Sujet: leçon d'histoire (maloys) Mar 4 Aoû 2015 - 18:11
leçon d’histoire
Aloys ne sait pas vraiment s’il a raison de faire ce qu’il fait, mais en même temps, ça le perturbe trop pour qu’il parvienne à ignorer le tout. Lorsque l’on a des siècles derrière soi, même lorsque l’on s’appelle Aloys et que l’on sait très bien oublier certains passages de sa vie et ne pas trop amasser de souvenir dans sa petite mémoire, on ne peut pas s’empêcher d’assister à des événements importants, d’être marqué par les ruptures de l’Histoire et, plus encore, d’en être un peu les protagonistes. Aloys, donc, ne sait pas vraiment s’il a raison de faire ce qu’il fait, mais c’est trop tard pour reculer. Son père, ses précepteurs, la vie lui a appris a toujours assumer ses choix et à partir du moment où il a posé sa journée complète pour aller voir cet homme, il n’a plus le droit de se rétracter.
Dans ses mains, la raison de son trajet en bus au milieu de Radcliff. Un livre, plusieurs fois feuilleté, plusieurs fois annoté, plusieurs fois corrigé. Et perturbant, aussi. Ainsi, il est un mutant. Vraiment. L’un de ces descendants lui a bien fait voir à l’occasion de son cent-cinquante-troisième anniversaire des films quelconque sur les mutants des bandes dessinées qu’il ne lit pas mais c’est une chose de voir des acteurs projeter de la glace du bout des doigts et c’en est une autre d’être soi-même si semblable à cet homme patibulaire et hostile vieux lui aussi de plusieurs décennies. Ainsi, Aloys est un mutant. Et non un vampire ou quoique ce soit d’autre. Et son pouvoir consiste à se régénérer, et il n’est pas seul, et il est loin, très loin, d’être le seul. Bien. Il se demande d’ailleurs si l’auteur de ce livre est lui aussi un homme particulier. Quelque part, Aloys se dit que c’est fort probable mais qu’il n’osera jamais le lui demander directement, c’est quelque chose de trop intime, il imagine du moins, pour qu’un inconnu ose questionner quelqu’un là-dessus. Le bus tourne, à gauche, à droit, s’arrête, redémarre. Le chirurgien suit attentivement le défilé de stations en espérant ne pas louper la bonne. Et finalement, les bâtiments de l’université se dressent devant eux et le voilà qui dégringole les marches du bus, trébuche, s’étale sur le sol pour mieux râper ses mains, casser son poignet, déchirer son pantalon et s’esquinter les doigts. Dans une grimace, on l’aide à se relever et il s’excuse, rouge de honte et de gêne. Il n’avait pas vu la marche, mais il n’a rien, plus de peur que de mal, il assure à ceux qui se sont arrêtés, un sourire aux lèvres. Son poignet déjà réparé époussette ses habits, ramasse le livre qui s’est perdu sur le trottoir. Il relève la tête, remarque un plan du campus, fronce les sourcils et cherche du bout du doigt le bon bâtiment. Sur le site de l’université Aloys a réussi à trouver au moins un horaire de ses cours. Il ne veut surtout pas le déranger, mais c’est le meilleur moment pour lui parler. Et ces erreurs, menues mais belles et bien présentes, qu’il a patiemment relevées pendant sa lecture dans le livre qu’il tient en main… il faut bien que quelqu’un le lui dise. Ce serait dommage qu’il enseigne des choses incorrectes à ses étudiants, même si Aloys ignore s’il leur parle vraiment de mutations. Peut-on parler de mutation au grand public ? Pour quelqu’un qui, comme lui, a grandi dans le secret et le changement régulier d’identité pour que personne ne se doute de quoique ce soit, ou du moins le moins possible, c’est un concept étrange. Troublant, là encore.
Finalement, les élèves commencent à sortir de l’amphithéâtre lorsqu’Aloys parvient à le trouver. Menue silhouette, hésitante silhouette, timide silhouette, il se glisse dans le courant d’élèves, remonte à la source et passe la porte. Et cherche du regard le professeur dont les traits sont reproduits en quatrième de couverture de l’ouvrage et sur internet. « Professeur Porter ? » Sa voix résonne bien plus qu’il ne s’y attendait dans le grand espace. Aloys rougit mais descend précipitamment les marches, comme un élève venu demander un renseignement. Elève pour lequel il peut facilement se faire passer, d’ailleurs. Ses doigts s’agitent, moites de sueur, sur l’ouvrage. Aloys remercie son enfance, ses précepteurs, son père qui lui ont appris à poursuivre ; même en cas de grande nervosité, ce qu’il avait à dire. « Excusez moi de vous déranger, est ce que vous pouvez m’accorder quelques minutes de votre temps ? » Il déglutit et tend timidement l’ouvrage. « J’ai lu votre ouvrage, très intéressant, mais j’ai relevé tout un ensemble d’erreurs, ma foi, assez souvent maladroites et grossières et je me disais que ça vous intéresserait peut être de… » De ? « D’en avoir connaissance. » Il dépose le livre sur le bureau, ramenant ses mains nerveuses qui s’entortillent sans se lasser. Il a parlé vite. Trop vite. Son accent belge a du ressortir. Aloys espère qu'il a compris, il espère surtout qu'il ne va pas s'offusquer.
Dernière édition par Aloys de Miribel le Mer 5 Aoû 2015 - 23:26, édité 1 fois
Donner des cours devenait presque une activité récréative, rafraichissante pour Malachi. Il avait l’impression de passer sa vie à courir à droit, à gauche, à jouer à l’espion, au super héros, à l’agent secret, à tout faire en réalité sauf son véritable boulot : prof. Bien sur, il avait ses demi-journées quotidiennes au lycée, mais avec l’ambiance générale, l’université lui avait demandé de se montrer plus … consensuel sur le contenu de ses cours. En d’autres termes, il devait reprendre un cours d’histoire des civilisations plus classiques, repoussant la spécialité en histoire de la transmutance au semestre prochain. Malachi était conscient que certain étudiants seraient très déçus, mais il comprenait la prudence du doyen sur le sujet. Aussi, il avait suspendu ses cours magistraux pendant une quinzaine de jours, le temps de remanier son programme, et n’avait repris que deux semaines après la rentrée du nouvel an. Heureusement, ses étudiants s’étaient montrés compréhensifs, probablement parce qu’ils savaient que Malachi n’hésitait pas à rester parfois plus d’une heure après son cours pour répondre aux questions, même les plus saugrenues. C’était ce qui faisait de Malachi l’un des enseignants les plus appréciés du campus : sa passion pour sa matière et son accessibilité. Certaines jeunes femmes mentionneraient également le charmant postérieur de l’historien, mais ça, c’est une autre histoire.
Ainsi, à la place de transmutance, Malachi s’appliquait à relater l’histoire des mythes et du surnaturel à ses étudiants. En s’y penchant d’un peu plus près, on voyait bien d’où lui venait l’idée : si le gène mutant s’était peu à peu généralisé au sein de la population mondiale durant le vingtième siècle, il n’était pas apparu d’un seul coup, par magie : il était fort possible qu’il ait été particulièrement rare, mais existant, des siècles avant sa découverte par les scientifiques. Ainsi, les sirènes, les sorcières et autres saints n’en étaient probablement pas, mais plutôt des mutants perdus dans l’immensité de l’humanité. Aujourd’hui, il s’attelait au mythe de la bête du Gévaudan, cette créature lupine qui s’attaquait aux villages de Lozère dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. En réalité, le lycanthrope était probablement un métamorphe contrôlant mal ses pulsions, ce qui causa sa perte quelques années plus tard. L’intérêt de cette histoire relevait de l’amalgame sociologique et religieux qui s’était fait à l’époque autour de ce mutant. Cette histoire de chasse au loup, devenue chasse à l’homme, trouvait un écho tout particulier dans l’actualité, et son auditoire en était conscient. Malachi avait terminé son monologue par une question à ce dernier : La bête avait elle été la véritable meurtrière de la centaine de victimes supposées, où l’homme n’avait il pas profité de son existence pour se décharger de quelques crimes au passage ? Le doute était permis.
Malachi salua les derniers étudiants qui trainaient à descendre du haut de l’amphithéâtre, leurs bouquins à la main, le sac sur l’épaule, les plus audacieuses se permettant un petit signe de la main, auquel le professeur répondait d’un geste de la tête amusé. Alors qu’il regroupait ses notes sur son pupitre, il ne remarqua pas tout de suite la frêle silhouette d’Aloys qui s’était approché de lui, remontant le flux des étudiants comme un saumon remontant le courant. Il sursauta presque quand la voix claire de l’inconnu résonna dans l’amphithéâtre, lui faisant relevant le nez de ses fiches manuscrites avec un air surpris :
- Oh ? Oui, c’est bien moi ? Je suis tout ouï ?
La réponse était en forme de question, alors qu’il détaillait de son regard azuré celui qui se tenait en face de lui : son visage ne lui disait rien, en revanche il ne mit pas longtemps à reconnaitre l’ouvrage qu’il tenait dans les mains. L’homme semblait à peine plus agé que la plupart de ses auditeurs, il n’avait en tout cas pas plus d’une trentaine d’année. Son ton se voulait respectueux, peut être même un peu impressionné : il mangeait ses mots, si bien que Malachi fronça légèrement les sourcils, penchant légèrement la tête sur le coté : avait il bien compris ce qu’il lui disait ? Le professeur prit délicatement l’ouvrage dans ses mains, l’ouvrant aux pages que l’inconnu avait étiqueté, puis annoté : dans la marge, des mots rajoutés, des dates corrigées, des ratures. Il n’était pas sur de tout comprendre, d’autant que l’homme continuait ses explications avec un accent à couper au couteau. Il releva ses yeux clairs vers lui, son sourcil droit toujours relevé :
- Votre intervention m’apparait assez … inattendue, mais je ne refuse jamais un débat avec un interlocuteur passionné. En revanche, Excusez moi mais, vous êtes ?
