Des voix. Des murmures.
Regarde cette petite, elle nous entend. Des conversations, nuit et jour, sans interruption, des phrases en suspens dans l'air chaud et étouffant. Des courants d'air qui font gémir le parquet.
Elle nous entend mais elle ne nous répond pas. Fermant les yeux brutalement, prostrée sur son lit, Merryl les entendait venir. Les voix avaient beau murmurer, elle les entendait même dans la foule. Elles la poursuivaient sans cesse, même lorsqu'elle se blottissait la tête dans l'oreiller. Leur présence couvrait les autres sons. Même sous l'eau, elles lui parlaient.
Parle nous, ma petite... Tremblante, elle sentit un vent frais balayer ses jambes nues. Jamais les voix n'avaient été aussi proches. «
Vous n'existez que dans ma tête. Vous n'êtes pas réelles. » Sa voix tremblait. Tentant de se convaincre de ce qu'elle disait, elle plaqua ses mains contre ses oreilles, inspirant profondément. «
Vous n'existez pas. Vous n'existez pas. » Les voix eurent un rire désagréable qui raisonnait comme un sifflement strident.
Nous avons existé. Sentant son pouls s'accélérer, Merryl ouvrit les yeux, recherchant avec désespoir de l'air. Dans sa chambre, sa grande chambre froide, se tenait un garçon un peu plus vieux qu'elle, sûrement seize ou dix-sept ans, brun, basané, dont les yeux noirs et profonds la sondaient. «
Merryl. » Elle savait qu'il était
mort. Mais sa voix n'était pas qu'un bruissement. Elle portait, elle raisonnait. Pire encore, elle le voyait. Soudain, les autres murmures semblèrent reculer, jusqu'à rendre l'atmosphère silencieuse. Merryl ne les entendait plus. Comme si le garçon faisait barrage entre eux et elle. Elle se leva prudemment, délaissant son lit, et se planta devant le fantôme. «
T'es mort ? » chuchota-t-elle, avant de lever la main, tentant de toucher le corps du garçon. Cependant, elle n'arrivait qu'à passer au travers, et sentait simplement un léger changement de température. «
Depuis trois ans et six jours, oui. » Il avait un accent espagnol soutenu. «
Comment ? » Sa voix tremblait. C'était la première fois qu'elle répondait à un mort. «
Etouffé par mon père avec un coussin. Il buvait. » Une vague de chagrin prit Merryl. Elle baissa la tête, honteuse. «
Pleure pas. C'est bien mieux après. Au départ, tu t'ennuies. Après tu t'y fais. Les autres t'embêtent parce qu'elles sont nouvelles. » Relevant la tête, ses prunelles croisèrent les pupilles du garçon. Il avait l'air vivant. Sa peau semblait être chaude. Ses cheveux brillaient comme si le soleil s'y reflétait. «
Elles ne parlent plus. » elle lâcha abruptement, comme si elle s'en rendait enfin compte. Il esquissa un sourire tendre, qui creusa deux fossettes à ses joues. «
Elles parlent toujours. Mais tu n'entends que moi. » Un long silence s'installa, que Merryl apprécia timidement. Plus de gémissements plaintifs d'âmes perdues. Plus de bruissements effrayants. A dix ans, elle connaissait enfin le calme. Elle jeta un oeil circulaire à la pièce, comme si elle venait de changer. Elle se sentait enfin apaisée. «
Pourquoi j'entends que ta voix ? » demanda-t-elle timidement, chuchotant presque. Le garçon leva la main pour caresser les cheveux de Merryl, la faisait frissonner : c'était un courant d'air agréable qui flottait entre ses boucles blondes. «
Je ne sais pas. J'essaie de te parler depuis des jours... »
Allongée dans l'herbe à côté de Agustin, Merryl se sentait calmée. Elle n'avait plus entendu les voix depuis six ans. Il n'y avait plus qu'Agustin qui existait. «
Merryl ? » Elle qui détestait son nom, elle trouvait qu'il sonnait tout de suite mieux avec l'accent espagnol de son ami. Elle avait appris beaucoup de choses sur lui. Agustin Auditore était mort à l'âge de seize ans, étouffé par son père, saoul, à Sacramento, bien des années en arrière, et lui parlait. Il était toujours là. Le matin, dès qu'elle se levait, il était la première chose qu'elle voyait. Quand il était là, et il était
toujours là, Merryl se sentait mieux. «
Tu vas avoir dix-sept ans bientôt. » Elle roula sur le côté pour lui faire face, poussant un petit bruit approbateur. «
Je n'aurais jamais dix-sept ans. » Quelque chose sembla brutalement lui comprimer la poitrine. Toute sa vie, elle avait eu peur de ce moment. Ce moment où Agustin disparaîtrait. Elle ne savait pas quand, elle ne savait pas pourquoi, et elle n'avait jamais entendu parler d'une quelconque règle comme quoi les fantômes disparaissaient une fois qu'elle aurait dépassé leur âge. Pourtant, l'air solennel de son ami lui faisait comprendre qu'il partait. Déjà, certains endroits de sa peau devenaient transparent. «
Je t'en supplie, Auditore, ne pars pas. » Elle le suppliait de rester, littéralement. Sans lui, elle était censée faire comment ? «
Je t'en supplie. Tu sais très bien que sans toi, je tiendrais pas une minute. » Il eut un léger sourire, qui lui rappela le premier qu'elle avait vu chez lui, et la réalité sembla la faucher en pleine tête : Agustin ne vieillirait pas. Il était mort, son corps enterré. Jamais il n'obtiendrait de diplôme, ni de travail. «
Je suis fatigué, Merryl, tellement fatigué... » Il reposa sa tête contre l'herbe fraîche, les traits tirés. Il ferma les yeux, inspirant profondément. Sa jambe droite disparaissait lentement. Puis l'autre. Regardant le spectacle avec horreur, Merryl tenta vainement de le retenir en agrippant son tee shirt, mais sa main passa à travers. «
Putain, Agustin, concentre toi, reste, reste ! » Elle pleurait, à présent. Les larmes coulaient alors que le corps de son ami se confondait lentement avec le paysage. «
Je serais toujours là. Promis. » Sa voix était faible.
Puis, plus rien.