Perchée sur le rebord du toit de son immeuble, Leen regardait le soleil disparaitre lentement sous la ligne d’horizon. La blonde s’était toujours sentie plus en sécurité en hauteur que sur la terre ferme. Pouvoir observer le monde d’en haut lui donnait une impression de contrôle presque grisante, tandis qu’elle avait constamment la sensation d’étouffer en bas, au milieu de la foule. Forcée tous les jours à pourtant donner le change, la jeune femme serait volontiers restée indéfiniment sur son perchoir. Ici, elle se sentait vivre et respirer. Ou du moins se sentait-elle moins engourdie que durant le reste de son temps. Mais aujourd’hui, c’était différent. Aujourd’hui, même prendre de la hauteur… de la distance… lui semblait difficile. La date approchait. Celle de la mort de Lillyana. Et comme chaque année, l’approche de cette date perturbait la chasseuse plus qu’elle ne l’aurait voulu. Elle n’aimait pas se morfondre pourtant. Mais cette période lui rappelait immanquablement qu’elle était seule au final et que la seule personne qui ait jamais vraiment compté à ses yeux avait disparu. Depuis plus de dix ans déjà. Malgré les années, la douleur était toujours, aussi vive et prenante que le premier jour. Vivre sans sa soeur, alors qu’elle lui avait consacré toute la première partie de sa vie sans concessions, était une torture pour Leen. Une torture qui la poussait pourtant chaque jour un peu plus en avant, l’aidant à remplir la mission qu’elle s’était fixée: débarrasser le monde des dégénérés. Cette mission, c’était toute sa vie à présent: elle s’y adonnait corps et âme, sans compter. Et si elle était une chasseuse hors pair, renforcée par son oeil- ce secret inavouable, Leen devenait encore plus létale quand l’anniversaire de la mort de Lily approchait. Chaque année, elle prenait des risques inconsidérés- repoussant chaque fois un peu plus ses limites. Elle n’avait pas vraiment envie de mourir et ne se mettait donc pas en danger pour cette raison. Mais le rush d’adrénaline supplémentaire lui permettait de mieux dormir et de moins réfléchir. De ne pas constamment tourner en rond comme un lion en cage. Pire qu’une addict à la drogue en manque, Leen aurait bien chassé jours et nuits sans s’arrêter si elle avait pu. Malheureusement, il était important pour le clan qu’elle continue d’exercer son métier de jour. Et bien que la blonde aimait son métier d’avocate, elle avait tendance à souvent le minimiser, le considérant comme un agréable passe-temps à exercer quand elle ne pouvait faire ce qu’elle désirait vraiment. Aujourd’hui, bien entendu, comme tout ces derniers temps, la journée au bureau s’était tout de même avérée éreintante pour la jeune femme, tournant le hobby en véritable calvaire. C’était tout juste si Leen avait réussi à se retenir de tuer ses collègues. Ne tenant plus, elle avait même passé ses nerfs sur son pauvre secrétaire: un jeune garçon maigrichon et peu ambitieux qui lui faisait franchement un peu pitié en temps normal. Elle avait été si dure aujourd’hui qu’elle se demandait d’ailleurs s’il allait oser revenir demain. Peut-être démissionnerait-il... Elle ne l’en blâmerait pas vraiment, au final. Elle se savait effrayante et froide. C’était son arme, son moyen de ne pas se faire aspirer dans le monde. Après tout, elle n’avait aucune envie de fraterniser, ni aucun besoin de se faire de réels amis.