Suffisamment stressé pour ne pas s’être présenté, ça c’était une évidence…
Il n’est pas très sûr de lui. En même temps, il faut bien lui pardonner : la plupart du temps, ce n’est pas qu’Aloys est à côté de la plaque, c’est juste que les choses vont trop vite pour lui, vont trop vite pour qu’il ait le temps de les comprendre et de les assimiler. Comme avec les nouvelles technologies, par exemple. Il commençait à s’habituer à la voiture que déjà le train prenait de l’essor, il devenait familier avec l’électricité, on lui mettait des téléphones entre les mains, tous plus divers que variés. Il n’était donc jamais très sûr de lui lorsqu’il affirmait quelque chose dans un domaine qui n’était pas le sien, et il y en avait beaucoup : lorsque ça dépassait les faibles notions de finances et de gestions qu’il avait acquis il y avait bien trop de décennie de cela en gérant son domaine, lorsque ça sortait du cadre de la médecine ou de l’art, et encore de l’art pictural, Aloys nageait dans des eaux troubles. Et reprendre un ouvrage sur les mutations, un ouvrage d’histoire… c’est osé de sa part, Aloys en est plus que conscient. C’est pour cette raison d’ailleurs que lorsqu’il attire l’attention du professeur bien plus brusquement qu’escompté, il sentit ses oreilles rougir presque autant que ses joues. - Oh ? Oui, c’est bien moi ? Je suis tout ouï ? Aloys dégringola l’amphithéâtre, timide, nerveux, mal à l’aise même si rien dans l’attitude de l’autre adulte ne pouvait justifier toute cette nervosité. Tout à son empressement, Aloys s’aperçoit un peu tard de deux choses : il a parlé sans respirer et sans faire de poser, et il a parlé trop vite. Son accent belge, à couper au couteau malgré sa parfaite maîtrise de la langue anglais, en est la preuve irréfutable : le chirurgien hésite. Et observe avec une certaine inquiétude mêlée de curiosité le professeur Porter ouvrir le livre avec délicatesse, parcourir quelques pages et annotations brouillonnes que l’immortel a rédigé de ses pattes de mouches de médecin tout au long de sa lecture. A plusieurs reprises, Aloys se retient d’ailleurs de venir expliciter un point, sachant pertinemment que ce n’est peut être pas encore le moment. Enfin, le professeur le regard, un sourcil toujours arqué dans une interrogation qui ne reste pas muette bien longtemps. - Votre intervention m’apparait assez … inattendue, mais je ne refuse jamais un débat avec un interlocuteur passionné. En revanche, Excusez moi mais, vous êtes ? Aloys inspire bien fort, dans un sourire. Au moins, la première réaction de l’auteur n’est pas de rire ou de se mettre en colère. Et s’il ne semble pas immédiatement convaincu par l’ensemble, au moins ne se montre t il pas hostile mais clairement ouvert à la discussion.
Aloys tend une main empressée mais s’applique, cette fois, à bien articuler avec la diction du noble qu’il était, et reste aussi malgré les décennies. « Aloys, Aloys Justin Pierre Joseph, comte de Miribel. Je suis vraiment ravi de vous rencontrer, ce livre est… saisissant, je pensais avoir été seul tout ce temps, mais en réalité, nous sommes bien plus nombreux. » Ca lui a échappé. Déjà, son nom complet, vestige d’un temps où se présenter c’était aussi présenter l’ensemble de sa généalogie et son titre. Un titre qu’il n’est plus supposé porter, d’ailleurs, un titre qui n’est plus le sien puisque le vrai Aloys est mort dans un accident de cheval alors qu’il venait juste de dépasser la quarantaine. Officiellement. C’est trop compliqué pour qu’Aloys s’embarrasse de tels détails, il espère juste que cet homme ne va pas chercher à en savoir plus. Aloys sourit, dans un sourire d’excuse. « Pardonnez mon empressement, je… ce n’est guère dans mes habitudes. J’ai longuement hésité à venir vous voir. » Ses doigts angoissés se perdent dans sa nuque, ses yeux clairs luttent pour rester concentrés sur le livre ou sur le professeur Porter afin de ne pas fuir de l’autre côté de l’amphithéâtre. Ce serait bien injuste de décrire Aloys comme quelqu’un de timide ou de pleutre, mais il faut reconnaître qu’il a peur, actuellement, de faire un faux pas qu’on pourrait lui reprocher. Avouer qu’il fait parti des mutants décrits dans le livre, déjà, est une erreur que ses descendants risquent de lui reprocher.
Aloys lui tomba dessus comme la plus s’abat sur un champ au mois de mars : en douceur, mais de manière tout à fait improbable. Malachi l’observa s’agiter, sa main droite virevoltant dans les airs alors qu’il s’exprimait dans un anglais parfait, mais mâtiné d’accent. Lequel d’ailleurs, du français ? Du suisse ? Peut être du belge, mais il n’était pas sur, il parlait trop vite pour le reconnaitre avec certitude. Il serra la main de l’homme qui se présentait, articulant comme un orthophoniste chaque syllabe de son patronyme : Aloys de Miribel, un … un compte ? Voilà pourquoi il se tenait si droit, ce port altier, ce langage châtié, qu’il appréciait personnellement au demeurant, venait tout droit d’un pedigree noble. Malachi n’était pas de ses historiens royalistes, mais la généalogie faisait partie de son métier, pour remonter les générations de familles mutantes. Aussi, ce nom lui disait vaguement quelque chose, comme une citation déjà lue dans un recueil, dans de vieilles archives. Le nobliau se présenta comme un fervent lecteur, mais surtout, comme « L’un d’entre eux ». La confidence, aussi spontanée qu’hâtive, avait de quoi décontenancer : Aloys ne savait absolument pas en face de qui il se tenait, et il lui confessait sa mutation aussi ouvertement ? De deux choses l’une : soit ce dernier était un mutant suffisamment puissant pour ne pas se sentir menacé par l’exposition de ses capacités à un inconnu, soit il était carrément inconscient. Pour l’instant, Malachi n’en savait pas assez pour pouvoir trancher ouvertement. Sans en rajouter, il fixait toujours l’homme en face de lui, son ouvrage dans les mains. Son regard glissait de temps en temps vers les portes de l’entrée : ils n’étaient pas à l’abri d’une intrusion estudiantine, et il ne tenait pas à ce que le mutant s’affiche si ouvertement dans son amphithéâtre, en sa compagnie. Simple prudence élémentaire.
- Tout ce temps … ?
L’allusion l’avait un peu surpris, suffisamment pour qu’il la relève à voix haute. Qu’est ce que ça voulait dire, au juste ? Comment pouvait il avoir relevé des inexactitudes dans son ouvrage ? Pour tout dire, la fatigue aidant, il n’était pas sur de tout comprendre à cette histoire.
- Hésiter ? Pourquoi donc monsieur de Miribel ? Je ne suis qu’un modeste historien, je ne mords pas, à moins que vous ne soyez un muffin aux myrtilles.
Un peu d’humour british pour détendre l’atmosphère, alors que Malachi perdait un instant son regard dans l’aura doré d’Aloys : cette couleur solaire traduisait souvent le bonheur, l’excitation , quelque chose de positif, de chaleureux, mais ça cependant il n’avait pas besoin de son don pour l’apercevoir sur le visage chaleureux de l’homme. En revanche, cette ombre plus froide, légèrement bleutée, obscurcissait légèrement cette saine euphorie. Qu’est ce qu’il craignait au juste ? De lui parler ? il lui avait déjà tant dit. Ses réactions à lui ? Malachi n’était pas du genre à congédier ses interlocuteurs comme ça. Mais ça, Aloys ne le savait pas encore.
- Et bien, je ne suis pas sur d’avoir tout compris, mais je pense avoir un peu de temps pour vous laisser vous expliquer la raison de votre venue. Vous le suivez ?
D’un geste du bras, il invita Aloys à la suivre dans le couloir, pour prendre l’escalier pour l’aile des professeurs. S’il devait parler transmutation Malachi préférait le faire dans un endroit où personne ne pourrait venir les interrompre, ou même les écouter. Il proposa un confortable siège en cuir à Aloys, s’installant lui-même sur le canapé tanné et vernis.
- Je vous écoute alors monsieur, mais avant ça, j’aimerais être sur que nous sommes sur la même longueur d’onde. Etes vous historien pour avoir relevé des erreurs dans mon livre ? Je veux dire, j’y ai passé une demi douzaine d’année de ma vie, des milliers d’heures de lecture, de vérification … Vous vous doutez bien que je n’aurais jamais rien écrit qui puisse être remis en cause à mon humble avis. Alors, comment pouvez vous savoir que c’est faux ?
Le ton n’était pas inquisiteur, alors qu’il posait le livre sur la table basse et qu’il posait le menton sur ses doigts entrelacés. Il avait plutôt l’impression que ce sir de Miribel était particulièrement passionné, et cet enthousiasme le rendait réellement curieux.
Et voilà, il s'est lancé, il sauté dans la flaque en se demandant après coup quel impact auront les vaguelettes sur le rivage, et moins métaphoriquement : si c'est une bonne idée. Mais voilà, c'est fait, ce n'est plus le moment de s'en vouloir ou de reculer. Aloys a été élevé pour assumer ses actes et ses décisions jusqu'au bout, tout en ayant l'humilité de savoir se remettre en question lorsque cela s'avère nécessaire. Ses mains, tendues, nerveuses, s'entortillent inlassablement. Sa langue s'agite à une vitesse précipitée, trébuche, ses oreilles rougissent. Et il finit par se présenter, dans un réflexe vieux de plusieurs décennies, son titre lui échappant au même rythme que ces prénoms, mais cela n'est guère important : le reste, c'est le reste qui intéresse le petit chirurgien, grand à l'époque pour son âge. Le livre, les mutants, ces personnes aux capacités génétiques hors nomes, ces erreurs touchantes de naïvetés qui amusent plus qu'elles n'offusquent l'immortel.
Puis le silence finit par retomber, tandis que l'excitation d'Aloys augmente d'un cran encore : il va bientôt avoir des réponses à ses questions. La vérité s'est échappée de ses lèvres avec un naturel qui peut sembler déroutant lorsque l'on est pas familier avec la confiance spontanée que le belge offre à tous. Tout ce temps, nous, il remet doucement son avenir au professeur Porter comme si c'était la chose la plus logique à faire. Cet homme, qu'il soit ou non un être anormal, est et reste l'auteur de l'ouvrage et une référence aux yeux de l'immortel, et ce simple fait suffit à le convaincre et à faire tomber le peu de barrières se dressant entre lui et l'amitié. - Tout ce temps … ? Aloys ouvre les yeux, sourit. Simplement. Oui, tout ce temps. Il a presque perdu le compte de ses décennies, et l'aurait totalement perdu sans cet attachement étrange qu'avaient ces descendants à fêter immanquablement son anniversaire une fois par an, mais même s'il savait avant de lire l'ouvrage qu'ils étaient plusieurs dans son cas à ne pas suivre les standards de l'évolution humaine, c'est autre chose que d'en avoir la preuve tangible. Et vertigineuse par son implication. - Hésiter ? Pourquoi donc monsieur de Miribel ? Je ne suis qu’un modeste historien, je ne mords pas, à moins que vous ne soyez un muffin aux myrtilles. A nouveau, Aloys sourit, rougit, manque de détourner le regard en se demandant comme il a pu gérer un domaine et tenir tête aux inévitables créanciers et quelques commerciaux qui ont pu lui chercher noise. « C'est que… je n'ai guère l'habitude de me faire ainsi remarquer par des personnes aussi… renommées que des auteurs. Je suis plutôt timide. » Comme si la précision était nécessaire. Aloys s'en rend bien compte et se désole, parfois. Lorsqu'il prend le temps d'y songer. Mais déjà, la discussion rebondit et reprend, tonifiée, dynamisée par le jeune professeur. - Et bien, je ne suis pas sur d’avoir tout compris, mais je pense avoir un peu de temps pour vous laisser vous expliquer la raison de votre venue. Vous le suivez ? Aloys lui emboite immédiatement le pas, se calant par réflexe à un demi-temps d'écart comme il y a si longtemps avec son père lorsqu'ils visitaient le domaine. Toujours le plus vieux, le plus sage, le plus puissant des deux un peu en avant par principe et respect. « Je vous suis, je vous suis, merci encore de me recevoir, j'espère que vous ne vous en sentez pas obligé... »
Ils errent quelques minutes dans les escaliers écrasants de la structure universitaire avant d'émerger dans un bureau bien plus agréable. Aloys s'installe, le professeur Porter aussi. - Je vous écoute alors monsieur, mais avant ça, j’aimerais être sûr que nous sommes sur la même longueur d’onde. Êtes-vous historien pour avoir relevé des erreurs dans mon livre ? Je veux dire, j’y ai passé une demi douzaine d’année de ma vie, des milliers d’heures de lecture, de vérification … Vous vous doutez bien que je n’aurais jamais rien écrit qui puisse être remis en cause à mon humble avis. Alors, comment pouvez vous savoir que c’est faux ? C'est dans un sourire éclatant et toujours aussi spontané, vrai, franc et naturel qu'il lui répond immédiatement : « Appelez moi Aloys, je vous en prie ! » Ses doigts se perdent dans ses cheveux pour les remettre en place. « Je suis chirurgien, médecin de formation, même si je suis qualifié dans toutes les déclinaisons du genre il me semble… donc non, je ne suis pas historien, mais je vous assure que je suis plutôt sûr de moi : j'ai assisté à la plupart des événements que vous décrivez… » Même Aloys sent que ses réponses demandent quelques explications, quelques preuves. Même Aloys qui, pourtant, vit avec son immortalité depuis bien trop longtemps pour en percevoir l'incongruité. Il semble s'excuser lorsqu'il rajoute à mi-voix : « Je me doute bien que cela est difficile à croire, mais… j'ai plus de cent-cinquante ans. Ne me demandez pas combien exactement, j'ai un peu perdu le fil depuis le temps. »
Malachi était habitué aux situations un peu étranges et aux apparitions loufoques, mais celle de cet Aloys rentrait sans hésiter dans son top 5. Bon, il ne dépasserait probablement jamais le mutant porc épic qui s’était pointé une fois chez lui en lacérant ses rideaux et en crevant le dossier de son canapé favori sans le vouloir, mais tout de même, il était … surprenant. Après l’avoir invité à s’asseoir, il s’était installé à son tour en face de son interlocuteur, scrutant son aura alors que ce dernier prenait la parole : Il avait une aura claire, agréable à regarder, presque reposante. Ce qui était sur, c’est qu’il n’était en aucun cas agressive, ni même énervé. Il n’était donc pas une menace imminente, et Malachi put relever ses yeux clairs dans ceux de son interlocuteur, qui le remerciait à nouveau de lui accorder un peu de temps. Il hocha la tête avec un sourire, signe que cette entrevue impromptue ne le gênait pas le moins du monde : pour une fois qu’on ne venait pas le voir au bord de la crise de nerf, ou avec des hunters aux fesses, c’était plutôt une agréable surprise, et il n’allait pas s’en offusquer, loin s’en fallait.
