Une nouvelle soirée venait de s’achever beaucoup trop tôt à cause du couvre-feu imposé par Thaddeus Lancaster.
La paranoïa du maire et sa haine des mutants l’avait poussé à mettre tout Radcliff en quarantaine, empêchant quiconque sans autorisation de sortir de l’enceinte de la ville. Et les autorisations n’étaient généralement pas délivrées, ou alors seulement aux hunters dont on était sûr de l’allégeance. Ces merveilleux hunters qui se promenaient tranquillement dans les rues, déguisés en policiers, agents de sécurité ou dieu seul savait quel autre personnage censé représenter la loi, l’ordre et la paix. Il n’était pas bien difficile de deviner ce qu’ils faisaient vraiment cela dit : maintenant qu’ils avaient enfermé les mutants dans l’enceinte de la cité, ils pouvaient les traquer à leur aise, en sachant pertinemment que leurs proies ne pourraient pas leur échapper. Il y avait déjà eu des morts, beaucoup plus chez les détenteurs du gène X que chez leurs bourreaux, mais tout de même. Les chiens de chasse de son altesse Lancaster avaient compris que les cibles qu’ils pourchassaient sans relâche ne se laisseraient pas faire sans se battre, et s’ils relevaient le défi, c’était souvent à leurs risques et périls.
Les commerces et les bars pâtissaient de cette guerre intestine qui déchirait Radcliff. Plus question d’aller en boîte si c’était pour n’y rester qu’une heure avant que ne sonnent vingt-trois heures. Plus question de passer la nuit à boire et à faire la fête pour ne rentrer chez soi qu’au petit matin. Une heure avant minuit, tout le monde était tenu d’être chez soi.
Et gare à ceux et celles qui bravaient cet interdit.

Seth avançait tranquillement, mains dans les poches. Il avait fini ses petites affaires et s’était arrangé comme il le pouvait pour que tout soit fait dans les temps malgré ses horaires désormais limités. Si les honnêtes gens ne pouvaient plus profiter de leurs soirées pour sortir se détendre, le trafiquant lui ne pouvait plus profiter de ses soirées pour travailler. Une bonne partie de ses opérations se déroulant habituellement de nuit, il avait dû revoir drastiquement son organisation pour que ses rendements ne souffrent pas du blocus imposé. Il avait convoqué ses hommes, leur avait donné leurs nouvelles directives et avait repris son business comme il le pouvait. Il n’avait plus qu’à espérer que ce couvre-feu idiot ne dure pas plus de quelques semaines.
Le Calédonien s’arrêta dans une épicerie qui, d’ordinaire, restait ouverte toute la nuit, acheta une petite bouteille de bière et une de thé glacé, paya et s’en retourna à la rue, fermant sa veste en cuir et enfonçant son bonnet sur sa tête. Il ne s’était jamais vraiment habitué au froid. Né en Nouvelle Calédonie, il était rare que la température descende en dessous des 20°C. Alors lorsqu’il s’était retrouvé embarqué dans ce trafic d’esclaves mutants et catapulté en Norvège, autant dire que le choc thermique avait été rude. Même dans le Kentucky il trouvait l’hiver froid. Le mois de Décembre venait à peine de commencer et il avait déjà hâte de retrouver les beaux jours. Il n’était pas spécialement du genre à fêter Noël ou le Nouvel An, alors les célébrations de fin d’année ne l’intéressaient pas plus que ça et il avait hâte que la période passe. Quoiqu’il aurait peut-être à les passer avec Pietra cette année. Qui sait où se trouverait la jeune femme d’ici quelques semaines.
Frissonnant un peu, le tatoué pressa le pas. D’ici un petit quart d’heure, l’horloge imposante dans le centre-ville sonnerait onze coups et toute trace de vie devrait disparaître des avenues de Radcliff. Il avait intérêt à arriver à sa destination dans les temps s’il ne voulait pas avoir à se frotter à un vrai faux policier en patrouille. Certes, il aurait pu passer par les égouts ou les passages qu’il connaissait. Certes, il aurait pu utiliser son pouvoir pour se changer en sable et filer sans risque de se faire repérer. Oui, il aurait pu faire tout ça.
Mais ce soir, il avait la flemme.
Et ce fut cette flemme qui l’amena sur le porche d’un manoir huppé qu’il avait déjà visité une fois, dans des conditions qui auraient pu être meilleures.
Seth posa son doigt sur la sonnette et attendit. Lorsque la porte s’ouvrit, il sourit à Malachi qui le regardait déjà d’un drôle d’air.

