Grayman finissait de rassembler ses maigres possessions dans son sac de voyage presque trop grand pour tout ce qu’il avait. D’un côté, en dix-huit ans de vie à l’orphelinat, on avait du mal à accumuler beaucoup de biens qui ne soient pas volés ou juste trop encombrant pour les chambres des résidents. Ceci dit, ça ne l’avait pas non plus empêché de vivre sa vie, particulièrement indifférent au fait que personne ne soit jamais allé jusqu’au bout des procédures d’adoption. Apparemment, il avait quelque chose de juste assez antipathique, juste assez dérangeant pour que personne ne veuille de lui et préfère le laisser pourrir entre ces quatre murs comme l’avaient fait ses parents biologiques. Tant pis pour eux, tant mieux pour lui. Il n’aurait plus manqué qu’il tombe sur une famille bien jolie et bien pensante qui aurait fait de son mieux pour le façonner comme elle l’aurait voulu. Très peu pour lui. Finalement, la solitude avait eu ceci de bon qu’il avait pu engloutir tous les livres qui lui étaient passés sous la main, quand il n’allait pas simplement en acheter d’autres. Ca lui avait fait mal au cœur de devoir en revendre certains, mais malheureusement, il ne pouvait pas tout prendre avec lui, et quelques sacrifices avaient dû être fait. Mais s’il fallait ça pour pouvoir partir en paix, il le referait bien volontiers.
Tassant ses affaires dans son sac, il le ferma enfin et le jucha sur son épaule, faisant grincer la sangle contre le cuir de sa veste. Il tourna les talons et sortit de la chambre, traversa le couloir, descendit les escaliers et se dirigea vers la grande porte d’entrée contre le chambranle de laquelle se tenait l’une des surveillantes de l’endroit – l’une des moins sympathiques, bien entendu ; une vieille fille aigrie qui n’avait rien trouvé de mieux que de déverser sa frustration en un flot de paroles plus fielleuses les unes que les autres. Lorsqu’elle vit ce grand jeune homme plus vraiment adolescent mais pas encore tout à fait adulte marcher en direction de la sortie, elle ne put se retenir d’arquer un sourcil.

- Alors comme ça, tu nous quittes ?
- Eh oui. Quel dommage, hm ?

Il la contourna sans lui jeter un regard et fit quelques pas à l’extérieur lorsqu’il entendit la voix s’élever de nouveau dans son dos.

- Alors adieu, David.

Grayman s’arrêta net et grimaça en grinçant des dents. Son prénom, il le haïssait de toute son âme. Il n’avait jamais vraiment compris pourquoi, et il était certain qu’un psy aurait eu beaucoup à dire sur la question. Toujours est-il qu’il détestait qu’on l’appelle par son patronyme et ne se présentait plus que par son nom de famille. Drôle de manie, mais ça lui convenait tout à fait. Inspirant calmement, il finit par se tourner et fit mine de détailler les lieux.

- Cet endroit me manquera, je pense. Ca va me faire drôle de ne plus voir ces murs mal peints, ces chaises en bois qui grincent et les rats un peu trop bavards qui rôdent dans les couloirs.

Il adressa un mince sourire tout à fait charmant à la quadragénaire et s’éloigna avant d’avoir eu le temps d’entendre sa réponse. De toute façon, il pouvait déjà deviner qu’elle serait en grande partie composée d’insultes diverses et variées.
Il avait des choses bien plus importantes à faire que de se lancer dans une joute verbale qui n’aurait aucun but sinon de faire mal à l’autre. Il avait prévu de voyager, et c’était exactement ce qu’il allait faire. D’abord, il ferait le tour du Royaume-Uni – son intérêt ne se résumait pas à la capitale de l’Angleterre et entre les highlands écossais et les grandes plaines d’Irlande, il avait bien des choses à voir. Et lorsqu’il se serait lassé, il traverserait l’océan et visiterait le monde. Pourquoi pas en commençant par les Etats-Unis ? Il y avait plus exotique, certes, mais le continent réservait bien des surprises lui aussi.



- Je m’en vais.

Grayman regarda la jeune femme se tourner vers lui en plissant les yeux, probablement en train de se demander si elle avait bien entendu ce qu’il venait de lui dire. Il fallait avouer qu’il lui avait révélé son départ prochain sur le ton de la conversation, comme s’ils avaient discuté de la pluie et du beau temps. Je m’en vais. Il ne pouvait pas être plus clair. Enfin, il n’était absolument pas question de séparation ici ; il lui avouait simplement que son séjour à Radcliff était terminé et qu’il était prêt à partir vers des cieux plus radieux – ce qui n’était pas bien compliqué lorsqu’on connaissait le contexte actuel en ville.
Le grand tatoué, tranquillement assis dans le canapé très simple de son appartement quelque peu spartiate, attendait la réponse d’Aria. Réponse qui finit par tomber, très calmement.

- Ah ouais ? Cool pour toi.

