Assis en tailleur sur le lit, mes doigts glissent sur la photo sortie avec précaution de sous mon oreiller, ma lampe de poche calée sur mon épaule. Un homme, grand, carré d’épaules. Une barbe dense qui peine pourtant à cacher son large sourire. Sur ses épaules, un petit garçon avec de bonnes joues, une masse de cheveux frisés, une rangée de dents bien blanche. A côté, une femme, qui tient un bébé dans les bras sur le crâne duquel on devine des cheveux noirs corbeaux. Et moi. Au centre. Qui tient dans mes bras un chiot. Je dessine le contour de ma famille, plissant davantage les yeux comme pour voir mieux les détails malgré la migraine qui enfle dans mes temps. « Je suis désolé Papa, j’suis désolé Maman » Mon murmure me semble assourdissant dans le silence de la chambre, et pourtant ce n’est qu’un souffle étouffé. Mon regard revient sur le plus jeune de mes frères, encore dans les bras de notre mère dont il n’a aucun souvenir. Mon poing veut se crisper sur la photo, je me retiens de justesse dans un soupir, la range dans sa cachette, m’extirpe du lit à pas de loup pour ne pas réveiller Alvin. Je ne vais pas réussir à dormir, pas alors que notre famille vient une nouvelle fois d’exploser en morceaux.

J’avais six ans lorsqu’ils m’ont confié Alvin pour la première fois. J’avais peur de lui, j’avais peur de le casser, j’avais peur de ses cris et de ses larmes. Au moindre hurlement de sa part, que ce soit pour manger ou parce qu’il venait de se réveiller, j’étais paniqué. Je m’en souviens encore, comme tous les souvenirs que j’ai de cette époque et que je me suis appliqué à me remémorer régulièrement pour ne pas les perdre. Je me souviens de cet émerveillement confus lorsqu’un an après, Ren apparaissait à son tour et qu’une nouvelle fois, on me le confiait. Et l’année d’après, on m’a forcé à tenir mes promesses en m’enlevant mes parents. Regarde, c’est ton petit frère, chantonne la voix de ma mère, tous les soirs depuis onze ans, il faut que tu veilles sur lui, que tu le protèges. Tu es leur grand frère, ils vont avoir besoin de toi pour leur montrer le chemin. Je serre les poings en me glissant de la chambre, en descendant à pas de loup les escaliers, en m’immisçant dans la cuisine pour boire un verre de lait, de jus d’orange, une bière que notre dernière famille d’accueil aurait eu l’inconscience de laisser traîner. Pas besoin de décapsuleur, je me débrouille avec le bord du plan de travail, m’affale sur une chaise et écoute les bruits de la bâtisse. Des ronflements, incertains, à quelques mètres de là : les parents. Au-dessus, trois enfants, les leurs. Et un peu sur la droite, un Alvin. Et mon lit. Des étrangers. Je fais une grimace devant l’amertume de la bière, grimace qui s’accentue lorsque j’en lis la marque. Bas de gamme. Notre précédente famille d’accueil s’est peut être lassée de nous en un temps record, une demi-douzaine de mois tout au plus, elle présentait l’avantage d’avoir du goût en matière d’alcool. Et de ne pas se rendre compte de mes insomnies et de mes petites expéditions dans la cuisine. Et elle présentait l’avantage de nous héberger tous les trois. Pas d’en laisser un être adopté. Je me passe une main sur le visage. Je n’arrive pas à savoir si c’est de ma faute ou si c’est juste… comme ça. J’aimerais me dire que je suis responsable du départ de Ren pour avoir quelqu’un à qui en vouloir, mais je ne suis pas stupide : c’est lui qui a fait son choix et il était fatigué, comme Alvin, comme moi, de ne pas avoir de foyer.

Je plisse les yeux : les formes sont floues, il y a comme une tâche noire devant moi, qui voltige. Je me frotte les paupières, sentant poindre une nouvelle migraine. Je manque de sommeil, très certainement. D’une gorgée, je termine ma bière, glisse la bouteille dans ma cachette, derrière l’évier, où siègent d’autres cadavres qu’ils ne retrouveront très certainement qu’après notre départ, inévitable. Et remonte dans ma chambre. Les yeux grands ouverts d’Alvin me réceptionnent, je lui fais un petit sourire complice. « Dors, terreur. » Au moins, il me reste lui. Un an, et il n’y aura plus tous les deux, on se posera, on cessera de nous trimbaler, de nous écarteler, on cessera de faire exploser cette famille en morceaux. « Ca va aller » murmure-je à nouveau en regardant le plafond. Je ne vais pas dormir, malgré la fatigue. Ca va aller. Y-a-t-il pire mensonge ?