Il écouta attentivement la présentation qu’Aloys faisait de lui-même : c’était un homme de science, mais surtout il était … Extrêmement vieux ? Un haussement de sourcil et à nouveau les yeux de l’historien glissa vers la poitrine de son interlocuteur : non, pas un sursaut, pas une petite tâche de gêne, de honte ou quoi que ce soit qui puisse trahir le moindre mensonge. D’ailleurs, Aloys ne s’arrêta pas en si bon chemin, continuant son explication d’un air affable. Il avait plus de cent cinquante ans, le double de l’âge d’un être humain normal. C’était incroyable et en même temps … tout à fait plausible, si on en croyait les mythes et les légendes. Les vampires eux-mêmes n’étaient-ils pas censés ne jamais vieillir ? Malachi se redressa un tout petit peu, se grattant le sourcil avant de répondre au centenaire :
- Et bien, c’est … Un argument irréfragable en effet … Cent cinquante ans vous dites ? Vous feriez donc partie de la première vague de généralisation du gène, c’est bien ça ? Le dix-neuvième siècle, les échanges internationaux s’intensifient, le gêne se développe dans de nouvelles populations, par le métissage… Un instant.
Saisi d’une intuition, il se redressa d’un bond, enfin autant que sa prothèse le lui permettait, se tournant vers sa bibliothèque pour chercher de l’index un de ses classeurs, l’ouvrant pour parcourir la première page du regard, chaussant sa petite paire de lunettes de lecture.
- De Maleville … De Meaudre des Gouttes … De Mieulle d'Estornez d'Angosse … Ah ! voilà, De Miribel, je me disais bien que j’avais lu ce nom quelque part une fois …
Il tourna les pages plastifiées en se rapprochant d’Aloys pour s’accroupir à coté de son fauteuil, posant le classeur sur la table basse :
- C’est vous n’est-ce pas ?
La gravure était ancienne, et d’ailleurs le papier avait jauni par endroit, mais la photographie était de qualité : on y voyait un jeune homme d’une vingtaine d’années, ou à peine plus, se tenant debout devant une grande maison, une canne magnifiquement sculptée à la main, son chapeau haut de forme de l’autre. Son habit était celui des riches propriétaires de l’époque, avec son long pantalon de toile noire s’évasant sur le pied, ses souliers vernis et sa veste en queue de pie sombre. La photo était en noir et blanc, mais il n’était pas difficile de deviner que l’homme était blond, avec des yeux clairs et rieurs, malgré l’apparente sévérité qu’il tentait de coller à ses traits encore juvéniles. C’était le portrait craché de l’homme qui se tenait devant Malachi, il n’y avait absolument aucune différence entre eux, à part peut-être la coupe de cheveux et la tenue vestimentaire bien sûr.
- Fascinant, c’est absolument fascinant … Belge donc ? c’était donc ça votre accent, je comprends mieux.
Il lui sourit, puis retourna s’asseoir sur son fauteuil, lui laissant le loisir d’observer cette vieille photographie de lui.
- J’avais ce document dans mes archives depuis longtemps, puisque quelques uns de vos descendants ont développé des capacités à leur tour … J’essaye de remonter les arbres généalogiques le plus loin possible, pour trouver les nœuds, les parents communs aux différentes familles, qui seraient par conséquent les tous premiers mutants de ce siècle…
Il réajusta ses lunettes, attrapa un stabilo et un crayon à papier pour ouvrir l’exemplaire de son ouvrage déjà annoté par Aloys :
- Nous allons avoir du pain sur la planche si j’ai 150 ans d’imprécisions et de digressions à corriger… Mais vous êtes sur que vous voulez faire ça ? Parce que je vous préviens, en tant que chercheur, je suis quelqu’un de plutôt … obsessionnel dans mon travail, et si vous êtes aussi vieux que vous le prétendez, ce dont je ne doute pas une seconde, vous êtes une mine rare et précieuse d’informations pour moi … Et je risque de vous solliciter bien plus que votre bonne volonté ne l’envisageait !
Aloys le sait : il n’est pas vraiment intégré à cette époque. Mais il sait aussi qu’il a toujours eu du mal à s’intégrer, à quelque moment de sa vie que ce soit. Il n’est pas vraiment comme les autres dans sa manière de penser, il angoisse pour peu de choses et refuse de s’inquiéter pour tant d’autres, il survole le temps comme l’immortel qu’il est depuis bien trop longtemps, considérant les années comme des secondes et les minutes comme des siècles qui n’en finissent le plus. Lorsque l’on ne craint plus la vieillesse ni la mort, lorsque toute famille et construction éphémère devient hors de notre portée, on apprend à se détacher de tout pour finalement ne plus avoir aucun point en commun avec les jeunes de son âge. Aloys sait tout cela même s’il n’est guère dans ses habitudes de se pencher sur le sujet. Et il sait aussi que sa franchise simple et naturelle est assez souvent mal interprétée, bien souvent dans le rire et la moquerie. Il est chirurgien. Non, il n’a rien d’un historien. Il est simplement… plus âgé que la moyenne, plus âgé que son air naturellement juvénile pourrait le laisser croire. On pense qu’il s’est arrêté de vieillir vers ses vingt huit ans mais même cette certitude n’est bâtie que sur du sable et de la paille.
Aloys est calme, juste un petit peu nerveux comme tout homme devant expliquer à un autre l’impossible ou du moins l’anormal. Certes, le professeur n’est pas un homme comme les autres mais… Aloys craint tout de même ne pas être suffisamment clair dans ses propos pour être crédible. Ce qui l’attristerait. Sans l’étonner. - Et bien, c’est … Un argument irréfragable en effet … Cent cinquante ans vous dites ? Vous feriez donc partie de la première vague de généralisation du gène, c’est bien ça ? Le dix-neuvième siècle, les échanges internationaux s’intensifient, le gêne se développe dans de nouvelles populations, par le métissage… Un instant. Aloys fronça les sourcils, cherchant à se souvenir à quelle vague le professeur faisait référence. Les vagues de mutation, oui. Dix-neuvième ? « Oui, tout à fait, c’est tout à fait cela, je suis né en… » Aloys se concentre, inspire. Cherche. « Mille huit cent cinquante deux. » Le bond que fait l’autre homme pour se lever provoque un petit sursaut de surprise chez le belge qui le suit du regard dans une curiosité non contenue. Un classeur, des lunettes. « Cela vous évoque t il quelque chose ? » La timidité d’Aloys fond comme neige au soleil : lentement (puisque l’on pose l’hypothèse que nous sommes en plein hiver). Mais elle fond, sa spontanéité naturelle parvient à prendre le dessus. - De Maleville … De Meaudre des Gouttes … De Mieulle d'Estornez d'Angosse … Ah ! voilà, De Miribel, je me disais bien que j’avais lu ce nom quelque part une fois … Un large sourire étonné s’élargit sur les lèvres d’Aloys qui ignore s’il doit se montrer étonné, flatté, curieux ou tout simplement satisfait de savoir son nom dans les dossiers de cet historien fasciné par l’histoire mutante. Le professeur revient aux côtés d’Aloys, pose le classeur que le Belge frôle du bout des doigts, intrigué. - C’est vous n’est-ce pas ?
Ca lui coupe le souffle. « … » Il a la gorge nouée. Il ne s’y attendait pas. C’est lui, en effet, quelques semaines à peine, si ses souvenirs sont bons, après la mort de son père et son accession au statut officiel de Comte de Miribel. « J’ignorais que ce genre de gravure existait encore hors des archives de Miribel » parvient il enfin à articuler. Son sourire se teinte de nostalgie alors que ses doigts effleurent dans un toucher léger la surface du portrait. - Fascinant, c’est absolument fascinant … Belge donc ? c’était donc ça votre accent, je comprends mieux. Aloys ne parvient pas à détacher son regard de ce vestige de son enfance. Il n’a pas l’habitude de contempler de lui autre chose que son reflet dans le miroir et l’imposant tableau qui a depuis des décennies trouvé sa place dans la longue galerie du château. « Belge, c’est cela » articule-t-il sans y penser. - J’avais ce document dans mes archives depuis longtemps, puisque quelques uns de vos descendants ont développé des capacités à leur tour … J’essaye de remonter les arbres généalogiques le plus loin possible, pour trouver les nœuds, les parents communs aux différentes familles, qui seraient par conséquent les tous premiers mutants de ce siècle… Aloys fronce les sourcils. Certains de ses descendants seraient eux aussi des mutants ? Il n’en a pas eu connaissance… mais sa famille s’est bien agrandie depuis la naissance du premier né de sa lignée. « C’est… un travail de longue haleine. » Aloys est estomaqué par le travail que cela représente. La généalogie des Miribel est pourtant simple comparée à celles d’autres familles si l’on oublie que l’un des aïeux refuse d’apposer sa date de décès dans les archives, et pourtant la remonter constitue un travail de titans.
