« Au nom du père, du fils et du saint esprit. »

La rigidité de son éducation avait été comparable à celle des deux branches composant le crucifix pendu au dessus de son lit d'une froideur militaire. Toute la vie de Shaun était prédictible en considération de l'ambiance de sa chambre. Il y passait un temps inversement proportionnel à celui que son père militaire passait en dehors de la maison, c'est à dire : très élevé. La perfection se définit différemment en fonction du vécu et de l'éthique. Du point de vue purement chrétien, la famille Weston était une petite famille modèle, pleine d'un terroir propre et net ; le genre de famille avec qui on éprouve la joie de s'afficher en société, celle à qui on rend service avec plaisir, celle aux membres de laquelle on dit bonjour dans un sourire. Celle  qui respire une telle pureté et un tel respect qu'on se signe quand on remarque qu'on a dit du mal d'eux.
Shaun aurait aimé qu'on considère sa famille de la même manière.
Il le souhaitait de tout son cœur.

Il s'est lancé dans les traces du tank de son père avec une facilité sécurisante. Au sentiment viscéral d’appartenance religieuse succéda celui du patriotisme et de la volonté de la protection de son pays. Les grades se succédèrent lentement mais sûrement, Shaun gravissant l'échelle de sa vie avec la modestie loyale des rassemblements militaires commémoratifs. Il avait fini par saluer son Colonel comme il saluait le Créateur ; avec un respect intrinsèque et un sentiment sécurisant de protection réciproque. Des champs de bataille il ressortait aussi traumatisé que renforcé, et ses réflexes de survie ont transcendé un jour la loyauté dans le sauvetage de la vie d'un de ses plus proches amis. Les entraves des conventions devenaient ses armes et entretenaient une apparence forte et sereine dont on se serait volontiers entiché pour bâtir les fondations de sa famille.
Un charme que sa future femme avait rapidement mis dans son viseur.

Shaun avait peut-être le tact d'un char d'assaut mais il avait la sincérité des balles de 44 magnum qui se fichent dans l'esprit sans préavis. Trois coups de théâtre plus tard, au nom du père, du fils et du saint esprit, s'étaient ouverts les yeux de la trinité qui allait régir sa vie. Au placard l'uniforme, les médailles, le RPG7 et les munitions 9mm. On ne vidait plus le barillet des flingues mais les couches des gosses, et avec le sourire je vous prie, le cœur gonflé des sentiments envers une femme pour qui on avait tout quitté, le regard fixé sur les branches de la croix tandis qu'à genoux, on tenait les petites mains de sa progéniture jointes vers un avenir qu'on espérait aussi propre et sage que l'avaient été les fondations familiales.
Quelle foutue connerie.



« Tu la touches encore une fois et j'me fais des jarretelles avec tes tripes. »

La menace s'était abattue comme le corps de celui qui avait prétendu aimer sa fille. Son sang, sa chair, ses veines, une part de sa famille LE SEUL ELEMENT PAR EXCELLENCE auquel il ne fallait pas toucher sous peine de subir ses foudres. Ne prétendant pas appliquer le jugement de Dieu, il avait serré dans son poing les plis de son tee-shirt tâché du sang de sa lèvre fendue plutôt que les artères de son cœur. Le sien avait été explosé en miettes sur le sol par les révélations d'un pion banal sur une entité dont il avait cru tout savoir. Des problèmes au Paradis, monsieur Weston? avait-il sifflé avec un sourire avant que son poing ne lui fracasse la mâchoire. Shaun s'en souvient encore. Même la lueur changeante de ses yeux tandis que le Capitaine l'étranglait de rage n'avait pas suffi à recoller les morceaux d'une toile déchirée par la vérité.
Quand il ressentit l'incroyable sentiment de trahison généré par le fait que sa femme, au même titre que ce chiard de petit ami, était au courant de la dégénérescence de sa fille, Shaun dut faire face à la réalité selon laquelle il avait lâché le gouvernail de sa vie. Le navire de son couple dérivait vers des eaux troubles et mouvementées, pourries par le mensonge et la maladie. Ivory, celle dont il était si fier, en laquelle il avait placé tant d'espoirs, celle qu'il croyait aussi pure que le prénom qu'il lui avait octroyée, qui éclipsait la perfection pourtant irréfutable de son aînée et de son cadet, avait été souillée par un enfoiré, et pire, portait le gêne contre-nature.

