, ça n’était pas possible. C’était forcément la vie d’un autre. Après tout, ils n’avaient jamais été exclusifs, alors rien ne pouvait confirmer qu’Evey était sa fille et pas celle d’un autre. De toute façon, même si c’était le cas, ça ne changerait rien. Enfin, ça aurait dû ne rien changer. Mais il était soudain tellement tendu, tellement stressé qu’il n’arrivait même plus à s’en convaincre lui-même.

- Ah ouais ?

Sa voix déjà grave avait encore baissé d’un ton, comme si tout son organisme fonctionnait désormais au ralenti pour permettre à son cerveau de tourner d’autant plus vite. Il ne pouvait pas être père – il ne voulait pas l’être. Ca n’était pas possible. Son regard électrique détaillait la fillette sur les genoux de Nyreen, comme pour essayer de trouver un point commun qui aurait pu attester d’un patrimoine génétique commun. Avec un peu de chance, il ne trouverait rien, et il arriverait à se calmer un peu. Distraitement, il se mit à jouer avec l’une des nombreuses bagues qu’il portait aux doigts. Il ne les enlevait que pour chasser et travailler, et encore, pas toutes. Tout comme les quelques colliers qui ornaient son cou et qui, pour une fois, se limitaient à deux seulement, qu’il avait ôté seulement la veille au soir et qu’il avait remis après être passé par la salle de bain.
Finalement, il vrilla ses yeux dans ceux de Nyreen, faisant tourner sa bague autour de son majeur.

- Quoi comme choses ?

Il était curieux, réellement curieux de savoir si quelques-unes d’entre elles le concernaient directement. Comme le fait qu’elle avait une fille qui était née neuf mois après qu’ils se soient séparés, par exemple.

Nyreen & Altaïr
   

Au cours de sa vie, Altaïr avait toujours été hanté par une question, une seule, qui ne l’avait jamais quitté : celle de savoir où était sa place. Il avait très rapidement appris qu’il n’était pas le fils naturel des Downer mais qu’il avait été adopté. Ceci dit, avec ses yeux clairs comme un ciel d’été et sa peau doucement mate, il aurait été bien difficile de croire qu’il était l’enfant biologique de ce couple d’américains bien blancs et aux yeux aussi sombres que leurs cheveux. Il n’avait pas de souvenir d’une quelconque autre famille, ayant été adopté à quelques mois tout juste. Ces gens lui avaient donné leur nom, l’avaient accueilli chez eux, l’avaient élevé comme s’il était leur propre enfant, et pourtant, il n’avait jamais réussi à s’ôter de la tête l’idée qu’il n’avait rien à faire avec eux. Il ne leur en avait jamais fait part, pas même à sa sœur aînée avec laquelle il était pourtant proche, et il avait vécu avec ces doutes toute sa vie durant. Peut-être était-ce parce qu’il ne connaissait pas ses origines et qu’il ne les connaitrait jamais, ou bien était-ce un autre genre de mal être qui le suivait à la trace ; toujours est-il que dès qu’il l’avait pu, il avait mis les voiles pour parcourir le monde, ne revenant que très rarement dans la maison familiale où il avait grandi. A dire vrai, cela devait bien faire au moins une décennie entière qu’il n’y était pas retourné, trop occupé à voyager de çà de là, en quête d’aventure et de réponses qu’il ne pensait pas trouver un jour. La chasse lui avait donné l’impression d’avoir un but, une utilité quelconque, et s’il croyait dur comme fer à la dangerosité des transmutants, il ne partageait pas forcément la haine farouche que certains nourrissaient à leur égard. Tout au plus se considérait-il comme un garde-chasse s’occupant d’abattre les plus dangereux spécimens, laissant le soin à ses très estimés collègues de tuer ou non ceux qu’il choisissait d’épargner. Il était passé d’une traque à l’autre et d’un Etat au suivant, et au cours de ses pérégrinations, il avait rencontré quelques personnages hauts en couleurs dont certains étaient toujours en contact avec lui. Nyreen faisait partie de ceux-là, et en compagnie de la jeune femme, il lui avait semblé oublier un peu qu’il était bien plus perdu qu’il ne l’admettrait jamais. Ce n’était pas comme avec Jai, où il avait eu l’impression de se trouver une moitié, une ombre qui le suivait et dont il se faisait ombre à son tour, les deux faces d’une même pièce aux bords crénelés par les épreuves qui les avaient marqués l’un et l’autre. Nyreen, c’était un petit moment de paix dans la tourmente, un instant où il se sentait presque paisible. Elle faisait partie de ces gens qu’il n’avait jamais oubliés, même lorsque leurs routes s’étaient séparées, et la retrouver à Radcliff avait été une excellente surprise.
Pourtant, cette fillette assise sur ses genoux risquait fort de gâcher la fête. Il avait l’impression de lui trouver trop de points communs avec la métisse, qu’il s’agisse de sa peau légèrement sombre ou bien de ses cheveux d’un noir de geais. Evey était encore trop jeune pour que ses traits soient vraiment définis et sa parenté certaine, mais on ne pouvait pas nier qu’il y avait un lien flagrant entre elle et la belle métisse. Un lien qui inquiétait fort Altaïr, qui se demandait s’il n’avait pas fait une grossière erreur quelques années plus tôt dont Nyreen n’avait pas jugé bon de l’informer. Son regard perçant rivé dans le sien, il attendait, tendu, qu’elle lui donne des réponses ou bien confirme ses craintes. La voix de la grande brune s’éleva à nouveau dans la cuisine.