- Nous allons avoir du pain sur la planche si j’ai 150 ans d’imprécisions et de digressions à corriger… Mais vous êtes sur que vous voulez faire ça ? Parce que je vous préviens, en tant que chercheur, je suis quelqu’un de plutôt … obsessionnel dans mon travail, et si vous êtes aussi vieux que vous le prétendez, ce dont je ne doute pas une seconde, vous êtes une mine rare et précieuse d’informations pour moi … Et je risque de vous solliciter bien plus que votre bonne volonté ne l’envisageait ! Aloys lâche enfin du regard son portrait, le fait glisser en direction du professeur Porter. Il prend son inspiration dans un sourire, nerveux. Cent cinquante ans d’imprécisions ? C’est à présent au Belge de craindre de faire des erreurs. Le professeur Malachi lui fait de toute évidence confiance et… « Je suis tout à fait sûr, pour une fois que ma particularité peut être usée à bon escient pour satisfaire la curiosité d’un autre. En revanche, il est dur de garder en mémoire avec exactitude plus de quinze décennies, j’espère ne pas vous induire en erreur. » Et… ce n’est pas tout. Aloys est subitement mal à l’aise en repensant aux siècles parcourus. S’il se souvient avec ravissement de l’exposition universelle de mille neuf cent et de la magnificence de Paris à cette époque, il n’a guère envie de se replonger dans les méandres de la seconde guerre mondiale. Qui représente pourtant, si ses souvenirs sont bons, le noyau de la troisième vague de mutations. Les mains d’Aloys s’entortillent de malaise. « Je suis ravi de pouvoir vous aider mais je vous demanderai juste d’éviter quelques… périodes assez douloureuses pour moi. Du moins… pour le moment. » Ses doigts se pressent autour du tatouage qui marque son avant-bras comme celui d’un bétail mené à l’abattoir. Aloys inspire et se morigène : le voilà qui fait à nouveau sa mauvaise tête et qui doit bien attrister le professeur. S’il est venu, après tout, n’était-ce pas justement pour aider à corriger quelques menues erreurs ? « Mais soit, quelques années ne sont que peu de choses parmi cent cinquante autres, n’est-ce pas ? Et ne vous en faites pas, le plaisir de vous aider m’apporte la patience et la persévérance que vous pensez à juste titre pouvoir me faire défaut. Par quoi voulez vous commencer ? »
Malachi observa le bouleversement chez Aloys lorsque ce dernier découvrit la gravure le représentant, près de cent cinquante ans plus tôt, avec un petit sourire. Bien sur il était fier de pouvoir exposé ses connaissances et surtout ses trouvailles, certaines de ses gravures étant des exemplaires uniques, mais c’était plutôt la pureté de l’émotion qu’il lisait dans l’aura d’Aloys qui lui faisait chaud au cœur : il avait beau être pudique sur l’expression de ses sentiments, son aura elle, il ne pouvait pas la lui cacher Elle rayonnait d’une lumière dorée chaude et positive, et Malachi sut immédiatement que cela touchait l’homme plus qu’il voulait le montrer, et le laissa s’observer un moment, sans rien dire. Il se contenta de répondre à l’une des réflexions du médecin, tranquillement :
- Beaucoup de ce genre de gravures ont été vendues aux enchères par de nombreuses familles, il y a quelques années, c’est comme ça que j’ai récupéré celle-ci, et des dizaines d’autres d’individus que je soupçonnais d’être porteurs du gêne, sans en avoir la certitude à l’époque… * il acquiesça à l’autre remarque d’Aloys sur la quantité de travail que cela avait du nécessiter* Presque dix ans en réalité. Et encore, je n’ai probablement pas terminé, et je m’y ré attelle dès que j’ai un petit peu de temps, denrée rare quand on est professeur dans deux établissements… Et tout le reste…
Le reste, c’était bien évidemment son rôle de protecteur chez les Uprising, mais ça, il ne s’imaginait pas l’afficher ainsi, de but en blanc à cet homme qu’il ne connaissait qu’à peine, malgré la sympathie manifeste qu’il ressentait pour lui. Si il lui posait des questions, il y répondrait, mais ne dévoilerait pas tout ceci de lui-même, pas tout de suite. Alors qu’il avait saisi son ouvrage annoté, il vit Aloys grimacer ostensiblement à sa dernière réflexion, soudain mal à l’aise. Avait il quelque chose qui lui avait déplu, où manquait il seulement de confiance envers sa mémoire de quasi bicentenaire ? Malachi lui offrit un sourire conciliant, se penchant légèrement vers lui, décapuchonnant son stylo avec les dents :
- Oh vous savez, dans le pire des cas, vous me ferez simplement vérifier mes informations une fois de plus … ce ne serait pas bien grave. Et puis il suffit de ne me parler que des choses dont vous être vraiment, vraiment sur … Et si certaines périodes sont trop désagréables je peux vous proposer deux solutions.
Il inspira profondément, puis envoya une onde de bienêtre et de décontraction à l’ancien noble.
- Soit on fait l’impasse sur certains épisodes, soit je peux vous aider à limiter l’impact émotionnel de vos souvenirs. C’est ce que je Peux faire, pour ma part. Ca aide beaucoup les témoins, en général, et ça permet d’avoir les récits les plus rationnels et précis possibles.
Voilà, implicitement, il venait d’annoncer sa motiopathie à Aloys. Il savait que c’était un don rare, mais pas unique : il venait probablement de Grande Bretagne, et certains assuraient même que des légendes comme le « mage » Merlin ou la « fée » Morgan auraient pu être motiopathes ou illusionnistes, en faisant des conseillers et manipulateurs redoutables. Malachi doutait que la mutation puisse remonter aussi loin, mais il était à peu près sur qu’Aloys, lui, pouvait avoir rencontré des contemporains possédant ce genre de capacité.
- Commençons peut être par le commencement … vous êtes bien installés, vous voulez boire ou manger quelque chose ? Parce que l’on risque d’y passer un moment ?
Un sourire, encore, ce qui surpris Malachi lui-même : il avait l’impression d’être comme un enfant à qui l’on offre un cadeau de noël en plein mois de juillet, totalement surexcité. Pour un historien, une telle mémoire vive était un petit miracle, un vrai trésor. Il se leva pour faire chauffer sa bouilloire et sortir son magnétophone du tiroir de son bureau.
- Cela vous dérangerait il que j’enregistre notre conversation ? Je n’aurai surement pas le temps de tout noter, et cela me permettra de tout réécouter seul, plus tard…
Une fois réinstallé et prêt, il reprit une profonde inspiration, fit craquer les articulations de ses doigts, puis releva son regard azuréen dans celui d’Aloys :
- Voyons … Déjà, quelles sont les erreurs les plus flagrantes qui vous avez pu relever dans ce que j’ai pu écrire ? Je pense que c’est une bonne introduction, et le reste se déroulera tout naturellement au fil de la conversation, je n’en doute pas …
C’est étonnant, c’est déroutant, c’est surprenant pour Aloys de revoir ainsi son visage d’il y a plus d’un siècle et demi. Et pourtant, c’est le même qu’aujourd’hui, strictement le même. Seule sa coupe de cheveux et son sourire ont changé, et encore pour ce dernier il s’est juste davantage teinté de liberté et la gravité du comte s’est légèrement estompée avec l’âge. Comment donc un tel portrait est il arrivé dans les mains de Malachi ? La mutation d’Aloys est pourtant depuis toujours considérée comme un secret de la plus haute importance. Quoique… avec le temps… - Beaucoup de ce genre de gravures ont été vendues aux enchères par de nombreuses familles, il y a quelques années, c’est comme ça que j’ai récupéré celle-ci, et des dizaines d’autres d’individus que je soupçonnais d’être porteurs du gêne, sans en avoir la certitude à l’époque…Presque dix ans en réalité. Et encore, je n’ai probablement pas terminé, et je m’y ré attelle dès que j’ai un petit peu de temps, denrée rare quand on est professeur dans deux établissements… Et tout le reste… Aloys ouvre la bouche dans un ah… silencieux de compréhension. Oui, voilà, avec le temps le secret a perdu de sa force et quelques gravures ayant pris au fil du temps de la valeur ont été vendues. Tout comme les toiles d’Aloys, tout comme certains de ses objets qu’il utilisait pourtant encore. Des objets d’art, des objets d’un autre temps, des objets rapportant des milliers aux de Miribel. Aloys comprend mieux, maintenant, et il comprend surtout que son étonnement n’a vraiment pas lieu d’être.
Et comme souvent, il classe le tout dans son esprit pour revenir au principal : le livre du professeur, ses inexactitudes, la mine d’or d’informations qu’il constitue et la petite aide qu’il peut apporter, cette minuscule brique qu’il peut insérer dans l’édifice pour mieux le consolider. Sauf que… Aloys se souvient qu’il a beau être immortel, sa mémoire reste celle d’un homme lambda, d’un homme qui n’a d’ailleurs jamais été particulièrement renommé pour sa mémoire justement, et qu’il doit avoir un esprit si rempli qu’il est fort probable que finalement, il ne soit d’aucune aide… Le malaise se répand dans les muscles d’Aloys. Avec hésitation, il fait part de son inquiétude au professeur, s’excusant d’ailleurs des complications qu’il apporte. Il se sent mal de dire ainsi qu’il risque de faire des erreurs et que, pour couronner le tout, il craint d’aborder certaines époques de son Histoire… - Oh vous savez, dans le pire des cas, vous me ferez simplement vérifier mes informations une fois de plus … ce ne serait pas bien grave. Et puis il suffit de ne me parler que des choses dont vous être vraiment, vraiment sûr… Aloys acquiesce : voilà qui lui semble être une excellente idée. Il fera donc ainsi. En essayant tout de même d’être sûr de beaucoup de choses, ce serait dommage qu’au final, il ne puisse corriger le professeur que sur les épisodes qui le concernent lui personnellement. Et encore. Quant aux périodes dont il ne veut pas vraiment se remémorer… - Et si certaines périodes sont trop désagréables je peux vous proposer deux solutions. Soit on fait l’impasse sur certains épisodes, soit je peux vous aider à limiter l’impact émotionnel de vos souvenirs. C’est ce que je peux faire, pour ma part. Ca aide beaucoup les témoins, en général, et ça permet d’avoir les récits les plus rationnels et précis possibles. Aloys écarquille les yeux. Une surprise, encore. Mais de taille cette fois. Il a beau s’être dit que le professeur devait être comme lui, il en a à présent la confirmation. Un sourire éclatant. « Vous êtes donc comme moi ? » Il a du mal à appréhender quel est le don si particulier du professeur. Amoindrir l’impact émotionnel ? Les sourcils d’Aloys se froncent de réflexion. « Vous… contrôlez les émotions des gens ? N’est-ce pas un peu… dangereux comme mutation ? » Il peine à s’imaginer posséder une mutation qui nécessite, de toute évidence, un travail sur soi, un travail d’apprentissage. Lui, il n’a jamais rien eu à apprendre, tout à toujours été naturel et spontané. Aloys se sent chanceux, et un peu honteux de l’être autant.
