« QUI DE VOUS DEUX A FAIT CA ?  JE VOUS PREVIENS SI VOUS NE VOUS DENONCEZ PAS, JE LE DIS A MAMAN »
Oups, ce coup-ci, Calista avait l’air vraiment, vraiment, mais alors vraiment super fachée. Aspen glissa un regard un peu effrayé à Lorcan, mais celui-ci haussa les épaules : Elle pouvait les menacer autant qu’elle voulait, elle trouverait pas le coupable, c’était sur. Les vacances de Noël était la période préférée des jumeaux, pour de nombreux raisons : déjà, parce qu’il y avait noël, et quelques jours après, leur anniversaire. Double ration de cadeaux, double ration de sucrerie. Et puis il y avait la neige, et l’odeur du pain d’épice que maman faisait uniquement au mois de décembre. Enfin, ils étaient en vacances, ce qui leur laissait tout le loisir de faire toutes les bétises de la terre, et toujours de concert bien sur. Ce coup ci, ce fut leur ainée, alors agée de huit ans, qui en ferait les frais : elle qui les avait bassiné avec son « âge » de raison et son rôle de Grande qui avait le droit de manger à la table des adultes, elle ferait moins la maline quand elle ne retrouverait pas son ours en peluche, celui avec lequel elle dormait toute les nuits. Après tous les grands ça dort sans doudou non ? Alors les deux morveux, bras dessus dessous, s’étaient faufilés dans la chambre de leur sœur qui aidait maman Wolstenholme à la cuisine : encore un truc pour lequel ils étaient trop petits, il parait. Lorcan faisait le guet devant la porte alors qu’Aspen escaladait le lit en hauteur de sa sœur, escaladait chaque barreau avec agilité. Le doudou était là, à sa place, mais plus pour très longtemps. Le larcin effectué, les petites têtes brunes et rousses s’étaient planqués dans leur chambre pour se mettre d’accord sur le sort de teddy : Aspen voulait le mettre dans les toilettes, mais Lorcan trouvait ça un peu trop « abusé, quand même ». Lui il aimerait pas avoir son doudou tout puant le pipi. Ils voulurent faire croire à une fugue de doudou, comme dans le dessin animé d’hier, mais dans la télé le doudou laissait une lettre à son propriétaire et eux, ils savaient pas encore écrire. Finalement ils se décidèrent pour quelque chose de classique, mais efficace : la poubelle du garage. Calista mettrait des heures à la trouver et en plus elle sentirait la vieille soupe moisie, c’était parfait.

Finalement, Lorcan et Aspen furent bel et bien tous les deux punis ce soir là, refusant de se dénoncer mutuellement, solidaires jusqu’au bout. Pas de pain d’épice ce soir là, mais une énorme ration de chou farcie et une privation de dessins animés le lendemain. Mais aux yeux d’Aspen, ça valait le coup, et elle savait que pour Lorcan aussi.

Cette anecdote est l’une des plus anciennes de la mémoire de la cadette des Wolstenholme. Avec le temps, ils avaient arrêtés d’embêter Calista, mais ce souvenir lui rappelait à quel point elle avait été proche de son frère un jour, complices même dans les pires méfaits ….