- T’as vu, j’ai sonné cette fois.

Leur dernière entrevue s’était mieux terminée qu’elle n’avait commencé, et il espérait seulement que le motiopathe n’aurait pas de nouveau l’envie de lui flanquer une peur de tous les diables. Surtout maintenant que Roman était de retour dans sa vie : l’effet n’en serait que plus dévastateur, et il avait prévu autre chose de sa soirée que de mourir d’une crise cardiaque à cause d’une terreur un peu trop forte.

- Sinon, j’habite à une heure à pieds d’ici et c’est le couvre-feu dans dix minutes. T’as une chambre ou un canapé de libre ?

Il lui souriait toujours, et l’air de rien, il se demandait si le ténébreux professeur d’histoire se doutait qu’il n’hésiterait pas à passer par sa bouche d’aération une nouvelle fois s’il lui claquait la porte au nez. Visiblement, c’était le cas, puisqu’il put passer dans l’entrée sans trop de difficultés. Il lui tendit les bouteilles.

- Ca se fait pas d’arriver les mains vides, parait-il. Et comme je sais pas ce que tu bois, j’ai pris du thé glacé. Oui je sais, en hiver, c’est complètement con.

Seth rouvrit sa veste en soupirant, soulagé de ne plus être engoncé dans le vêtement de cuir. Il parcourut rapidement l’endroit du regard, par déformation professionnelle, remarquant peut-être un ou deux légers changements par rapport à sa dernière et unique visite.
Et il n’allait pas tarder à en comprendre la cause.

Seth avait un don pour s’inviter chez les autres de manière inopinée. Pietra l’avait souvent vu débarquer chez elle à des heures pas possibles ; Alyah s’était retrouvée à devoir nettoyer quelques grains de sables malencontreusement laissés par le mutant lors de visites impromptues ; quant à Bob, n’en parlons pas – depuis qu’il savait où habitait l’homme-grenouille, il avait pris un malin plaisir à venir troubler sa tranquillité si difficilement gagnée. Rien de surprenant à ce que cette mauvaise habitude le fasse s’immiscer dans le quotidien si parfaitement réglé de Malachi.

- Je suppose que si je te dis que non, je vais me retrouver avec du sable sur mon canapé demain matin et soulagé de quelques-uns de mes effets personnels ?

Le trafiquant sourit de plus belle, son sourire souligné par sa fine barbe de trois jours qui lui assombrissait le bas du visage. Plutôt que son habituelle barbiche qui accompagnait sa crête, il avait changé pour quelque chose qui allait mieux avec ses cheveux désormais plus fournis. Il avait un petit côté coquet qu’il ne montrait pas aussi souvent qu’on aurait pu le penser.

- Tu m’connais trop bien.

Une fois entré dans la maison, il donna ses « cadeaux » au maître des lieux. Quitte à débarquer au beau milieu de la nuit et à dix minutes du couvre-feu, autant passer pour quelqu’un d’à peu près civilisé – même si le professeur ne serait pas dupe une seule seconde. Il avait étonnamment bien cerné le Calédonien lors de leur dernière et seule entrevue, aussi ne ferait-il pas plus de manière pour lui qu’il n’en faisait pour les gens qui avaient compris comment il fonctionnait.

- L’intention qui compte, je suppose. Tu connais les règles de la maison, tu laisses ton arsenal à l’entrée, pas d’arme à feu dans le salon, et tu ôtes tes chaussures, merci.

Seth haussa un sourcil et, sans se départir de son sourire, ôta son pistolet de sa ceinture avant de le poser sur la petite commode à l’entrée, avant de s’occuper de ses chaussures qu’il enleva sans même prendre la peine de se baisser.

- Oui môsieur, bien môsieur.

Une fois déchaussé et prêt à aller s’installer tranquillement sur le canapé du motiopathe, il amorça son avancée vers le salon lorsqu’il fut retenu par le motiopathe en question.

- Par contre je te préviens, je ne suis pas seul. Alors tu te tiens bien s’il te plait, d’accord ?