Le sujet s’éloigne derrière eux, le professeur ne perd pas le nord et Aloys se concentre en essayant de faire revenir à lui des souvenirs datant de ses rencontres avec des mutants. Peu de rencontres, si on les replace dans plus de cent-cinquante années de vie mais beaucoup si on compare avec d’autres mutants, probablement. Aloys refuse poliment nourriture et boisson, il va très bien pour le moment et remercie l’autre mutant pour son amabilité. Le magnétophone, en revanche, intrigue davantage le Belge. - Cela vous dérangerait il que j’enregistre notre conversation ? Je n’aurai surement pas le temps de tout noter, et cela me permettra de tout réécouter seul, plus tard… Aloys s’avance un peu, tend le cou pour observer l’objet qu’il n’a, étrangement, jamais vu. Ou s’il l’a vu, il l’a oublié. Tout cela commence fort bien. « Non, pas du tout, faites, faites, vous connaissez très certainement mieux votre métier que moi et votre façon de faire. » L’immortel se sent rougir de honte et se rassoit convenablement, ôtant sa veste pour se mettre à l’aise et allant même jusqu’à ouvrir le premier bouton de sa chemise. - Voyons … Déjà, quelles sont les erreurs les plus flagrantes qui vous avez pu relever dans ce que j’ai pu écrire ? Je pense que c’est une bonne introduction, et le reste se déroulera tout naturellement au fil de la conversation, je n’en doute pas … « Oulah… » La petite exclamation lui échappe avant qu’il ne puisse la retenir et la rendre légèrement plus présentable. Aloys se frotte le menton, tend des doigts interrogateurs vers l’ouvrage. « Puis-je ? » demande-t-il avant d’attendre la réponse, affirmative, et de faire glisser le lourd livre vers lui. Ses doigts feuillettent avec l’attention de celui qui a lu et relu attentivement l’ouvrage et s’arrête sur un chapitre. Justement. « Hum… ce chapitre tout particulièrement, il me semble que vous vous êtes documentés davantage sur des rumeurs que sur des faits… ce qui est très compréhensible, bien évidemment, rajoute-t-il rapidement pour s’excuser de sa franchise, les mutants n’existaient pas aux yeux du monde à cette époque du coup il est difficile de différencier ce qui relève de la science et de la mutation mais… » Plus ça va, plus Aloys a la petite satisfaction de s’entendre prendre de l’assurance dans ses propos. « … entre les frères Lumières et Meliès, c’était Meliès le premier illusionniste et il n’a jamais usé de son don dans son métier. J’ai eu l’occasion de discuter avec lui, les de Miribel étaient encore très estimés à l’époque, et nous avons pu discuter avec passion de la limite de nos capacités respectives. Nous avions le même point de vue saviez vous ? » Aloys se rend compte qu’il commence à parler longtemps. Est-ce gênant ? Il hésite à poursuivre mais se rend compte qu’il serait encore moins poli de s’arrêter au milieu d’une phrase. « Lui, illusionniste, a toujours voulu être vrai dans ses premiers effets spéciaux au cinéma, moi je préfère soigner les gens pour leur offrir ce qui m’a naturellement été donné. » Il s’interrompt, enfin. « Être vrai. Est-ce que beaucoup de mutants de notre époque ont cette façon de vivre ? De vouloir non pas abuser de leur don mais de vivre naturellement avec en travaillant d’autres capacités ? »
Malachi retint un gloussement en remarquant l’air émerveillé et surpris d’Aloys quand celui-ci comprit qu’ils appartenaient au « même bord ». En fait, ça le surprenait toujours qu’un mutant ne devine pas que lui-même en était un : peut être parce qu’il assumait pleinement ses capacités, ou peut-être parce qu’à force de les observer, il avait la nette impression que les auras mutantes avaient un petit quelque chose de différent des auras humaines. Il ne saurait dire quoi, mais il ne se trompait presque jamais. Il acquiesça donc à la première question de l’immortel, avant de répondre tranquillement à la seconde. Après tout, il n’était pas le premier à s’interroger sur la dangerosité de la motiopathie, et ne serait probablement pas le dernier :
- J’ai mon don depuis plus de 20 ans, et j’ai la chance d’avoir pour l’exploiter jusqu’à la maitrise totale. Ensuite … Oui, évidemment c’est « dangereux », comme énormément de mutations qui peuvent impacter autrui directement, il suffit simplement d’en être conscient, et de ne pas l’appliquer sur un tiers sans son consentement préalable, sauf en cas d’urgence…
Il ne s’attarda pas sur le sujet, se reconcentrant sur ce qui l’intéressait bien évidemment le plus : les souvenirs d’Aloys. Le temps de se servir une tasse de thé et d’enclencher l’enregistreur, l’autre d’était installé plus confortablement, l’ouvrage sur les genoux, l’air pensif. Evidemment songea Malachi, ça ne devait pas être facile de choisir par quelle bout commencer, quelle ficelle de sa mémoire tirer pour développer le ruban de l’histoire. Il l’observa choisir son chapitre avec soin, et devina simplement au numéro de la page sur lequel il s’était attardé de qui il allait lui parler. Les précautions que prenait l’aristocrate pour ne pas le froisser lui firent hausser un sourcil amusé : peut être s’attendait il à ce que Malachi s’offusque d’être contredit dans ses recherches, mais pourtant c’était le propre de tout chercheur que de se tromper, pour mieux rétablir la vérité ensuite. Et puis il était si intensément concentré sur le récit d’Aloys qu’il ne pensait même pas à son hypothétique fierté froissée.
- … Vous avez rencontré Méliès, dans son studio à Montreuil, ou après la première guerre ? En réalité, cela ne m’étonne pas vraiment qu’il ait été illusionniste, mais j’imaginais que l’un des Lumières aient pu l’être aussi, cela aurait justifié leur avance sur leur époque…
Il s’interrompit soudain conscient qu’il risquait de faire perdre le fil à Aloys, qui continuait son récit consciencieusement. Malachi griffonna quelques mots clefs sur un carnet, conscient que le reste s’inscrivait sur la bande de son enregistreur, et qu’il aurait tout le temps de reprendre ça plus tard, seul. L’anecdote devint plus personnelle, moins historique, mais tout aussi passionnante pour l’historien : que Méliès ait été orienté dans sa vie professionnelle par son propre don n’était pas étonnant, loin de là, mais de l’entendre d’un de ses contemporains, avoir une bribe de son être, de sa façon de penser, de ressentir, c’était aussi précieux qu’inexploitable en réalité, mais pour Malachi, c’était de ces choses qu’il aimait entendre, savoir, rien que pour lui, comme une gourmandise de l’esprit.
- Je comprends totalement votre raisonnement. Je pense que la plupart des mutants ayant embrassé leur condition, qui sont en accord avec eux même et leur environnement, pensent de cette manière. Moi-même je me retrouve tout à fait dans ce que vous dites et je n’aurais surement pas dit mieux. Cependant…
Il s’arrêta un instant, prenant une gorgée de thé brûlant avant de reprendre, s’humectant les lèvres :
- Vous n’êtes probablement pas sans savoir que malheureusement, il n’existe toujours pas d’institution scolaire offrant la possibilité pour les transmutants de se « former » à l’intériorisation de leurs capacités. De ce manque d’éducation, je crains que l’on ne subisse la crainte de ceux qui ne sont pas de notre « race », pardonnez-moi le barbarisme. Sans éducation, le risque de voir apparaitre des dérives sectaires ou communautaristes est, malheureusement substantiel. J’espère simplement que cela s’arrangera bientôt, avec un peu de bonne volonté politique et citoyenne…
Il secoua la tête, conscient que tout cela n’était que de la rhétorique et que, de toute évidence, il digressait. Il savait que ses idées sur l’éducation de la nouvelle génération était encore trop avant gardiste pour … et bien beaucoup de monde. Alors il faisait son travail, dans son coin, à son échelle, avec les jeunes qui lui demandaient son aide. C’était toujours mieux que rien.
- Donc, Méliès, je note… autre question liée à cette période, plus ou moins, pouvez vous confirmer que le Matmata Gandhi était lui aussi un mutant ? J’ai vu que vous aviez corné la page e concernant … Au regard des archives, et de son origine, mes intuitions tendaient vers une mutation de l’ordre psychologique ou émotionnel … a vrai dire, je l’imagine et le théorise comme l’un des plus grands empathes de tous les temps … Qu’en pensez vous ?
Aloys a l’impression d’avoir toujours vécu avec cette capacité de régénération. Il n’a pas eu besoin d’apprendre à la contrôler, il n’a pas eu besoin d’apprendre à la comprendre. Parce qu’il n’a rien à faire, tout simplement, pour que ça fonctionne et que son cœur se remette à battre, que ses plaies se referment, que son corps redémarre. Certes, sa route a déjà croisé à plusieurs reprises celle de plusieurs mutants comme si les gênes anormaux s’attiraient au point que leurs routes se croisent et s’entrelacent dans des coïncidences teintées de hasard, mais tenter d’embrasser par la pensée l’ampleur du don du professeur Porter donne à Aloys une sensation de vertige et de complexité qui le dépasse. Pendant un instant, même, il lui semble que le sol et le fauteuil se dérobent sous ses pieds. Le contrôle, la maîtrise… Aloys se sent incroyablement chanceux. - J’ai mon don depuis plus de 20 ans, et j’ai la chance d’avoir pour l’exploiter jusqu’à la maitrise totale. Ensuite … Oui, évidemment c’est « dangereux », comme énormément de mutations qui peuvent impacter autrui directement, il suffit simplement d’en être conscient, et de ne pas l’appliquer sur un tiers sans son consentement préalable, sauf en cas d’urgence… Des mutations dangereuses… lorsqu’Aloys contemple du bout des doigts l’immensité, l’infini que cache sa propre nature, il ne peut que comprendre ceux qui craignent ses pairs sans toutefois être capable d’accepter la violence dont ils parent leur malaise. Il tente de se mettre à la place du professeur Porter, il tente d’imaginer ce que cela fait de contrôler ? ressentir ? Percevoir les émotions des autres. Et pour toute réaction, il se contente de cligner des yeux et de sourire. Un peu perdu, un peu dérouté.
La discussion reprend, s’orientant vers l’Histoire et vers ce livre qu’il a patiemment annoté pendant sa lecture, sa relecture et l’ensemble des heures qu’il a passé à le feuilleter et à en dévorer les moindres détails, s’amusant à se chercher dans les allusions faites sans preuve sur la présence de tel ou tel transmutant à différentes époques. Rapidement, Aloys parvient à choisir un chapitre pour commencer à parler. Il garde d’excellents souvenirs de ces quelques mois à Paris à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900. Ses yeux menacent de pétiller lorsqu’il se remémore les allées couvertes de visiteurs, le Grand Palais, la Tour Eiffel, splendeur de l’exposition. Et Méliès, bien évidemment. Qu’il a croisé à l’occasion de cette exposition de renommée mondiale. - … Vous avez rencontré Méliès, dans son studio à Montreuil, ou après la première guerre ? En réalité, cela ne m’étonne pas vraiment qu’il ait été illusionniste, mais j’imaginais que l’un des Lumières aient pu l’être aussi, cela aurait justifié leur avance sur leur époque… Un sourire amusé teinte les lèvres d’Aloys qui se détend au fur et à mesure de la discussion. Oui, un illusionniste et de grand talent. Aloys l’estimait beaucoup, le contact était facilement passé entre eux puisqu’ils avaient eu tous les deux la conviction que leur don ne devait en aucun cas les conditionner à tel ou tel domaine, bien au contraire. Aloys se confie au professeur, sans aucune méfiance. L’anecdote devient plus personnelle, la discussion prend un tournant plus philosophique et pendant une fraction de seconde, le belge se demande même s’il ne va pas déranger le professeur avec ses digressions maladroites.