Son sourire s’agrandit légèrement bien malgré lui. Elle était en colère, probablement furieuse même, et il ne doutait pas que mentalement elle devait être en train de le traiter de tous les noms. Il aurait été curieux de savoir jusqu’à quel point elle pouvait être imaginative dans ses insultes. Nul doute que ses mots auraient fait frémir les oreilles les plus puritaines. Si l’envie lui prenait de le formuler à voix haute, qu’elle le fasse donc. Il n’en serait pas dérangé plus que ça. En revanche, il ne pouvait pas garantir de ne pas finir par éclater de rire.
Il profita de quelques secondes à la laisser fulminer toute seule avant de prendre à nouveau la parole.

- Viens avec moi.

La jeune mutante le fixa comme on aurait fixé un bocal dans un cabinet de curiosités. L’homme se demanda si elle allait accepter sa proposition ou bien lui rire au nez. Et confronté à son silence, il finit par rajouter :

- C’est toi qui me parlais de voyage, non ? C’est l’occasion ou jamais.

Si elle l’accompagnait, il ferait en sorte qu’elle ne soit pas déçue d’être partie. Si elle refusait … eh bien, il faudrait bien qu’il accepte que cette éventualité le chagrinait quelque peu. Il s’était attaché à la demoiselle, peut-être plus qu’il le voulait l’admettre, et il aurait été sincèrement ravi de lui montrer le monde. Finalement, Aria hocha doucement la tête.

- Ok. Quand est-ce qu’on part ?

Grayman sourit une fois encore et se leva. Debout, il dominait Aria d’une bonne cinquantaine de centimètres. La tête de sa compagne arrivait tout juste à son torse, et encore. Pourtant, elle faisait partie des rares personnes qu’il ne regardait pas de haut.

- Dans trois semaines. Ca devrait te laisser le temps de régler tes affaires.

Il ne savait presque rien de la relation entre la brunette et son frère. Elle avait déjà mis très longtemps avant de lui révéler son existence et il avait respecté le secret de ce qui les liait tous les deux. C’était leur histoire et leur droit d’en parler ou non. Il n’avait certainement pas le droit de s’immiscer ainsi dans une vie qui ne le regardait pas.
Il aurait bien voulu savoir pourtant ce que l’aîné des DeMaggio penserait du départ de sa cadette.





Allongé sur son lit, Grayman fixait le plafond, attendant que le temps passé. Les heures s’étaient écoulées, inexorables, sans qu’il ne parvienne à trouver le sommeil. A croire que ce fichu vaccin l’avait rendu encore plus insomniaque qu’il ne l’était auparavant. Ca ne serait pas le pire des effets secondaires, ceci dit. Il avait découvert que ne devoir vivre qu’à partir du crépuscule était particulièrement handicapant. Pour le moment, l’hiver jouait à son avantage, lui permettant de profiter de nuits plus longues, mais lorsque viendrait l’été, il ne voulait pas penser aux heures qu’il devrait passer cloîtré dans le noir. Quelle ironie : lui avant savait manier les ombres se retrouvait condamné à y errer jusqu’à la fin de ses jours.
Se levant finalement, le grand homme se mit à arpenter le petit appartement dans lequel il était retourné. Son pouvoir lui avait permis de se faufiler en dehors de la ville malgré la quarantaine et sa carrure, mais maintenant qu’il en était à jamais dépourvu, il ne pourrait plus vraiment se permettre ce genre de petites escapades tant qu’il n’aurait pas récupéré ses forces ou que l’était de siège de Radcliff ne serait pas levé. Au moins maintenant, il ne ferait plus sonner les bracelets des chasseurs. S’agenouillant presque pour ouvrir son frigo, il sortit une bouteille de jus de pomme et s’en servit un grand verre. Il détestait l’alcool et le tenait de toute façon très mal, la boisson lui montant à la tête au bout d’une pinte de bière à peine. Quitte à boire quelque chose, il s’était rabattu sur les jus de fruits. Ce n’est pas comme s’ils allaient attaquer son foie de toute façon. Buvant une grande gorgée du liquide frais, l’ancien mutant jeta un coup d’œil à son téléphone. Ce n’était pas faute d’avoir envoyé des messages à Aria, mais il se retrouvait confronté à un silence pesant. Pendant un temps, il avait pensé qu’elle lui avait fait faux-bond et qu’elle avait décidé de rester. Et puis il s’était vite rendu à l’évidence : ce n’était absolument pas son genre. Et elle avait l’air tellement désireuse de partir, tellement envieuse de pouvoir elle aussi visiter le monde qu’il ne pouvait concevoir qu’elle ait changé d’avis à la dernière minute, et surtout sans le prévenir. Quelque chose avait dû se passer. Il ne savait pas encore quoi, mais il trouverait. Il refusait de s’être fait vacciner pour rien, d’être revenu en arrière pour des broutilles. Il trouverait la source du problème et l’affronterait directement, vacciné ou pas. Il commençait déjà à faire le deuil de son don ; après tout, pourquoi pleurer quelque chose qui ne reviendrait jamais ? C’était handicapant, certes, mais il aurait pu finir mort dans une ruelle sale.
Et tant qu’il aurait un souffle de vie, il n’abandonnerait pas. Il en fallait bien plus pour le mettre à terre, ce roi des ombres déchu, alors ce ne serait certainement pas une petite ville du fond du Kentucky et ses terroristes de tous poils qui lui feraient peur.