J’attendrai qu’tu reviennes. Ouais, bien sûr ; Nissa dévisagea la lettre soigneusement emballée. Décachetée. Intouchée. Délaissée. Elle n’voulait pas l’ouvrir – parce que c’était bien plus simple comme ça. Une chose était utile au front ; on pouvait aisément prétendre être trop occupé pour pouvoir lire les messages envoyés depuis les coins tranquilles. Là-bas. Phoenix. Soi-disant où Benjamin l’attendait encore. Meh. La brune était réaliste, elle n’était pas de ces stupides demoiselles sans cervelle qui s’accrochaient au romantisme d’une promesse quelconque, prononcée devant la porte d’embarquement à l’aéroport. Ça avait duré le temps que ça avait duré ; ça avait été beau, idyllique, douillet comme ces histoires d’amour qui commencent sans la moindre vague. Continuent doucement, et s’envolent comme une caresse éphémère. Ce s’rait un effort inhumain d’la part du jeune homme de l’attendre, rester comme ça, insensible à toutes les groupies qui gravitaient dans sa vie : et la gamine Solak, elle avait déjà bien appris tout ce qu’il y avait à savoir, de la réalité et de sa façon de fonctionner. Benjamin n’serait plus là quand elle reviendrait – et une part d’elle-même avait déjà fait la paix avec cette idée. Question d’orgueil, une pointe d’arrogance : en digne femme qu’elle était, elle n’pouvait pas se mettre à chouiner sur une histoire qui s’était fanée à des milliers de kilomètres de là, parce qu’elle avait elle-même décidé de poursuivre ses ambitions, ses envies. Ses croyances les plus profondes. Il n’y avait que sur ça qu’elle pouvait compter : le temps calme et idéal de l’Amérique où elle était née, était loin derrière elle désormais. Et la réalité eut tôt fait de se rappeler à elle. « Solak. On doit partir. » et plus que jamais, la tentation d’empocher la lettre ou de l’ouvrir et céder au caprice de la livre avidement se fit pressante. Elle n’y céda pas - de peur probablement. Elle avait l’habitude d’avoir peur maintenant ; d’ces peurs viscérales quand elle frôlait la mort alors que les bombes ou les éclats de coups de feu n’étaient pas si loin de son dos. Mais celle-ci était différente de toutes les autres, désespérée, accrochée à quelque chose d’autre que la survie toute bête. C’était la meilleure chose à faire ; Nissa abandonna la lettre sur sa couchette – advienne que pourra, peut-être qu’elle la retrouverait en rentrant. Peut-être pas. Comme une réponse prématurée à ce que contenaient les lignes écrites par Benjamin, les vérités qu’elle fuyait tout autant qu’elle les connaissait, dans les profondeurs de sa raison. C’n’était pas un problème d’être incompatibles, de n’pas s’connaître ou se comprendre. C’était la vie, point barre.


Elle s’était enfermée dans la salle de bain. Déjà ce jour-là, après être rentrée de la pharmacie, fébrile jusqu’au bout des doigts. Elle s’était enfermée dans une autre salle de bain, celle d’un appartement plus petit, moins complexe, une vie moins bien rangée. Les circonstances avaient été totalement différentes. A cette époque-là, elle avait pu vivre, vivre alimentée de l’espoir d’s’en sortir ; l’illusion de sentir au creux de ses entrailles, le minuscule fœtus vivre. Aaron n’était plus là, maintenant. Sa robe noire parfaitement ajustée pour la rendre plus noble qu’elle ne l’était à l’intérieur, ses cheveux suspendus pour cacher le fait qu’elle avait frôlé la folie à s’en arracher d’épaisses poignées rageuses ; Nissa sentait chaque seconde qui courait. Chacune plus douloureuse que la précédente. Au coin du lavabo, ses yeux sombres trouvèrent la brosse à dents de son fils : il n’l’utilisait que rarement, prétendant toujours s’être brossé les dents alors même qu’il n’savait pas mentir. Aaron, le gamin qui ne savait pas mentir. Et les habituels combats dans la petite marche quotidienne avant le coucher. Et les derniers instants avant d’éteindre la lumière ; le bisou sur le front, la caresse sur la joue. Ce sentiment de légèreté si délicieux. Qui n’appartenait qu’à une autre vie. Elle aurait voulu s’y raccrocher de toutes ses forces. Mais Nissa ne put attraper l’objet que pour le jeter rageusement dans la poubelle, les larmes bordant à nouveau ses paupières ; l’étau, de retour pour enserrer sa poitrine et rendre sa respiration erratique. Elle allait céder à nouveau, s’effriter, s’effondrer. Et tout ce qu’elle trouvait à faire, c’était haïr tous ceux qui la regardaient avec une quelconque pitié, haïr ceux qui croyaient pouvoir ressentir ce qu’elle ressentait. La rage, la rage colérique pulsait dans ses veines à une vitesse ahurissante. Après tout ça. Dans le reflet du miroir, sur le bord de la baignoire, elle put voir le flacon de shampoing utilisé par son fils. Habituellement. Avant. Avant, avant, avant – elle n’pouvait plus. Elle n’pouvait plus respirer. Elle ne sut jamais ce que sa main attrapa, fracassant le miroir comme première manifestation de la hargne qui la consumait de l’intérieur. Chaque petit élément des meubles, chaque bibelot, les rideaux ornant les contours de la fenêtre ; tout y passa, consumé, ravagé par la jeune femme. Elle n’pouvait pas. N’pouvait pas sortir de cette pièce et sentir le monde tourner à nouveau. Elle n’pouvait plus regarder ceux qui étaient encore là, encore vivants – elle, Benjamin, ses parents, sa famille, leurs amis. Elle les échangerait tous contre son fils ; une dernière seconde avec lui, la chance de corriger son faux pas quelconque. Quelque chose, un instant avec Aaron – n’importe quoi.