Les yeux dans le vague, la tête à des milliers de kilomètres- dans les environs de sa Sofia natale, Leen ne se rendit pas compte du temps qui passait. Ce ne fut que plusieurs heures plus tard quand, frissonnant sous la brise, elle se fit tirer hors de sa torpeur par la chute soudaine de température qu'elle réalisa le temps qu'elle venait de passer assise sur le toit. Il faisait déjà nuit noire et elle ne portait qu’un très léger chemisier après tout. Il allait falloir qu’elle bouge à un moment donné si elle ne voulait pas finir en glaçon. Mais la jeune femme n’avait pas spécialement envie de rentrer chez elle et retrouver Elend pour autant. Une autre confrontation avec cet imbécile était au-dessus de ses forces en ce moment. De plus, discuter avec lui ces derniers temps effrayait Leen. Plus elle le voyait, plus elle avait cette impression dérangeante qu’il était sur le point de découvrir son secret- de comprendre sa nature de dégénérée. S’il ne l’avait pas déjà découverte à présent; auquel cas il serait en train de jouer un jeu particulièrement sadique à la faire mariner et à attendre le bon moment pour la démasquer. Elle ne savait pas sur quel pied danser vraiment et se sentait donc constamment sur le qui-vive avec lui - bien que cela ne changeait pas vraiment de leurs habitudes, en définitive. Décidant finalement qu’elle avait besoin d’un verre, Leen chassa la désagréable peur qu’elle venait de ressentir à la pensée d’Elend avant de se lever et de descendre du toit pour prendre la direction d’un bar qu’elle aimait fréquenter quand elle voulait être tranquille. Cet établissement ne se trouvant qu’à quelques rues de son appartement, elle marcha jusque-là et ne tarda pas à y arriver. Elle eut à peine le temps d'entrer que l’ambiance enfumée de l’endroit lui sauta à la gorge. Elle étouffait, mais ça ne changeait pas vraiment de son habitude. Et puis cette sensation n’était rien qui ne puisse se régler par un ou deux verre bien corsés. Ne désirant tout de même pas trop se mêler au monde environnant, la blonde choisit une table un peu à l’écart, dans le fond de la salle.

Grâce à son oeil, Leen le vit bien avant qu’il ne la repère, mais trop tard pour qu’elle puisse s’esquiver discrètement. Alvin. Elle s’en rappelait. Elle se rappelait de toutes les personnes qu’elle rencontrait dans le cadre de la chasse. D'ailleurs, lui, particulièrement, l’avait marquée. Du moins, lui et son frère aveugle. Razen. Celui qui l’avait mise mal à l’aise et l’avait poussée à fortement se méfier. Celui qui en savait trop, mais ne voyait pas- contrairement à elle qui voyait tout. Qui voyait trop.  « Hey, ça fait un baille Leen. Qu’est-ce que tu fais à Radcliff ? T’es trop belle pour venir t’enterrer dans un coin pareil. » Il était charmeur; de ça aussi, elle s’en souvenait. Elle n’y avait d’ailleurs pas été insensible à l’époque où ils avaient bossé ensemble. Leen n’était pas du genre à se laisser berner par de belles paroles, mais elle n’était pas contre s’amuser un peu également.  « Merci. Même si je me doute ne pas être la seule à qui tu dis ça. » Leen accompagna sa phrase d’un petit sourire mutin et marqua une pause avant de répondre réellement à la question.  « Je vais là où ma famille a besoin de moin. Il se trouve que c’est à Radcliff en ce moment. Et je trouve que ce n’est pas si mal quand on prend de la hauteur. » Toute personne ayant un jour été en mission avec elle était au courant de son attrait pour le vide et la hauteur. Leen savait donc qu’Alvin comprendrait ce qu’elle avait voulu dire.  « Enfin, je peux t’offrir un verre ? » Souriant de plus belle, Leen acquiesça d’un léger mouvement de la tête.  « Je boirai ce que tu prendras. » Suivre le même régime liquide que son interlocuteur n’effrayait pas vraiment la jeune femme. Elle tenait assez bien l’alcool en temps normal. Et puis, n’étant pas d’un naturel social, elle se dit que l’alcool pouvait bien l’aider un petit peu. Bien qu’elle ne laissait rien transparaitre, Leen se sentait en effet mal à l’aise face à cette homme. En temps normal, elle se serait sentie moins empruntée, mais l’époque de l’année ne se prêtait décidément vraiment pas aux interactions sociales pour la jeune femme.  « Et toi, qu’est-ce qui t’amènes dans cette ville que tu sembles pourtant ne pas tant aimer que ça? » Elle ne pouvait faire plus banal comme question au fond. Mais bon, elle n’avait rien trouvé de plus pertinent à dire.  « Je suppose d’ailleurs que ton frère ne doit pas être bien loin vu comment vous étiez inséparables la dernière fois. » Elle n’avait pu s’en empêcher. Sous son sourire enjôleur, Leen ne pouvait empêcher son cerveau de tourner; de se méfier. C’était comme une drogue pour elle, un moyen de se distraire du triste fiasco qu’était sa vie. Enfin, si l’on pouvait appeler ça une vie.