- Je comprends totalement votre raisonnement. Je pense que la plupart des mutants ayant embrassé leur condition, qui sont en accord avec eux même et leur environnement, pensent de cette manière. Moi-même je me retrouve tout à fait dans ce que vous dites et je n’aurais surement pas dit mieux. Cependant… Cependant ? Aloys n’ose pas l’interrompre de peur d’être impoli. - Vous n’êtes probablement pas sans savoir que malheureusement, il n’existe toujours pas d’institution scolaire offrant la possibilité pour les transmutants de se « former » à l’intériorisation de leurs capacités. De ce manque d’éducation, je crains que l’on ne subisse la crainte de ceux qui ne sont pas de notre « race », pardonnez-moi le barbarisme. Sans éducation, le risque de voir apparaitre des dérives sectaires ou communautaristes est, malheureusement substantiel. J’espère simplement que cela s’arrangera bientôt, avec un peu de bonne volonté politique et citoyenne… L’idée d’un système éducatif spécialisé pour les personnes comme lui, ou plutôt comme eux, le dépasse. Le dépasse réellement. S’il accepte pleinement sa particularité et ne la considère d’ailleurs plus comme telle mais simplement comme une part de lui, il peine à s’imaginer enseigner sa manière d’être et de l’accepter à d’autres personnes. Il peine même à envisager d’en parler à cœur ouvert avec d’autres personnes. Est-il nécessaire d’apprendre à un roux à vivre avec sa couleur de cheveux ou à un gaucher, d’utiliser sa main gauche justement ? Non. Parce que cela fait partie d’eux comme la régénération instantanée fait partie d’Aloys. Mais il y a aussi cette notion de maîtrise et de contrôle… le Professeur Porter doit être bien plus au fait que le chirurgien sur cette partie complexe des mutations. « Sommes-nous si nombreux que des écoles spécialisées se justifieraient plutôt qu’un suivi de la famille ? Ou vouliez vous dire enseigner à tous comment vivre avec une particularité quelle qu’elle soit ? Parce que je crains que créer des écoles pour les personnes comme nous n’encouragent que davantage encore les dérives sectaires que vous exposez et… » Aloys se mord la lèvre. Identification. Discrimination. Elimination. Il a déjà vu ça et à de trop nombreuses reprises. Il inspire lentement pour se taire et ne pas se laisser trébucher dans des pensées trop noires pour être acceptable.
- Donc, Méliès, je note… autre question liée à cette période, plus ou moins, pouvez vous confirmer que le Matmata Gandhi était lui aussi un mutant ? J’ai vu que vous aviez corné la page e concernant … Au regard des archives, et de son origine, mes intuitions tendaient vers une mutation de l’ordre psychologique ou émotionnel … a vrai dire, je l’imagine et le théorise comme l’un des plus grands empathes de tous les temps … Qu’en pensez vous ? Cette fois, le sourire renaît sur les lèvres d’Aloys. « Malheureusement, si le nom des de Miribel m’a toujours ouvert beaucoup de portes, je n’ai guère eu l’occasion de le rencontrer en personne. J’aimerais sincèrement pouvoir vous l’affirmer mais… malheureusement… » Une petite moue désolée, Aloys s’empresse de tourner les pages du livre qu’il a ramené vers lui à la recherche d’inspiration… Son esprit se heurte à une date. « En revanche, je viens d’y penser et cela devrait vous intéresser. Je vous parlais de mutations qui conditionnent dans un sens les métiers et la vie des personnes comme nous. Connaissez-vous Van Gogh ? Je suis un grand passionné des arts picturaux et avant d’être enfermé une dizaine d’année à Miribel, j’ai eu la chance extrême de pouvoir le rencontrer au détour d’un contrat commercial avec les Pays Bas. » Chose étrange avec Aloys, c’est que s’il est incapable de se replonger dans l’horreur des camps de concentration, ses dix années d’enfermement au cœur du château de Miribel dans la solitude presque totale puisqu’il n’avait plus le droit de paraître en public, il peut les évoquer sans en souffrir, comprenant tout à fait le raisonnement de son fils et de sa deuxième femme. « Et bien indépendamment du fait d’être un peintre de renom, c’était un… comment… » Aloys ne trouve pas le mot adéquat dans sa langue ni dans celle du professeur. Il tente de construire un mot dans une autre langue. « un… Mehreresstandortesmensch… un homme qui peut être à plusieurs endroits à la fois… » Son regard se perd dans le vide alors qu’il réfléchit. « Un téléporteur, voilà le terme ! Seulement, quelques années avant sa mort, il a tenté de se déplacer alors qu’il n’avait pas les idées claires et… il est arrivé si proche d’un rebord de fenêtre que son oreille y est… restée. »
La conversation allait de bon train entre les deux hommes, passant d’un sujet à l’autre sans malaise ni silence gênant. Aloys semblait être une personne éduquée et surtout sensibilisé à la cause mutante, bien que sa propre mutation ne soit pas particulièrement visible aux yeux des autres, en tout cas de prime abord. Rien à voir avec une jeune fille aux écailles de saurien ou un adolescent s’embrasant à la moindre émotion. Pourtant, il paraissait perplexe quant à la pertinence de l’ouverture d’écoles pour mutants. Malachi se frotta le menton, réfléchissant à un parallèle permettant de justifier ses théories :
- Alors au niveau des chiffres, les mutants constitueraient entre 1 et 2% de la population mondiale. Dis comme ça, ça semble minuscule mais à l’échelle de l’humanité, cela fait entre 70 et 140 millions de mutants partout sur le globe, avec des mutations plus ou moins inoffensives. Au niveau d'un établissement scolaire moyen, il y aurait entre 3 et 6 étudiants mutants qui devraient se fondre dans la masse. Ce sont comme … comme les enfants hyper actifs : ils ont énormément de capacité, mais si on ne leur apprend pas à canaliser leur énergie et à se concentrer, ils gaspillent leur énergie à courir de partout, et parfois se blessent ou blessent les autres sans le vouloir, parce qu’ils ne savent pas se gérer. Au mieux, on les envoie en centre ou école spécialisée, pour apprendre à être eux même, en adéquation avec la société. Au pire, on les abrutit de médicaments qui les font devenir à peine l’ombre d’eux même. Et bien c’est le risque que courre la prochaine génération de mutants : soit on les aide à se canaliser pour s’intégrer, soit on va les droguer à coup de vaccins temporaires, comme des traitements à vie, et à chaque « rechute », ils deviendront des dangers pour leur entourage. Et ça ne fera qu’augmenter la défiance de l’opinion publique à notre égard.
Il espérait que la comparaison éclairerait un peu Aloys, qui avait repris sur une nouvelle anecdote : Van Gogh. Malachi n’était pas un grand connaisseur des arts picturaux, il était plus sensible à la musique, mais il savait qui était le peintre. Il n’avait jamais su avec précision s’il était un mutant ou uniquement un être hypersensible, mais les informations que lui délivrait le bicentenaire l’éclairaient un peu plus sur les capacités extraordinaires de l’artiste. L’historien sourit en entendant Aloys chercher ses mots, en profitant pour griffonner les quelques informations sur un calepin, en plus de son enregistreur sur la table.
- En voilà un mot si long pour décrire une action si brève … l’anecdote est bien plus savoureuse sous cet angle que celui de la folie… bien que le résultat soit tout aussi tragique. Oh, un instant je vous prie …
Son portable venait de vibrer sur la table, et au regard du numéro qui s’affichait, il ne pouvait se permettre de ne pas répondre. Le téléphone dans une main et sa tasse de thé dans l’autre, il décrocha en avalant cul sec sa tasse de thé :
- Professeur Porter j’écoute ? Oui, bonjour mademoiselle Suarez … Oui, je suis dans mon bureau … non, accompagné, mais cela ne posera pas de problème. Oui, c’est ça, exactement, comme nous … Nous vous attendons …
Il raccrocha en se rasseyant, se reversant une tasse de thé en expliquant à l’immortel :
- Cette jeune femme est empathe. Un don particulièrement utile pour une étudiante en psychologie, mais aussi épuisant en ces périodes d’examens … Elle réagit comme une éponge aux stress de ses camarades, qui s’ajoutent au sien, et ça lui provoque des crise d’angoisse, comme à l’instant … Dans ces cas là, il faut que je censure ses émotions négatives, au moins le temps qu’elle reprenne ses esprits. L’effet ne dure pas plus de quelques minutes, mais en général ça suffit pour qu’elle soit suffisamment concentrée sur son travail pour qu’elle puisse se préserver des émotions parasites par elle-même et …
Il étouffa un juron alors que la bouilloire tremblait dans sa main, renversant de l’eau bouillante sur le bas de son pantalon et sa chaussure. Il posa l’ustensile sur la table, et retroussa son pantalon pour essuyer le métal de sa prothèse trempée d’eau. Non qu’il craigne qu’elle puisse rouillée, mais la semelle mouillée devenait particulièrement glissante.
- Je suis vraiment confus, à croire que vos histoires m’ont tellement captivées que j’en ai perdu tous mes moyens … * il croisa le regard brillant d’Aloys, et haussa un sourcil* …. Il y a un problème ?
C’est une véritable discussion sur la condition mutante qui prend forme dans le bureau du professeur Porter et si ça intéresse grandement Aloys, il n’a pas l’impression d’avoir en main les armes suffisantes pour opposer à l’historien. Arguments, avantages, inconvénients, il les écoute avec l’attention du comte devant jongler entre responsabilités, envie et lucidité. Cette idée d’une école réservée aux mutants, s’il comprend bien ce que souhaite le professeur… elle ne lui plait guère formulée de cette manière. Pour lui, séparer les mutants des autres êtres humains ne peut conduire qu’à la différenciation des deux types de personne et ça n’a ni lieu d’être, ni avantages, ni bienfaits à long terme à ses yeux. Ce n’est pas que ça le dérange, c’est qu’il en perçoit presque plus les éventuelles dérives que le bienfondé d’une telle proposition. Héritage de plus de quinze décennies de vie ? Peut être, Aloys n’en sait rien. Et il attend patiemment que le professeur cherche des arguments pour le convaincre ou peut être pour mieux lui expliquer son point de vue. Les chiffres, qu’il a eus en tête à la lecture de l’ouvrage, reviennent teintés de cohérence. Trois et six élèves dans un établissement scolaire. Ca lui semble immanquablement… infime. La comparaison avec les enfants hyperactifs, loin de convaincre le chirurgien, le laisse perplexe. Sûrement parce que parmi Aloys enfant, c’était de loin le contraire exact d’un enfant trop dynamique, rempli de cette énergie que l’historien met en parallèle avec des mutations.