Désespéré par l'idée que sa femme, le soleil de sa vie pour laquelle il avait détruit l'éclipse de sa carrière militaire, lui ait menti pendant plusieurs années, et par la parfaite conscience selon laquelle il serait capable de détruire sa fille sous le coup de la folie furieuse, Shaun demanda le divorce. Quelques semaines après les faits, il abandonna, il déserta, il fracassa la proue de son navire utopique contre les falaises de la réalité.



« Elle n'a définitivement pas une bonne influence sur eux. »

Il a raccroché le téléphone l'estomac noué, une fois qu'il avait compris que son ex-femme allait céder à son tour. Afin de détourner l'attention de l'entourage d'Ivory sur ses agissements de plus en plus suspects – qu'il reliait désormais à sa mutation – Shaun mit en place un réseau de rumeurs et de politiques de harcèlement non pour se venger de sa fille, mais pour la protéger du jugement d'autrui (et par conséquent du sien). Shaun conservait un étroit contact avec son ex-femme et avec ses deux autres enfants, les appelant, venant les voir, mais il refusait catégoriquement de croiser et d'adresser la parole à celle à qui il tenait le plus. Pour la protéger des autres ; pour la protéger de sa propre colère. Il ne pouvait décemment pas avoir une influence positive sur elle sans aller à l'encontre de ses profondes convictions à l'égard des mutants, ces aberrations de la nature. S'étant exilé, il exilait sa fille. Se sacrifiant lui-même, il sacrifiait sa fille. Se protégeant, il protégeait sa fille. Les liens qui unissaient Ivory à son entourage éclatèrent un par un, jusqu'au dernier, de taille : celui de sa mère. Cet obstacle céda à son tour, et demeurant le dernier qui retenait sa fille à San Francisco, déclencha le départ de cette dernière.
Sa femme ne lui aura jamais pardonné.

Shaun repris contact avec son ancien collègue militaire dont il avait sauvé la vie, Rafael. Il exécuta une seule et unique fois une entorse à ses principes loyaux en donnant l'occasion à Rafael de régler sa dette en lui demandant de protéger Ivory, sans lui en donner la raison.
S'affranchissant de la promesse faite à sa femme, il rejoignit les rangs des Hunters. Lorsque la grande campagne de dépistage fut lancée, il s'empressa de s'y soumettre et ordonna l'examen le plus poussé possible de ses résultats d'analyse ; le second coup dur de sa vie se produisit lorsqu'il découvrit qu'il était porteur du gêne non-actif.
Donc qu'il était responsable de la dégénérescence d'Ivory.

Dégoûté par la présence de cet antigène dans son corps, il saisit l'occasion de l'apparition du NH25 dans les rangs des Hunters pour se vacciner, encaissant les douloureux effets notoires, annihilant ainsi définitivement le gêne sans toutefois confesser son pêché auprès de sa fille.
Il a parfaitement conscience des pensées néfastes qu'elle peut nourrir à son égard puisqu'il aurait agi de la même manière. Surveillant ses habitudes de vie et ses fréquentations qu'il désapprouve totalement – à commencer par celle de Seth, envers qui il est obligé de nuancer ses sentiments maintenant qu'il se fournit en opiacés chez lui – il ne peut décemment plus avoir la moindre influence sur son existence. Sans songer avec amertume à leur prochaine confrontation, il ne peut désormais que se consoler de la réalité selon laquelle sa mutation, au delà du fait qu'elle soit développée, ne constitue guère de danger.

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