« Toutes nos condoléances pour votre perte Mademoiselle Wolstenholme, Toutes nos condoléances pour votre perte Mademoiselle Wolstenholme, Toutes nos condo… ». Elle n’en pouvait plus de cette phrase, rabachée encore et encore, en boucle, par des gens qu’elle ne connaissait pas, qui osaient lui toucher le bras, la joue, l’épaule, dans un geste d’une empathie gerbante. Oui, tout ça, gerbante. Et pourtant elle affichait un air de circonstance, entre l’affliction et la retenue, en lissant machinalement sa robe de tule noir, en remerciant les adultes, les machoires serrés. Hypocrites, tous des hypocrites, avec leurs larmes de crocodiles, à voleter autour d’eux comme des mouches autour d’une charogne. Sa mère était morte, elle s’était suicidée, et ils étaient là à se pencher sur le cercueil avec leur curiosité glauque et morbide. Parce qu’elle les avait entendu les murmures sous capes, les questions qu’on ne pose a priori pas devant les enfants : les comment, les pourquoi, et voilà que je m’approche du corps pour voir si elle a des marques sur les poignets, autour de la gorge ou si il y a un trou sur l’une des tempes. Allez vous en, barrez vous tous, vous ne méritez pas d’être endeuillés, elle ne vous manquera pas comme elle nous manquera à nous, à Papa, Cali, Lorcan et moi, songea l’adolescente de douze ans.
Il n’y aurait plus de pain d’épice pour Noël, il n’y aurait plus de gouter-devoir sur la table du salon, plus de cours de danse mère-filles le mercredi après midi. L’enfance était terminée, ils n’entendraient plus maman chantonner dans la cuisine, ils ne pourraient plus fourrer leur nez dans son cou pour respirer son odeur rassurante. Lorcan dut sentir la détresse muette de sa sœur, puisqu’à ce moment précis, il glissa sa main dans la sienne, serrant ses doigts froids entre les siens, brûlant. Elle se mordit les lèvres en levant les yeux vers lui, et vit sur les cils de son jumeau les larmes discrètes qu’elle refoulait de son coté. Lorcan pleurait pour elle, parce qu’il savait qu’elle n’arriverait pas à se reprendre si elle cédait maintenant. Elle chercha son père et Calista du regard, fixant tristement son ainée qui se tenait droite, presque raide, auprès de leur paternel : Cali qui était à présent la femme de la maison, déjà grande pour son âge, son visage sérieux alors que son père s’entretenait avec un illustre inconnu. Aspen salua une énième connaissance de la famille avant que son frère, sentant qu’elle n’y tenait plus, l’amène à l’écart, dans un petit salon vide. Alors elle pleura. Pleura. De tout son saoul. De toute son âme. Blottie contre Lorcan dont les larmes étaient aussi silencieuses que les siennes étaient bruyantes, presque hystériques. Cela dura surement longtemps, mais l’adolescente ne s’en rendait pas compte. Quand le flot fut tari, son nez irrité, ses yeux rougis, elle serra son jumeau contre elle, fort, si fort qu’elle lui fit probablement mal :

- Ne meurs jamais Lorcan, jamais. Je n’y survivrai pas, si tu pars avant moi…

Aspen ralluma son téléphone portable à la fin de sa réunion : trois heures à discuter charpentes, de bandes lombardes et autres portes cochères, et elle n’en pouvait littéralement plus. Ce client était un vrai psychopathe du détail, il ne leur laissait pas une seconde de répit, pas un demi centimètre de lest, et elle rentrait de leurs rencontres épuisées à chaque fois. Ce qui la faisait tenir, c’était de lire les messages de Lorcan et de ses amies en sortant du boulot, et savoir que sa coloc serait à l’appart quand elle rentrerait, qu’elle puisse se plaindre de manière excessive sur ses clients et l’âpreté du travail. Elle attendit 2 minutes que l’appareil s’actualise, et vit apparaitre plusieurs noms sur son écran. Rhaena, Calista, Papa … Pas de Lorcan. L’enfoiré, il avait promis de lui dire si il était dispo pour venir manger chez elle ce soir. Il était presque vingt et une heure et pas un texto, pas un message vocal, un mail, un foutu pigeon voyageur pour la tenir au courant. Pourtant, elle pouvait amèrement dire que cela ne la surprenait plus. Cela faisait des semaines, peut être des mois même qu’il avait l’air … distant, différent d’avant. Il oubliait de la rappeler, il restait évasif sur son programme du week end, et semblait bien occupé quand elle proposait un ciné … Mouais. Si il avait une copine, il avait juste à le dire, elle comprendrait, plutôt que de jouer les fantômes… Enfin, comprendre, elle ne comprendrait probablement pas le choix de son frère, puisque cette fille serait surement pas assez belle, ni assez maline à ses yeux, mais bon, le jour où elle trouverait une fille à la hauteur de son frangin …
Ses talents résonnaient sur le pavé de la ville, alors qu’elle tapait le numéro de Lorcan sur son écran : Répondeur. Encore :

- Lorcan, c’est moi … Bon tu dois être occupé, encore et toujours, j’savais pas que t’étais devenu ministre. J’suppose que tu viens pas manger ce soir, je mangerai ces pâtes carbo toute seule. Si je deviens grosse et moche, ce sera de ta faute. Bon … J’espère que je te croiserai chez papa dimanche… Bon allez, salut. Tu me manques.

Et je t’aime Lorcan, s’il te plait explique moi. S’il te plait reviens moi. Je suis désolée, quoi que j’ai fait, je suis désolée, je ne le referai plus. Mais bon sang, explique moi ce qu’il se passe, plutôt que de m’effacer de ta vie comme ça sans la moindre explication, c’est dégueulasse…