Pourtant, si la comparaison ne parvient pas à toucher véritablement Aloys, c’est sa conclusion qui le blesse et le fait écarquiller les yeux de crainte. Sont-ils voués à cela ? A l’indifférence, à la peur, à l’étouffement de leurs capacités comme pour inhiber ce qui fait pourtant partie d’eux au plus infime de leur être, dans ces cellules, dans cet ADN qui les définit autant comme être unique que comme être humain ? Aloys secoue la tête, comme pour nier cette réalité future qu’il ne peut concevoir comme inévitable. « Non, ça ne peut être notre avenir. Nous allons prévenir une telle disparité des comportements face aux mutants, votre ouvrage, déjà, un est pas en avant vers une considération égale des êtres humains, mutants ou non, n’est-ce pas ? » Il se sait naïf, il s’entend, crédule, s’exclamer ainsi alors que tout prouve que les dérives vont aller en s’amplifiant, de sa petite voix douce qui craint plus que tout l’agressivité et qui se noie, le plus souvent, dans la masse.
Non, il ne veut pas se résoudre à cela, il ne veut pas se résoudre à croire que la meilleure solution reste la séparation complète entre les enfants mutants et les enfants normaux. Même s’il n’a pas une mutation particulièrement visible ou plutôt même si toute sa vie a été vouée à une solitude étrange et qu’il a perdu deux de ses femmes à cause d’elle, Aloys ne parvient pas à s’imaginer autre chose qu’une compréhension entre les deux espèces qui sont obligées de cohabiter. L’humanité ne peut pas ne pas avoir progressé, non ? Aloys oscille entre incertitude et foi totale en l’humanité… ça ne fait pas bon ménage et il a presque conscience de ne pas être très cohérent dans ses propos.
La discussion reprend, cette fois plus légère, orientée sur les autres noms de mutants dans l’Histoire, sur ceux qui ont marqué les temps par leurs actions et non leur mutation. Méliès, rectifie Aloys, Gandhi suppose le professeur et enfin Van Gogh, renchérit l’amateur d’art pictural. Il peine à trouver le terme adéquat en anglais, en français, s’hasarde à en former un en allemand qui pourrait potentiellement en exprimer l’idée. Il retrouve de justesse l’appellation correcte, dans un sourire d’excuse et achève sa petite anecdote. - En voilà un mot si long pour décrire une action si brève … l’anecdote est bien plus savoureuse sous cet angle que celui de la folie… bien que le résultat soit tout aussi tragique. Oh, un instant je vous prie … Aloys sursaute face à cette brusque interruption et n’a pas le temps d’articuler un faible nul problème, professeur que déjà son interlocuteur a décroché. Aloys est mal à l’aise, ayant l’impression de s’immiscer contre son gré dans la vie privée du professeur et s’efforce du mieux qu’il peut de ne pas écouter les mots pourtant clairement prononcés face à lui. Nous vous attendons. Les syllabes s’entrechoquent. « Si vous le souhaitez, je peux vous laisser, je ne veux pas m’impos… » mais déjà le professeur se fait plus explicatif. - Cette jeune femme est empathe. » Le Belge fronce légèrement les sourcils. Empathe. Comme… Gandhi ? Comme le professeur lui-même ? Il ne parvient pas à voir les nuances entre la… motiopathie ? Est-ce là bien le terme précédemment employé et… Aloys se concentre davantage sur ce qu’achève de dire le professeur, s’apercevant fort heureusement que s’il n’en avait pas l’impression, il a, malgré sa distraction, continué à écouter. « L’effet ne dure pas plus de quelques minutes, mais en général ça suffit pour qu’elle soit suffisamment concentrée sur son travail pour qu’elle puisse se préserver des émotions parasites par elle-même et … » Aloys est immédiatement sur ses pieds lorsque la bouilloire tremble et asperge la jambe du professeur d’une eau bien trop chaude pour être supportée par l’épiderme. Le médecin prend le dessus pendant une fraction de seconde, il évalue inconsciemment l’ensemble de la zone touchée et la dangerosité de… Aloys cesse de penser. Une prothèse ? Ce n’est pas que le médecin qui est aux aguets mais aussi l’homme centenaire. La technologie et toutes ses implications le dépasse la plupart du temps, hormis, peut être, dans son métier où il s’efforce de comprendre tout ce qu’impliquent laser, électrocardiogramme et échographie. La technologie le dépasse le plus souvent puisque le temps qu’il prenne mesure de l’avancée brutale depuis sa naissance, la modernité l’a souvent distancé. Son téléphone, récent, ce sont ses descendants qui le lui ont fait parvenir tout comme son ordinateur et autres gadgets qu’ils jugeaient indispensable. Cette prothèse, à ses yeux, est un bijou technologique autant par son ingéniosité que par sa simple existence : il ne la suspectait pas en voyant la claudication du professeur. Nous sommes loin des éventuelles jambes de bois de son premier siècle, lorsque le patient se remettait correctement de l’amputation. - Je suis vraiment confus, à croire que vos histoires m’ont tellement captivées que j’en ai perdu tous mes moyens … Il y a un problème ? Aussitôt, Aloys s’efforce de détourner le regard mais n’y parvient que maladroitement, les joues rougies par son malaise. « L’important c’est que vous n’ayez rien et… » Il se rassoit, les mains nerveuses. Et cède à ses interrogations multiples. « Elle est magnifique, vous l’avez eue comment ? Oh… excusez moi si cela vous paraît indiscret mais… est-ce une prothèse récente ? Militaire, civile, travaillée spécialement pour votre morphologie ? Je… je vous l’ai dit, je suis médecin, chirurgien et… je suis à chaque fois époustouflé par ce que l’on parvient à faire… les premières amputations que j’ai du faire doivent dater de la première guerre mondiale, ce n’étaient à l’époque que des ensembles complexes de bois et d’acier, uniquement pour les armatures, et ce n’était jamais très agréable à opérer surtout que nous n’avions guère le temps de nous poser entre deux altercations contre les français. Bien sûr, je m’efforce toujours de me former aux nouvelles pratiques mais… »
Aloys se tait brusquement. Son bavardage n’est en rien pertinent. Mais s’il y a bien quelques sujets qui le poussent au-delà de sa timidité, ce sont bien la médecine, la peinture et légèrement son histoire. « Pardonnez mon enthousiasme, peut être devons-nous accuser une éventuellement sénilité de ma part, j’espère toutefois ne pas vous avoir blessé, j’en serais véritablement confus… »
Malachi est conscient que sa plaidoirie ne convainc pas tout à fait son interlocuteur, mais n’en prend pas vraiment ombrage : après tout, le comte devait avoir vécu plus d’une situation complexe, et ne devait pas s’en laisser compter facilement. Ce n’était pas grave, au mois il avait la politesse de ne pas avoir l’air de s’ennuyer ferme. En revanche, la conclusion de sa réflexion qui teinta l’aura d’Aloys d’un vert effrayé, ce qui fit hausser un sourcil à l’historien : la réponse d’Aloys était tellement …optimiste ? Peut-être n’avait-il pas saisi l’incroyable diversité des mutants et à quel point ces derniers pouvaient être … Différents. Et parfois impressionnant. Il se pencha légèrement en avant, pensif :
- Les humains, Monsieur de Miribel, réagissent face à la transmutance comme face à une maladie : quand votre capacité n’est pas visible à l’œil nue, ou spectaculaire, ils grimacent, prennent parfois un air contrit ou dégouté, mais peuvent, avec le temps et l’oubli, tolérer votre présence tant qu’elle ne bouscule pas leur quotidien. Mais avez-vous déjà vu le commun des mortels s’extasier devant une torche humaine, ou un individu possédant des lames de rasoirs à la place des doigts ? Je connais un homme aux yeux de saurien et à la peau recouverte de muqueuse, pensez vous sincèrement qu’on le considérera sans effort comme un être humain égal à tous les autres ? Que dire d’une femme arachnide ou capable de s’ouvrir des branchies pour respirer sous l’eau ? La différence effraye tant qu’elle est visible et qu’on ne peut pas pieusement faire mine qu’elle n’existe pas.
Malachi parlait d’expérience, bien que la sienne ne soit pas aussi extrême que les cas qu’il avait pu lui rapporter : il avait déjà vu l’air inquiet, presque suspicieux de son beau frère, pourtant tout à fait modéré et ouvert d’esprit, quand après quelques verres et une journée à utiliser son don, ses yeux s’étaient mis à briller comme deux lucioles, et le coup de coude de sa sœur pour que ce dernier cesse de le fixer comme un phénomène paranormal. Et encore, le comportement de ce bon vieux John avait tout juste été impoli, mais pas vindicatif.
Malachi perçut la gêne d’Aloys lorsqu’il décrocha le téléphone, mais balaya les propositions timides de retrait du comte d’un geste de la main : l’étudiante ne se formaliserait pas de sa présence, elle savait que le bureau du professeur était un moulin à mutants, au nez et à la barbe des chasseurs qui patrouillaient d’ailleurs. C’était l’une de ses petites victoires personnelles. Il n’avait pas terminé sa phrase que le thé s’était renversé sur sa jambe, ou plutôt sur sa prothèse. Il pencha la tête sur le côté, surpris, en voyant Aloys déjà debout, avec l’air d’être prêt à se jeter sur lui avec de la Bétadine et un strapp pour que la brûlure ne soit pas insupportable. Cela lui tira un petit sourire, alors qu’Aloys se rasseyait, un peu gêné, jusqu’à ce que le barrage de la bienséance cède sous la pression de la curiosité. Mlachi sentit bien le médecin chez son interlocuteur, et ces questions étaient de celles qu’il pouvait rencontrer à l’hopital, quand son médecin habituel lui amenait quelques internes en chirurgie. En tant que professeur, il n’avait jamais eu le cœur de refuser à un confrère du monde médical de profiter de son cas un peu particulier pour faire classe dans sa chambre de soin. Aussi, il répondit tranquillement aux réponses d’Aloys, une lueur amusée dans les yeux :
- Je réponds à tout ça dans l’ordre, de tête ? Je ne sais pas si je vais réussir, mais essayons … Je l’ai eu à l’hopital, vous vous doutez bien. C’est une prothèse civile assez récente, elle n’a que deux ans… J’ai été amputé il y a un peu plus de sept ans. J’ai du changer d’appareil parce que l’opération a nécessité quelques « améliorations », du fait que la blessure n’était pas très belle … J’ai été … hum, victime d’un attentat anti mutant en Ecosse, j’ai reçu une balle à fragmentation dans le tibia, et certains éclats se sont logés dans mon genou… Il était impossible de tout extraire et les éclats menaçaient de nécroser mon mollet, j’avais perdu beaucoup de sang, alors l’amputation était la solution la plus susceptible de me sauver la vie … D’après les médecins.
Malachi arrivait à présent à parler de cet épisode avec une certaine sérénité, mais ce n’avait pas toujours été le cas. Cela c’était débloqué en lui lors de ses retrouvailles avec sa femme : il préférait perdre sa jambe que sa moitié. A tout prendre, le pourcentage de perte était quand même bien moindre.
- Ne vous inquiétez pas, votre curiosité est toute légitime. Attendez, je vais même aggraver votre cas.
Avec un sourire mutin, il releva la jambe de son pantalon de costume jusqu’au genou, et détacha la prothèse de son moignon avec application, avant de la tendre sans cérémonie à Aloys :
- Mon étudiante ne va pas tarder à arriver, si ma petite séance de Motiopathie vous perturbe un petit peu, je vous laisse de quoi vous … déconcentrer un peu.
