Les Weston, c’était la famille typique. Le genre de portrait barbant de l’américain moyen avec trois gamins. De ceux à traîner les mômes à l’église le dimanche pour faire bien, croyants sans l’être vraiment, tentant d’inculquer une sorte de morale bancale sans trop y croire soi-même et à demander à ses enfants de sourire pour la photo scolaire annuelle.

Ah ça, elle était belle la famille modèle... En toute franchise, Ivory aurait préféré voir ses parents séparés bien plus tôt et être fille unique.

Si sa vie avait toujours été tranquille, tout était parti en vrille ce jour-là. Elle n’en savait encore rien évidemment mais c’était le début des emmerdes. Entre les disputes de plus en plus fréquentes de ses parents, l’attitude chiantissime de son petit frère sous ses airs de saint et la miss perfection qui lui tenait lieue de grande sœur, elle était énervée. La pyrite qu’elle avait tenue dans la main avait changé sa vie et bien qu’elle n’en fût pas tout de suite certaine, tout avait changé. Le phénomène s’était volatilisé aussi vite qu’il était apparu à telle point qu’elle crut avoir halluciné... sauf que tout était bien réel. Elle avait refusé de dire pourquoi elle avait hurlé et cet incident, elle l’oublia vite. Très vite. Peut-être trop.
Pour sa défense et malgré toutes ses tentatives pour que ça se reproduise, rien n’y avait fait. Alors elle avait décrété qu’elle avait rêvé, fait un cauchemar. Pour ce qu’elle en savait, elle n’était pas capable de faire ce qu’elle avait cru pouvoir faire. C’est pourquoi, lorsque la chose se reproduisit avant de partir à Eglise, elle fut tout autant surprise. Sa mère était présente et Ivory ne put jamais oublier son regard. De la peur et une certaine part de rejet. Elle voulut crier mais, elle en fut empêchée alors que la femme qui l’avait mise au monde l’avait enjoint à se calmer, à respirer calmement avant de lui donner un avertissement qui aurait dû lui donner certaines clefs pour comprendre ce qui arriverait quelques années plus tard.

- « Ne le dis jamais à personne. Personne ne doit savoir. Tu m’entends ? »

Ivory avait secoué la tête en signe d’assentiment et tout s’était arrêté là. Elle avait bien essayé de poser des questions à sa mère, d’en savoir plus, de lui parler mais rien. Jamais elle n’avait eu de réponses, juste des regards appuyés et entendus. Longtemps, elle avait mis ça sur le dos de Dieu et elle avait haï ce personnage omniscient, omnipotent, soit disant créateur de vie. Après tout, pourquoi créer des gens comme elle si c’était pour qu’il soit détesté. Parce que c’était évidemment pour ça que sa mère lui avait dit de se taire. Pour ne pas faire honte, pour ne pas dégoûter. Elle devait se cacher, c’était évident. Elle était une abomination, une monstruosité.
Contrairement à la première fois, elle ne tenta pas de reproduire l’expérience et comme pour la contrarier, la chose se reproduisit, encore et encore, la forçant souvent à prendre la fuite en vitesse, lui valant des regards d’incompréhension totale. Personne ne vit jamais rien... ou du moins presque personne, car si son attitude suscitait des questions, elle restait discrète, faisait attention. Elle n’avait pourtant pas pu se résoudre à laisser tomber le garçon qu’elle aimait, c’était impossible. Une erreur, évidemment, puisqu’elle n’échappait pas à son don, capricieux et inattendu dans les pires moments.
Spectateur de sa mutation, il l’avait regardée, dégoûté et s’en était pris à elle physiquement, laissant sur son chemin des contusions et des hématomes. Ce furent les premiers et les seuls coups qu’elle prit jamais mais, elle ne les oublierait pas, pas plus que le regard qui lui avait lancé. Son père vint la chercher, pour couronner le tout mais, si le phénomène avait disparu, elle ne put que répondre aux questions et donner une partie de la vérité refusant de lui dire pourquoi et comment c’était arrivé. Elle ne sut jamais qu’il était allé voir le garçon et qu’il lui avait tout dit. Ne sut jamais non plus que son ex-petit copain prit autant qu’elle ce jour-là. Et elle ne sut pas non plus pourquoi son père partit, quelques semaines plus tard, sans un mot ou un regard pour sa mère et ses enfants, encore moins pour elle. Elle se sentait trahie et malheureuse. Quelque part, elle aurait aimé être plus proche de lui, qu’il l’a défende, qu’il tente de la comprendre, pas qu’il s’éloigne. Elle l’avait senti plus froid, plus distant avec elle que d’habitude et là, il partait carrément, les abandonnant. Elle le détestait. Etonnamment, ce fut son équilibre, la colère.

Le temps passa et elle n’eut plus jamais aucune nouvelle de son géniteur. Elle tira une croix sur lui, le traitant comme un déserteur, un paria, voire pire. Après tout, il continuait à parler à son frère et à sa sœur mais, pas à elle. Il creusa entre eux et elle, un fossé si profond que sa mère fut forcée de l’éloigner. La jalousie, la rancœur et la colère étaient devenues les émotions qui régissaient sa vie, la rendant plus stable mais néanmoins dangereuse. Ainsi, elle fut envoyée à Radcliff, chez la sœur de sa mère, une femme qu’elle connaissait à peine et qui semblait être effrayée par sa simple proximité. Les choses furent plus faciles pour tout le monde, plus de rumeurs, plus de regards étranges mais, elle ne pardonna jamais aux siens ce rejet, ces trahisons à répétitions. Elle se cacha derrière une façade de bonne humeur et d’hypocrisie et quand elle fut capable de répondre à ses propres besoins, elle déménagea sans prévenir ou presque, ne laissant qu’un mot sur le frigo, comme on laisse une liste de courses. Elle n’était qu’une charge après tout.

Sa vie s’améliora après ça, son humeur aussi et elle finit, avec le temps, par s’accepter et même tenter de se maîtriser. Longtemps, elle fut convaincue d’être seule, jusqu’à ce que les choses changent et que les rumeurs -sur d’autres qu’elle cette fois- se multiplient... Mais, n’est-ce pas ça la vie après tout ? Une succession de changements, aussi douloureux ou improbables soient-ils ?
Pourtant, il lui arrive de regretter ce temps passé où elle avait une famille. Certes joyeuse, elle souffre de solitude. Elle tente de se lier mais, la crainte de l’abandon reste farouche et corrosive. Elle espère pourtant, elle ne peut pas le nier et elle déteste ça.