Les yeux dans le vague à fixer la ruelle en bas de son immeuble, Elspeth soupira. Elle ne pouvait plus quitter cette ville. Le maire et sa décision stupide de quarantaine l’avait coincée ici, avec lui. Plus aucun moyen d’échapper à son père si ce n’est de refuser de lui adresser un seul mot. Pour fuir, elle avait pourtant été à bonne école, elle savait s’y prendre. Pour faire face, c’était autre chose. Il n’avait pas le droit de lui faire ça, de revenir dans sa vie alors qu’il en était sorti il y a longtemps finalement. Depuis la mort de sa mère, il n’avait pas agi en père, qu’est-ce qui pouvait bien lui faire croire qu’elle l’accueillerait à bras ouverts ? Rien.

Elle n’avait pas oublié ce jour-là, ce jour où tout avait basculé, quand son père était entré dans sa chambre alors qu’ils avaient arrêté de crier avec sa mère. Ce regard, la panique, la peur, le visage de sa mère en sang, la vitesse à laquelle ils étaient arrivés à l’hôpital, le paysage flou. Les couloirs blancs et aseptisés de l’hôpital, le médecin qui n’en avait sans doute rien à faire qui avait annoncé à son père, devant elle, sans la regarder, après trois longues heures d’attente, que sa mère était morte. Elle avait longtemps pleuré, comprenant très bien la réalité de ce qu’impliquait la mort, se rendant à peine compte que son père l’avait ballottée dans toute la maison pour qu’elle récupère ce qu’elle voulait, un sac qu’il avait dû faire lui-même finalement. La voiture qui s’éloignait de la maison, de sa vie, de son bonheur. Elle en avait encore des frissons. Elle n’avait rien pu oublier et pourtant, ça n’était pas faute d’avoir essayé. Elle ne serait jamais capable de remettre les pieds à El Paso, elle le savait. Elle avait essayé. Juste un petit croché avant Radcliff mais, elle avait fait demi-tour très vite.
Elle avait mis du temps à comprendre que cette dispute qu’elle avait entendue ce jour-là avait mené à tout ça, que c’était son père le responsable de la mort de sa mère mais, quand elle l’avait compris, il était trop tard. Et elle avait commencé par avoir peur de ce père avant de le voir dépérir et d’être plus triste qu’autre chose. La tristesse avant la colère. Il devenait un fantôme, à peine un homme, pas vraiment un être humain et certainement pas un père. Pourtant, il y avait eu Léda, le bonheur, la stabilité malgré sa colère. Elle avait détesté Léda par principe et son père aussi, se demandant comment il pouvait oublier sa mère si vite, comment ils pouvaient être proches alors que sa mère était morte depuis trop peu de temps. Mais, ça n’avait été que passager, juste quelques semaines de calme avant que tout n’empire. Une autre dispute, pas de passage à l’hôpital cette fois mais, un départ précipité, encore un alors que malgré tout, elle n’était pas si mal, là-bas.

Elle avait détesté cette vie de fuite, progressivement commencé à haïr son père pour ce qu’il l’obligeait à vivre. De l’enfance à l’adolescence, elle s’était retrouvée presque isolée, cherchant à ce qu’il la remarque, qu’il fasse attention à elle, développant des stratégies sans cesse inutiles. Il ne voyait même pas quand elle allait mal ou quand elle avait des ennuis. Quand bien même, elle ne lui en aurait sûrement pas parlé.
Elle n’avait jamais le temps de se faire des amis, pas le temps de connaître les gens, pas le temps de craquer pour un garçon, pas le temps de faire des activités. Personne n’osait vraiment l’approcher de toute façon, sauf pour l’ennuyer. Le schéma se répétait à chaque fois qu’elle changeait d’école et elle n’essayait même plus à force.
L’école, elle avait d’ailleurs renoncé à y aller dès ses seize ans. À quoi bon ? Elle ne pourrait jamais rattraper son retard, jamais fêter son diplôme, jamais profiter d’une cérémonie quelconque. Alors, pour aider un peu, elle avait enchaîné les petits boulots. Plongeuse dans des restos minables, serveuse dans des drives, livreuse de journaux, mascotte publicitaire, femme de ménage, ... Elle prenait tout et n’importe quoi, tant qu’on la payait en liquide et qu’on ne lui demandait pas de qualifications. De toute façon, son père les obligeait à déménager trop souvent pour qu’elle se soucie réellement du travail qu’elle faisait.

Elle soupira et se détourna de la fenêtre, il n’y avait plus rien à voir après le couvre-feu de toute façon, ou alors, des choses dont elle préférait ne pas être témoin. Elle tira ses rideaux avant de sortir sa barquette de pâtes du four. Jouant avec sa fourchette plus qu’elle ne comptait manger tout de suite, elle regarda la fumée s’élever de son plat. Brillante idée que de chercher à retrouver de la famille dans un bled dont on ne pouvait plus partir. Ça avait été une bonne idée, à ce moment-là pourtant. Elle avait profité du sommeil de plomb de son père deux ans plus tôt, elle avait préparé son coup, elle avait tout prévu, tout planifié. Elle avait pris son sac, quelques affaires, un peu d’argent qu’elle avait gagné, juste assez pour manger, faire le voyage jusqu’à Radcliff et se débrouiller en cas de pépin, laissant le reste sur place, pour lui, au cas où. Elle n’avait rien pris qui aurait pu la ralentir, dans l’espoir qu’il ne puisse pas la rattraper. C’était à son tour de fuir, seule.
En arrivant, elle n’avait pas trouvé ce qu’elle attendait, pas tout à fait. Elle avait juste fini dans une ville qui était au bord de l’implosion, à chercher une famille qui n’avait peut-être jamais entendu parler d’elle. C’était pourtant là qu’elle voulait être, là où elle avait une famille, pour ce qu’elle en savait. Elle avait cherché des petits boulots, vécu au motel un moment. Jusqu’à ce qu’il frappe à sa porte... Elle l’avait à peine ouverte qu’elle l’avait refermée aussi vite, s’y collant de dos comme pour oublier qui était derrière. Dès qu’elle avait eu assez d’argent, elle avait loué un petit appartement dans le centre alors qu’elle aurait préféré s’éloigner de lui, d’ici, s’efforçant d’oublier sa présence en ville, trop proche.

Elspeth voulait juste vivre... vivre loin de lui, loin de ce qu’il était devenu depuis la mort de sa mère, loin de cette vie. C’était impossible désormais. Elle piqua dans la barquette et mangea en écoutant de la musique, debout, les fesses contre le plan de travail. Son chez elle était rudimentaire mais, c’était son chez elle rien qu’à elle.

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