Que pourrait-il nous arriver de pire ? C’est la question que je me pose tous les matins depuis que le verdict est tombé et que nous avons à nouveau fait nos valises. Aveugle. Ma vue, déjà mauvaise, n’a fait qu’empirer ces quatre derniers mois et je porte désormais des verres teintés. Mon petit frère est parti, sans que je ne puisse le retrouver, nous avons une nouvelle fois changé de famille d’accueil et je suis aveugle. Définitivement aveugle. Ils n’ont pas réussi à déterminer la cause de cette cécité brutale, moi je n’en ai rien à faire : je n’ai d’yeux que pour ce papier qu’on m’a glissé entre les doigts. Deux versions d’un même papier. Je n’ai qu’à effleurer l’une des feuilles pour suivre le braille et en comprendre immédiatement le sens, avec cette simplicité toute aussi nouvelle que les ténèbres et presque aussi déstabilisante. Je vais devoir passer des tests si je veux la garde d’Alvin. J’ai dix-huit ans, je suis aveugle, et on veut encore me retirer mon frère, le seul qu’il me reste. Protège les, veille sur eux. Je sais, Papa, c’est ce que j’essaye de faire. Mes doigts parcourent la feuille, je me mords la lèvre. Des tests, des tests, encore des tests. Que je dois réussir, je n’ai pas le choix. J’ai promis à Al’ que ça allait aller : il faut que je leur prouve que je suis apte à m’occuper de lui. Je relève la tête, mouvement inutile mais qui a le don de faire oublier ma cécité à mon interlocuteur, comme si j’allais le regarder dans les yeux. L’assistant familial qui est devant moi, je comprends depuis qu’il m’a tendu la main ce qu’il attend de moi. C’est déstabilisant mais utile, je n’ai pas besoin de le voir pour savoir ce qu’il escompte de cette entrevue. D’un côté, il veut, pour moi, que je réussisse et que je prouve autant à eux qu’à moi que je suis un adulte responsable. De l’autre côté, il ne me voit que comme un infirme et il ne peut s’empêcher de se dire que je ne vais pas réussir. Le médecin, lui, il n’attend qu’une chose : que je prouve que je suis incapable de vivre normalement malgré ma cécité. « Peut-on s’occuper de ça tout de suite ? Je n’ai pas envie de faire traîner ça, j’ai promis à Alvin qu’il pourrait m’accompagner pour choisir notre appartement. » Un soupir, moqueur. Je les mets au défi de me faire chuter. De l’arrogance ? Non. Une promesse. Que j’ai faite à mes parents et que j’ai trahi une fois. Pas deux. Surtout pas deux.

« Sois prudent. » Ma recommandation est parfaitement inutile, je le sais, mais je ne peux pas m’empêcher de la lui faire à chaque fois qu’il part, comme ça. Je me sens un peu coupable, il ne faut pas se le cacher, de ce que nous sommes devenus. Mercenaires, arnaqueurs, je ne trouve pas le terme adéquat. Depuis que j’ai récupéré sa garde, on a certes quitté le milieu bancal des familles d’accueil, on est resté dans cette dynamique du mouvement pour petit à petit sombrer dans une illégalité toute relative. Pas d’études, pas de vrai travail, pas de vraies formations, pas de vraie vie, dans un sens. Aveugle, à dix-huit ans, qu’est ce que j’espérais en même temps ? J’ai commencé à réparer des trucs, crispé que j’étais lorsque j’entendais ou que je sentais un défaut de mécanisme, puis sans savoir comment, nous en sommes venus à accepter des contrats et à vivre de l’argent qu’on pouvait se faire à partir de là. Sois prudent. Je sais qu’il va l’être mais je ne peux pas m’empêcher de le lui rappeler, pour qu’il revienne. J’entends le cliquètement de son arme, je me retiens de justesse de lui demander de me la confier pour que je la vérifie. J’ai confiance en lui, il ne faut pas croire mais… Un soupir. « Tiens-toi en au plan, d’accord ? » Une nouvelle remarque inutile, presque rituelle. Un sourire, aussi, complice, destiné à lui-seul puisque je ne pourrai pas percevoir le sien. Il soupire, je lève les yeux au ciel, tâtonnant sur le bord de la table pour me lever la contourner, pour le rejoindre. « Je ne vois absolument pas ce qui pourrait mal se passer. » C’est à mon tour de soupirer. Veut-il la liste par ordre chronologique ou alphabétique ? Je prends la première idée qui me vient à l’esprit, moqueur : « La fille de Duncan est sexy » Mes lèvres se plissent, goguenards. Nous sommes les mêmes, malgré nos six ans d’écart, sur ce plan-là. Presque les mêmes, je suis, je crois, un peu plus mesuré que mon frère mais de peu. Je ne l’ai pas vue ? Je sais lire dans la voix des gens ce qu’eux-mêmes ne perçoivent pas, petit frère, je te connais mieux que quiconque sans compter que nous sommes de la même veine. Et si elle est sexy, alors… « Fais pas de folie » lui réponds-je lorsqu’il pense me rassurer d’une tape sur l’épaule. Un nouveau soupir, je m’attends au pire de sa part et préfère gérer ça en allant me chercher une bière.

