Assise droite dans son siège, le menton posé dans le creux de sa main, Theo regardait défiler les nuages derrière la fenêtre de l’avion qui lui faisait traverser l’océan, probablement en aller simple. Peut-être reviendrait-elle en Angleterre un jour, mais pour le moment, elle en avait assez de son pays et de l’Europe en général. Elle avait envie de changer d’air, elle souhaitait quelque chose de radical, et puisqu’elle ne savait pas encore parler chinois ou japonais, elle se rabattait sur un pays dont elle maîtrisait au moins la langue. Les Etats-Unis étaient apparus comme un choix évident. Après tout, il s’agissait de l’une des plus grosses puissances mondiales. Elle y trouverait tout ce qu’elle désirait, ou presque. Elle ne savait pas encore si elle y ferait sa vie pour de bon ou si elle n’y serait que de passage. Pour l’instant, elle comptait profiter de son temps là-bas pour se remettre les idées en place avant de penser à l’avenir.
Ses yeux d’un bleu vif scrutèrent le paysage sous la carcasse de métal. Elle trouvait cela étonnamment apaisant, et lui donnait l’impression de prendre un peu de recul par rapport à tout ce qui s’était passé et tout ce qui se passerait sur le sol si loin sous ses pieds. Elle se prit à se demander si quelqu’un à Londres regretterait son départ. Elle avait averti tous ses anciens clients qu’ils devraient chercher de l’affection ailleurs. Elle ne comptait pas remettre ses services sur le marché tout de suite. Avec les revenus qu’elle avait accumulé ces dernières années, plus ceux dont elle avait hérité récemment, elle pouvait vivre tranquillement sans craindre la faillite pendant un petit moment. Peut-être que si l’ennui se faisait trop fort, elle se déciderait de sortir de sa retraite anticipée.
Un mouvement sur sa droite attira son attention, et son regard se retira du hublot pour se poser sur l’homme qui venait de s’asseoir dans le siège à côté d’elle. Ils étaient les seuls encore réveillés dans la cabine première classe de l’appareil, tous les autres passagers endormis ou plongés dans un film pour passer le temps. L’individu qui se trouvait à ses côtés, elle le connaissait bien. Après tout, elle avait partagé sa vie pendant presque cinq ans. Et cinq ans, c’était très long quand on le connaissait. Elle se demandait comment elle avait fait pour lui survivre.

- Alors darling, on rêvasse ? lui demanda-t-il, un sourire goguenard étirant ses lèvres fines.

Theo soutint son regard aussi sombre que le sien était clair et lui rendit son sourire, presque aussi moqueur.

- Moi, rêvasser ? Tu ne crois pas que j’ai mieux à faire ?
- Hm, tu sais, parfois je me le demande.

Le sourire de la jeune femme s’accentua légèrement tandis qu’elle reportait son attention sur la fenêtre et la mer de nuages qui défilait toujours, comme un fleuve rendu doré par les rayons d’un soleil qui ne semblait pas aussi lointain que depuis la terre ferme.

- Franchement Theo, qu’est-ce que tu vas faire aux Etats-Unis ? Ils sont encore plus grossiers et primitifs là-bas qu’en Europe, et pourtant, en Europe ils étaient tous particulièrement idiots. Ne me dis pas que la médiocrité te manque.

L’ancienne escort-girl haussa légèrement les épaules.

- Ils sont tous aussi bêtes d’un bout à l’autre du monde de toute façon. Que veux-tu : ils sont très rares, ceux qui sont aussi intelligents que toi.

L’homme en costume Armani impeccablement taillé haussa un sourcil, l’air vexé.

- Tu sous-entends que des gens comme ça existent ?

La demoiselle rit un peu et se tourna vers lui.

- Oh, excuse-moi, je ne voulais pas te froisser dans ton orgueil.

Elle le regarda tandis qu’il croisait les bras avec une moue aussi boudeuse qu’un enfant vexé. Souvent, elle s’était demandé comment quelqu’un à l’intelligence aussi exceptionnelle et à l’humeur aussi redoutable pouvait se montrer aussi changeant qu’un gamin capricieux. Elle n’avait plus les marques sur son corps pour en témoigner, mais elle se souvenait parfaitement de tous les coups physiques qu’elle avait reçu – ils n’avaient pas été si nombreux que ça, mais chacun d’entre eux avait tapé juste. Quant aux dommages moraux … elle se demandait parfois si elle avait vraiment réussi à surmonter son syndrome de Stockholm, ou s’il l’avait tellement dévorée de l’intérieur qu’elle ne s’en rendait même plus compte. Elle était certaine d’avoir changé cependant, car si elle ne l’avait pas fait, le personnage dans le siège à sa droite aurait ordonné à ses hommes de lui tirer une balle dans la tête. Il ne s’en serait même pas chargé lui-même ; elle aurait été abattue dans la rue, ou bien chez elle là où personne ne viendrait la chercher avant longtemps, et sa fin aurait été encore plus minable que son existence. Au moins avait-elle pu profiter de sa présence et d’une estime toute nouvelle à son égard pendant encore un temps.

- Pourquoi tu ne m’as pas prévenu, darling ? Tu sais bien que je n’aime pas ce genre de cachotteries.

Theo lui sourit à nouveau. Elle le savait très bien, qu’il n’aimait pas qu’on lui cache quoi que ce soit, d’autant plus qu’il finissait toujours par tout savoir.

- Tu m’aurais suivie, si je t’en avais parlé ?

L’homme en costume lui rendit son sourire, ses traits soulignés par sa très discrète barbe qui lui noircissait à peine le menton.

- Bien sûr que non. Mais pourtant, me voilà avec toi, parti vers de nouvelles aventures.

Theo hocha la tête.

- Exactement. Et de toute façon tu n’avais pas ton mot à dire.
- Ah oui ? Et je peux savoir pourquoi ?

La jeune femme le fixa, et sur son visage souriant tomba soudain un voile de tristesse qui sembla renforcer l’étincelle d’amour pur qui brillait au fond de ses prunelles bleues. Elle tendit la main vers lui, au niveau de sa joue.

- Parce que James, mon chéri, tu n’es qu’un fantôme maintenant.

Ses doigts tentèrent de rentrer en contact avec sa peau, mais ils ne firent que dissiper l’hallucination, comme ils l’avaient fait avec toutes les autres jusqu’à présent. Theodora ramena sa main à elle en soupirant, presque déçue. A chaque fois, elle se laissait avoir, elle osait rêver que cette fois, ça ne serait pas juste une vision mais bien l’homme qu’elle aimait, en chair et en os, revenu d’entre les morts pour la torturer encore un peu.
Mais visiblement, la vie ne lui fera pas ce cadeau. Elle ne parlait plus à sa famille et ne voulait plus avoir affaire avec eux. Elle avait peu d’amis, et elle les avait laissés derrière elle. Le seul qu’elle aurait voulu suivre jusqu’au bout du monde, celui pour lequel elle aurait vendu son âme sans hésiter, il était mort deux mois plus tôt d’une balle en plein cœur. Et la vie qu’elle avait commencé à rêver avec lui, une vie où elle n’aurait plus peur, elle ne pourrait que continuer à la fantasmer ; elle devrait se contenter de dialogues épisodiques avec une hallucination. Elle espérait que l’air américain lui ferait du bien. Elle était partie pour s’exiler dans une petite ville du Kentucky, espérant quelque part qu’elle cesserait de voir des fantômes.
Elle ne savait pas encore qu’elle était à mille lieux de cette retraite calme à laquelle elle avait tant pensé.