Le blanc éblouissant lui irradia les prunelles, aussitôt ouvrit-elle les yeux. Mais ça n’faisait rien ; brusquement, la brune se redressa, observant les alentours sans comprendre. Sans comprendre. Aaron – le nom passa ses lèvres avec une frénésie incontrôlée, ses mains cherchant désespérément la moindre prise. Aaron, Aaron : où était-il ?! Ses mains moites ne trouvèrent que les draps, leur blancheur – toujours cette couleur répugnante – partout, elle l’englobait comme si elle s’retrouvait au Paradis. Elle aurait pu y croire, si elle avait une quelconque foi encore en elle. Et s’il n’y avait pas ce bipbipbip lui vrillant les oreilles. Aaron ?! Le nom s’accrocha à ses lèvres dans une mélopée désespérée ; elle avait tout fait, tout essayé. Il n’pouvait qu’être là. Là, où ?! Les réponses solitaires de la machine s’accélérèrent, ignorées – ignorées jusqu’à ce que la douleur ne la transperce de part en part. Elle crispa une main autour de son poitrail juste à temps – juste avant que les flots de sang ne s’échappent d’entre ses lèvres, des crachats incandescents qui ne firent qu’ajouter à sa panique. Les médecins entrèrent bien assez vite, avec aucune réponse à ses questions ; où était son fils ?! Où était la résurrection tant espérée que lui avait promis ce fou de dégénéré ?! Où était le prix qu’elle avait tant cherché, la récompense tant attendue pour avoir tant lutté, tant donné ?! Il n’y avait que la peine, toujours plus de peine – on lui injecta, quelque part ce qui semblait être de quoi calmer ses douleurs incessantes. Rien n’suffit, rien n’pourrait effacer la trace brûlante du coup de poignard que venait de lui foutre la réalité. Juste là, dans le cœur – encore, encore, pour mieux l’épuiser. Elle n’avait pas ramené son fils ; il était perdu depuis déjà trop longtemps. Elle aussi, elle était perdue : le seul point d’ancrage qui se présenta à elle fut la main de Benjamin, enserrant ses doigts, quelque part au milieu des tourments, au milieu de la nuit incessante, de l’épuisement pur et dur. Il était là, toujours là ; elle n’savait pas pourquoi, elle n’savait pas pour qui. Mais il était là ; et tout ce qu’elle pouvait ressentir au fond d’elle, c’était que ça n’suffisait plus.


Y’avait eu aucun bouclier noir, qui était venu bloquer l’ardeur de la gifle qu’elle avait balancé en plein dans la tronche de son mari. Aucune tare surnaturelle qui n’était venu les trahir plus profondément encore que chacun des échecs qu’ils avaient connus jusque-là. Benjamin, un transmutant. Et dans tout ce qu’ils avaient traversé, c’était le pire. Là, au bord de la route, Nissa avait quitté l’habitacle sans se retourner, elle rejoindrait Radcliff, seule s’il fallait qu’il en soit ainsi. Depuis bien plus longtemps qu’ils n’se l’étaient avoués jusque-là, il n’y avait plus rien eu à sauver ; maintenant, c’était pire que tout. Cette connexion immuable qui les avait liés l’un à l’autre, à travers vents et marées, venait de rencontrer la lame brutale d’une vérité qui les avait détruits. Elle n’retournerait pas vers lui ; et elle n’avait aucune envie qu’il accourt à sa poursuite. C’était une trahison de trop, un faux pas de trop : un aléas de trop, dressé sur son chemin vengeur par une vie qui décidait tout pour elle – ou presque. Jusque-là, la Moreno s’était accrochée à la volonté d’arracher ses droits d’un destin qui l’avait menée par le bout du nez, jusque-là. Mais quelque chose n’en avait décidé autrement ; quelque chose que Benjamin trahissait dans les profondeurs de son être. Elle n’avait pas daigné lui tirer une balle dans la tête, ou même essayer de prononcer un mot ; la gifle avait parlé d’elle-même, l’expression criante de son désarroi et de sa rage entremêlés. Maintenant, il n’y avait plus qu’à avancer, sans s’retourner. Fuir d’une quelconque manière ; plus pour très longtemps. Son Salut était à Radcliff.