Nouvelle insomnie. Encore. L’avantage, c’est que mon frère dort pour une fois et que je suis le seul réveillé dans le motel où on a posé nos valises. Ce n’est pas la première fois qu’un contrat n’est pas terminé, mais ce n’est pas non plus chose courante, surtout que contrairement à d’autres fois, le risque de complication n’était pas très élevé, même pour moi. Là, ce n’est pas la faute d’un évènement inattendu, c’est celle d’Alvin et je ne vois pas ce qu’il y avait de différents. Il l’a laissée partir, aurait pu la retenir mais non, il a préféré la laisser filer, elle et l’argent promis. Et pourquoi ? Parce qu’elle était gentille. J’avale une gorgée de bière, m’étrangle, cherche devant moi quelque chose à grignoter. Les mots de mon frère hantent mes pensées. Je passe mon temps à trahir des gens, des gens que je peux voir. C’est vrai que je ne peux pas les voir, mais je peux comprendre sans souci ce qu’il veut dire. Parce que ceux qu’il trahit, je les trahis aussi d’une certaine manière et je ne suis jamais totalement blanc comme neige dans ce qu’on fait. Mais c’est aussi ce qu’on fait depuis longtemps, presque toujours, et on a jusque là toujours réussi à faire la part des choses. A se réjouir des liasses de billets glissées entre nos mains pour mieux passer au contrat suivant. Je me doute bien que ce n’est pas cette vie là que nos parents souhaitaient pour nous mais… au moins, on est encore tous les deux, ensemble. Il ne manque que Ren.

Je me lève, suis le plan de travail du bout des doigts, me laisse guider jusqu’à la table pour y trouver un carnet et un crayon toujours déposé au même endroit par mon frère pour qu’ils soient à portée de main. Radcliff. Notre prochaine destination puisque notre contrat semble s’y être déplacée. Je commence à y griffonner quelques idées sur la manière de s’y prendre, puisqu’elle avait vu – de près – le visage de mon frère, il fallait qu’il la trouve et que moi je l’aborde. Mais il faut la trouver d’abord et pour ça, il faut des yeux que je n’ai plus depuis trop longtemps pour que je les regrette. Je griffonne des idées sur la feuille, m’aperçois un peu tard que j’ai écrit en dehors de la feuille. Je peste. Tâtonne à la recherche de ma bière, me rends compte que je l’ai posée quelque part mais que je ne sais plus où. Bien. « Aaaaal… » Il doit être quoi, trois, quatre heures du matin ? Mon murmure n’a qu’un silence en retour, je m’avachis contre ma chaise. Ca ne sert à rien de chercher ma bière dans la chambre, je risque de faire plus de bruits qu’autre chose. Lire ? J’ai posé mon bouquin – en braille – de grammaire italienne quelque part mais… je ne sais plus où non plus. On pourrait penser qu’être aveugle m’a appris à être ordonné, c’est tout le contraire : je perds davantage les choses sans réussir à perdre ce réflexe stupide de poser mes affaires où je suis, sans chercher à les ranger.