- J'suis devenue tante. Evey est ma nièce. Seulement ma nièce.

Les yeux d’Altaïr s’ouvrirent plus grand tandis que ses sourcils se haussèrent sous la surprise. Soudainement, la tension qui s’était installée s’envola aussi vite qu’elle était arrivée, et le chasseur se sentit parfaitement ridicule. Le regard que Nyreen lui lança confirma qu’elle avait parfaitement compris ce qui l’avait tant troublé et il se savait bon pour en entendre parler pour les années à venir.

- Ah …

Il laissa échapper un soupir aussi bien de soulagement que de consternation. Il était un peu trop prompt à faire des conclusions hâtives, surtout lorsqu’il était stressé – et le moins que l’on pouvait dire, c’était que la fillette l’avait particulièrement pris de court, à tel point qu’il s’était mis à imaginer les pires scénarios et à commencer à y croire. Mais puisque la petite ne réfutait pas la version de Nyreen avec toute l’honnêteté radicale qu’on connaissait aux enfants, alors ça devait être vrai. Evey leva le nez vers lui et s’appuya sur la table pour mieux se pencher dans sa direction.

- Sont jolis vos bagues monsieur, j'aimerais bien en avoir des pareils !

Le vagabond haussa un sourcil et la regarda. Ses bagues étaient des souvenirs, au même titre que ses colliers et de toutes les breloques qu’il avait pu ramener des endroits qu’il avait visités ou là où il s’était établi, fusse pour une semaine, un mois ou un an. Cela dit, il avait aussi quelques doubles auxquels il tenait moins. Baissant les yeux sur ses mains, il détailla les anneaux qui ornaient ses doigts. Il repéra l’un d’entre eux et savait pertinemment qu’il en avait un autre exemplaire chez lui dans la boîte où il rangeait tous ses accessoires. Il l’avait encore vu la veille en fouillant, trouvant la bague jumelle de celle qu’il portait à l’annulaire gauche. Il releva les yeux vers la petite.

- T’en veux une ?

Il fit glisser l’anneau de cuivre et d’argent le long de son doigt et le posa sur la table avant de le faire glisser vers Evey. Puisqu’il en avait un double, il s’en séparait sans broncher et sans regrets. Et puis, si ça pouvait faire plaisir à la petite, pourquoi pas.

- Cadeau.

Il se redressa pour mieux se caler dans sa chaise, passant la main sur sa phalange nue, réarrangeant ses autres bagues tout en se tournant de nouveau vers Nyreen.

- Laquelle de tes sœurs est en ville du coup ?

Il savait la famille Altman nombreuse, et il se demandait bien laquelle des sœurs de la métisse était la mère de la fillette qu’elle avait toujours posée sur ses genoux.