Il attrapa la canne qu’il avait de posée à coté de son fauteuil et se redressa sans difficulté, habitué à se mouvoir sans sa prothèse, notamment quand son membre fantôme se réveillait et sur la chair ne supportait pas le contact de la prothèse. L’étudiante ne tarda pas à toquer à la porte du bureau, assistant ainsi à la scène étrange de son professeur diminué et d’un parfait inconnu détaillant une … démi jambe d’un œil expert et passionné. Après un temps d’incompréhension, elle secoua la tête puis vient se blottir dans les bras de Malachi, qui l’enveloppa de sa main libre : Le geste n’avait rien de réellement affectueux, en réalité l’empathe s’imprégnait surtout de l’état d’esprit de son enseignant pour chasser les angoisses parasites de ses collègues. Malachi à l’inverse tachait d’apaiser les émotions personnelles de la jeune femme, qui soupira de soulagement avant de reculer. La scène n’avait duré que dix secondes, à tout casser.
- Merci Monsieur, il faudra vraiment que vous m’appreniez, un jour … * elle tourna la tête, comme si elle découvrait réellement la présence d’Aloys que maintenant * Et bonjour monsieur .. .euh, monsieur ?
- Les humains, Monsieur de Miribel, […] La différence effraye tant qu’elle est visible et qu’on ne peut pas pieusement faire mine qu’elle n’existe pas. On peut lire les pensées d’Aloys comme dans un livre ouvert. Il se sent stupide, dans un sens, de n’avoir jamais envisagé les mutations comme des maladies. Alors qu’il est médecin, alors qu’il est médecin depuis des siècles même. Sa mutation, il ne l’a, déjà, jamais considérée réellement comme un réagencement de ses gènes mais plutôt comme une caractéristique naturelle et innée apparue sans raison dans son patrimoine génétique. S’il a décortiqué plus d’une fois le corps et la psyché humaine, il ne s’est jamais attardé sur son propre cas, incohérent et surréaliste au possible. La mutation, une maladie ? Non, certainement pas. Il ne peut la concevoir ainsi puisqu’une maladie, on cherche à la guérir ; puisqu’une maladie est un dérèglement du fonctionnement du corps alors que les mutations, bien au contraire, sont si adaptées aux morphologies qu’elles semblent couler de source. Aloys se sent stupide. Parce qu’il n’a jamais envisagé la chose ainsi et qu’il se demande comme les gens peuvent à ce point laisser la jalousie et l’envie, la peur et la crainte, l’appréhension et l’effroi, les fourvoyer à ce point. On ne parle plus de méconnaissance de l’autre ou quoique ce soit d’autre, on parle bel et bien de… naïveté ? Que ce mot est étrange dans la bouche de notre chirurgien. Pourtant c’est le premier qui lui vient et il n’en trouve pas d’autre qui puisse retranscrire aussi bien ce qu’il veut formuler. Ce n’est plus qu’il ne comprend pas la position du professeur Porter, c’est plutôt qu’il… il a l’impression de plonger dans un monde sous-marin dont il ne connait ni les règles ni le monde de pensée. Il n’y a pas que le temps ou l’époque qui a changé autour de lui, il y a aussi ce qui se passe dans le cerveau des gens, et Aloys ne s’en était jamais réellement aperçu avant ça.
« Mais nous ne sommes pas malades. Et il m’est… » Insupportable ? Non, le terme est trop fort pour quelqu’un comme Aloys, dont la mesure n’a d’égale qu’en la douceur. Ses sourcils se froncent, ses yeux cherchent dans sa mémoire. « … gênant d’imaginer même que l’on puisse nous comparer à des malades. Nous ne sommes pas à soigner. Je commence à comprendre votre point de vue mais… les roux sont-ils malades ? Devons-nous faire une école particulière pour les personnes aux teints clairs qui sont plus vulnérables aux rayons du soleil ? Je crains, monsieur Porter, qu’à vouloir séparer les enfants mutants des autres, nous créions nous-mêmes un fossé entre eux et leurs camarades. J’ignore peut être le mal-être dans lequel peut vivre votre ami aux yeux de saurien, mais en pensant, nous, qu’il y a une différence autre que visuelles, n’incitons nous pas les autres humains à le penser aussi et à craindre ce qu’il n’y a pas à craindre ? » Parfois, Aloys s’étonne lui-même. Parfois, aussi, il a tendance à s’exprimer comme le Comte qu’il a dû et su être pendant plusieurs années lorsque, prenant la succession de son père, il a eu une famille à charge, des sœurs à marier, un domaine à gérer. Et parfois, aussi, il se surprend à poser ses idées et à les éclaircir avec l’élocution d’un homme du dix-neuvième siècle. Et ses mots lui semblent incongrus en anglais alors que l’accent chantant de son belge de naissance cherche à poindre davantage.
Puis la discussion revient à la normale, au gré d’anecdotes et de petits clins d’œil à ceux qu’Aloys a eu la chance de rencontrer, aux conversations qu’il a eues l’opportunité d’avoir avec des hommes à l’époque révolutionnaires dans leur domaine mais à présent bien plus que cela. Historiques. Et il fait, quelque part, partie de cela, par sa seule existence, si longtemps après sa propre naissance. Une bouffée d’air, un sourire, une interruption qui fait sursauter le Belge. Aloys s’excuse, veut laisser le professeur seul pour ne pas s’imposer, reste assis sous le geste de la main de l’homme qui balaye toutes ses hésitations. Une empathe. Oh. Il ne sait pas vraiment réagir : il faut avouer que si Aloys sait se montrer particulièrement loquace en matière de peintures si ses connaissances dans le domaine de la médecine complètent souvent les livres sur le sujet, pour le reste… il n’a pas vraiment saisi le concept même de la mutation du professeur et peine même à distinguer ce qui la différencie de l’empathie. S’il arrive déjà à correctement identifier ce que cette dernière sous-entend, d’ailleurs. Mais trop rapidement, l’eau versée, la prothèse ôtée… les pensées d’Aloys dérivent et sont sur un tout autre champ de curiosités. Ses questions, naïves, n’ont d’égales dans leur candeur que ce qu’il se sent obligé d’ajouter sur ses expériences en matière d’amputation et de prothèses. Des architectures de bois, de métal, des lanières de cuir, de la chair malmenée. Ce n’est pas cette chirurgie là qu’il se plait à exercer en temps normal, préférant réparer les os, ôter les chairs atrophiées pour les remplacer par de nouvelles, plus saines. Il préfère soigner, remplacer plutôt qu’ôter définitivement. - Je réponds à tout ça dans l’ordre, de tête ? Aloys se sent rougir, conscient qu’il a peut-être été un peu trop spontané, un peu trop indiscret dans son excitation. Je ne sais pas si je vais réussir, mais essayons … Je l’ai eu à l’hôpital, vous vous doutez bien. C’est une prothèse civile assez récente, elle n’a que deux ans… J’ai été amputé il y a un peu plus de sept ans. J’ai du changer d’appareil parce que l’opération a nécessité quelques « améliorations », du fait que la blessure n’était pas très belle … J’ai été … hum, victime d’un attentat anti mutant en Ecosse, j’ai reçu une balle à fragmentation dans le tibia, et certains éclats se sont logés dans mon genou… Il était impossible de tout extraire et les éclats menaçaient de nécroser mon mollet, j’avais perdu beaucoup de sang, alors l’amputation était la solution la plus susceptible de me sauver la vie … D’après les médecins. Une petite grimace, infantile, déforme le visage d’Aloys alors qu’il rentre la tête dans les épaules. Il visualise la scène, plus violemment qu’il ne le voudrait. Il compatit, aussi, naturellement. Il n’est pas empathe, mais Aloys est bien trop sensible et a bien trop vécu aussi pour ne pas instinctivement se mettre à la place de l’homme face à lui. Un attentat anti-mutant. Le discours du professeur prend brutalement une autre signification contre laquelle Aloys et toute sa candeur ne peuvent lutter. « C’est horrible ce qui vous est arrivé, professeur. Les conflits, quels qu’ils soient, laissent toujours des marques chez les plus innocents d’entre nous et… ce sont rarement ceux qui les déclenchent qui en gardent les marques les plus profondes. » Il ne sait que dire de plus, sa voix douce s’estompe, ses lèvres se font malmener dans un mordillement nerveux, il s’excuse pour sa curiosité, se sent si impoli qu’il souhaiterait disparaître. Mais c’est sans compter la gentillesse de son interlocuteur qui lui redonne le sourire. Sans difficulté. - Ne vous inquiétez pas, votre curiosité est toute légitime. Attendez, je vais même aggraver votre cas. Un sourire complice, d’ailleurs, émerveillé même dans le cas d’Aloys, lorsqu’il reçoit comme un présent la prothèse et qu’il commence à l’étudier, impatient. - Mon étudiante ne va pas tarder à arriver, si ma petite séance de Motiopathie vous perturbe un petit peu, je vous laisse de quoi vous … déconcentrer un peu. Il relève la tête, se souvient des principes de base de la civilité. « Oh, je… merci beaucoup Professeur, c’est un réel ouvrage, les chirurgiens qui vous ont pris en charge n’étaient pas incompétents, loin de là. Mais vous êtes vous-mêmes un patient exemplaire, si je puis me permettre. Rares sont ceux, croyez-en mon expérience, qui acceptent à ce point leur petit changement de morphologie pour être capable de se prêter avec amabilité à la curiosité d’un vieillard. » Il rit de son âge, détendu par le contact de l’autre mutant et son naturel. Il ne se rend pas compte de l’incongruité de ses parents et lorsque l’étudiante entra dans la pièce, il en oublia même jusqu’à la plus élémentaire des marques de politesse, à savoir se lever lorsqu’une personne entre dans la pièce, pour se contenter d’un signe de tête courtois et s’amuser à éprouver les différentes articulations de l’ensemble, cherchant les ressemblances avec ce corps humain qu’il connait si bien. Du coin de l’œil, pourtant, il observe aussi le contact entre les deux autres mutants et cherche à percevoir l’imperceptible. En silence, il finit par se détacher totalement de son observation. Le médecin parvenait à voir ce que l’homme ne pouvait comprendre : ces épaules, moins crispées, ce visage, moins tendu. Et cette voix si soulagée. Merci Monsieur, il faudra vraiment que vous m’appreniez, un jour… Et bonjour monsieur... euh, monsieur ? Aloys se leva brusquement cette fois, reposant la prothèse sur la table avec prudence. Avant de lui prendre la main, de la porter à ses lèvres sans toutefois imposer un contact grossier, le pouce s’intercalant. Un baisemain, spontané. Et un sourire. Poli. « Aloys, Aloys de Miribel. Je suis désolé de m’être imposé de la sorte, je venais entretenir votre professeur de son ouvrage fort intéressant. Je suis moi-même mutant, voyez-vous, et j’ignore si… » Un soupçon le trouble, Aloys fronce les sourcils en direction du professeur. « Il n’est pas inconvenant d’en parler, j’espère. Je veux dire, deux personnes aux mêmes caractéristiques génétiques que moi dans la même pièce, c’est plus que je n’ai pu connaître depuis que je suis sorti de Miribel, j’ignore si nous pouvons parler librement de ce que nous sommes ou s’il vaut mieux… je ne suis guère adapté aux us et coutumes de chaque époque je le crains. » Un petit sourire d’excuse, il en vient même à se demander si le baisemain est encore d’actualité, décontenancé par le regard troublé que la jeune fille a pu lancer à son professeur lorsqu’il l’a fait.