After my blood turns into alcohol

Isaac & Razen

C’est évident. C’est évident lorsqu’on le voit qu’il a besoin de prendre l’air, qu’il a besoin de se changer les idées, qu’il a besoin de boire un verre. Pourquoi est-ce aussi évident ? C’est difficile de faire une liste complète des évidences puisqu’on ne saurait même pas les classer par ordre d’importance. Déjà, sa barbe mal rasée est une preuve. Oh, ce n’est pas que Razen soit particulièrement au fait de comment se raser efficacement, mais c’est plutôt qu’elle soit à ce point là en broussaille qui est un indice en soi. Ensuite, ses traits tirés et ces cernes sous ses yeux vides. Depuis des années il a des insomnies : il vit avec, il les gère, il compense par une petite sieste en début d’après-midi, il grignote vers deux heures du matin lorsqu’il en a assez d’attendre que le sommeil vienne le chercher… Il gère, en général. Mais là, il ne gère plus parce qu’il réfléchit trop et qu’il ne trouve pas de solution intéressante. Son petit frère est un imbécile. Et même s’il a dépassé la trentaine, et qu’il l’a bien dépassée, Raz’ ne peut pas s’empêcher de se sentir responsable de ce que son petit frère peut faire, aussi bien les bourdes que les choses intelligentes et Merlin sait à quel point Alvin semble plus doué pour faire les premières que les deuxièmes ces derniers temps. Pour continuer la liste de ces évidences qui sautent aux yeux, on pourrait parler de ses habits froissés, de cette manie qu’il a de faire tourner son stylo entre ses doigts, machinalement. Et même des parties d’un jeu quelconque – son pouvoir a des limites, il ne peut pas lire ce qui est inscrit sur les jaquettes donc en plus de jouer à l’aveugle sur la console, il lui arrive ne même pas savoir à quoi il joue dans un premier temps – même les parties d’un jeu quelconque, donc, mettent en avant qu’il a besoin de sortir prendre l’air.

Ses doigts glissent le long du mur, se repèrent et récupèrent sa veste sur le porte-manteau. Il ne lui faut qu’un toucher bref dans sa poche pour savoir que le principal est là, de ses clés à son téléphone en passant par ce grigri ridicule qu’il se traîne depuis quatre ou cinq ans, un porte-clés en forme de canard qui fait coin-coin lorsqu’on lui appuie sur le museau. Enfin… il croit. Dans tous les cas, l’intérêt de l’ustensile c’est qu’il n’est pas le seul à faire coin-coin mais lui permet aussi de repérer l’objet relié au gadget qui émet aussitôt un cancan à faire pâlir de jalousie le plus authentique des Howard The Duck. Razen a beau être aveugle depuis plus de la moitié de sa vie maintenant, il a beau savoir se repérer en se servant de sa canne blanche et de son don comme deux sens supplémentaires – l’amenant à égalité avec Spiderman et ses sens arachnéens – il aime bien avoir ce genre d’objets ridicules pour l’aider dans sa vie du quotidien. Et lorsqu’on voit à quel point il peut être aussi bordélique qu’il est perfectionniste, on ne s’en étonne pas. Razen, donc, enfile sa veste, lance un « Je sors ! » à destination du chien à défaut de son frère et déplie d’un mouvement de poignet la canne qui devrait lui éviter de se retrouver à Louisville sans s’en rendre compte. Ses pas le guident dans la cage d’escalier, dégringolent même le panneau de l’ascenseur pour l’appeler d’un index insistant.

Il sort. Oui. Mais pour aller où ? Razen n’en sait pour le moment rien. Sûrement boire un verre, ça doit faire une semaine qu’il n’a pas tapé la discut’ avec Isaac. Et si une bière ou deux parvient à lui changer les idées le temps de quelques heures et bien… c’est déjà ça de pris. A ce niveau là, ce n’est même pas qu’Alvin est stupide ou désespérément exaspérant, c’est qu’il prend des risques inconsidérés et qu’il est chiant. Carrément chiant. Oh, oui, Razen sait bien que ça doit être de famille d’être chiant parce que lui-même à loin d’avoir un caractère facile mais… bon sang… il aurait bien aimé qu’Al soit aussi facile à comprendre que le chien qu’ils avaient quand ils étaient gosses plutôt qu’aussi obscur que leur père et leur mère. Parfois, Razen se fait la réflexion qu’il aurait peut être préféré avoir deux chiens plutôt que deux petits frères, que ça lui aurait apporté moins d’emmerdes et peut être un peu plus de gratitude. Mais généralement, juste après cette réflexion aussi idiote qu’utopique, il se fait aussi la réflexion qu’il se serait bien fait chier sans ses frères, sans Alvin du moins vu que Ren a disparu des écrans radars, le petit con, il y a un peu trop d’années pour qu’il puisse les compter avec ses doigts, et que ça aurait été dommage d’être fils unique en plus d’être orphelin. Quelques pas dans la rue, l’aveugle s’arrête et cherche à occulter les bruits pour se concentrer sur le principal : sa destination. La ville, la rue, les gens, c’est toujours déroutant pour lui, même après des années. Trop d’informations qui affluent, il a l’impression de s’extirper d’une chambre anéchoïque pour se plonger sans préparation sur la place du marché un mardi matin lorsque les grands-mères et les maraichers se mettent sur la gueule parce que les premières vitupèrent contre la fraîcheur du poisson et les seconds scandent les valeurs de leurs produits bios. Un sourire aux lèvres, Razen s’amuse de la situation, comparant les klaxons et le brouhaha de la cité à une BD d’Astérix. Et il va devoir se frayer un chemin dans la masse de romains pour atteindre l’auberge et réclamer une bonne cervoise et un ou deux sangliers.

Ses doigts glissent sur les façades, se repèrent à la structure des bâtiments, visualisent par compréhension, l’appellation la plus proche de sa mutation sans que ce ne soit la plus exacte, l’imposant espace pris par l’immeuble. Il se repère aux échos, aux bribes de conversation, à ses souvenirs, aux bruits, il se repère en jonglant entre ce qu’il sait, ce qu’il comprend, ce qu’il perçoit. Et il arrive sans trop tarder dans ce refuge bruyant qu’est le bar où bosse Isaac. Il faut l’avouer, une fois la porte passée, Razen est un peu perdu. Les changements de place, les changements de lieu, les changements d’atmosphère et de bruits lui font toujours cet effet. Mais il a l’habitude d’être désorienté et il sait aussi qu’Isaac le connait suffisamment bien maintenant pour venir l’aider et lui indiquer et une table de libre, et les jolies filles du coin. Patient, tête penchée sur le côté, décalé contre un porte manteau. Razen attend son barman préféré et cherche même à repérer ses pas et sa démarche dans le brouhaha continu de la salle. Ses doigts glissent sur la fermeture éclair de sa veste, sa main décoiffe ses cheveux, déplie les rides de ses joues, joue même avec sa mâchoire pour étouffer un bâillement. Et cède à l’impatience. Razen tâtonne, se fraye un passage jusqu’au bar, essaye de repérer un employé. « Excusez-moi, Isaac est là ? »