L’homme de sable pencha la tête sur le côté et sourit à nouveau. Il avait toujours imaginé le ténébreux mutant comme un solitaire au grand cœur, une sorte de reclus qui pourtant n’hésitait pas à ouvrir sa porte à un semblable en danger. Il n’imaginait pas une seule seconde que l’autre personne présente ce soir pouvait être autre chose qu’une conquête.

- Oui papa, promis, j’te ferai pas honte.

Il haussa plusieurs fois les sourcils d’un air malicieux. Il était de bonne humeur ce soir, alors il voulait bien consentir à faire un peu plus d’efforts que d’habitude pour être un peu moins insupportable. Il avait parfaitement conscience que son caractère ne plaisait pas à tout le monde, et il s’en fichait royalement. Il adorait provoquer et répondre avec sarcasme à tout ce qu’on pouvait lui dire, ce qui lui avait valu une paire de claques et de poings dans la mâchoire. Il s’en remettrait, mais quitte à vouloir passer une bonne soirée, il préférait encore éviter que Malachi ne lui refasse le coup de la dernière fois et n’utilise son pouvoir pour le terroriser à nouveau. Surtout que maintenant que Roman était de retour, sa peur n’en serait que décuplée et il n’avait pas spécialement envie de se retrouver à grelotter de terreur dans un coin de la pièce.
Une silhouette apparut dans l’encadrement de la porte du salon et il la détailla rapidement. La jeune femme qui venait d’arriver était plutôt jolie quoiqu’un peu pâle, mais son regard compensait largement son teint blafard. Le trafiquant répondit à son bonsoir par un autre.

- Je m’appelle Annie, je suis la cousine de Mal. Vous allez rester dormir ici ?

Il serra la main qu’elle lui tendait, intérieurement relativement déçu de ne pas pouvoir voir le motiopathe en pleine parade nuptiale. Et puisqu’elle faisait partie de sa famille et qu’il le savait un peu tatillon sur les bords, il ne pourrait pas en profiter lui-même. Dommage, il se rattraperait plus tard.

- Enchanté, moi c’est Seth. Ouais je reste, le couvre-feu va sonner dans quelques minutes et j’habite à l’autre bout de la ville.

Il se dirigea vers le salon et y jeta un coup d’œil rapide. Il le trouvait étrangement plus chaleureux que la fois où il s’y était glissé pour échapper aux hunters qui le pourchassaient. Sans être en désordre, il avait cet air un peu mal rangé qu’on pouvait trouver dans les pièces régulièrement occupées. D’après ce qu’il avait cru comprendre, le professeur travaillait essentiellement dans son bureau à l’étage. Et l’on sentait que quelqu’un d’autre avait investi cette pièce. Peut-être que la fameuse Annie était là depuis suffisamment longtemps pour avoir laissé son empreinte dans la maison du mutant.
Seth se tourna vers elle et sourit.

- J’ai pas souvenir de vous avoir déjà croisée à Radcliff. Vous êtes arrivée y a longtemps ?

Curieux et plutôt bavard, il avait hâte d’en savoir plus sur cette soi-disant cousine qui semblait jaillie de nulle part. Les mains dans les poches de son pantalon, il la détailla une nouvelle fois ; son regard tomba sur une photo placée derrière elle, sur le manteau de la cheminée. Le Calédonien haussa les sourcils et s’approcha un peu, observant le visage coincé dans son petit cadre en bois. Ces yeux bleus et cette chevelure blonde, il les avait déjà vues en vrai : leur propriétaire était venu lui acheter un lot d’armes commandées par Elijah, l’Irlandais n’ayant pas pu se déplacer en personne pour récupérer sa marchandise.
Les yeux plissés, le trafiquant se redressa, pensif.

- Malachi ? C’est qui la jolie blonde en photo sur ta cheminée ?

Il se tourna vers son hôte, son sourire ayant disparu au profit d’une expression un peu plus perplexe.

- Parce que je l’ai déjà vue, en fait.

- C’est normal, je suis juste venu rendre visite à mon cousin. Enfin ça c'était avant qu'ils ne barricadent la ville, je ne peux même plus rentrer chez moi maintenant ! Mais ça c'est vraiment de l'abus de pouvoir, tous les habitants de la ville pourraient faire un procès devant la cour fédérale pour ça. Je veux dire, il faut que le gouvernement sache ce qu'il se passe ici !

Seth hocha la tête d’un air concerné, une petite moue sérieuse sur ses traits alors qu’en réalité, il avait envie de rire aux déclarations de la cousine de Malachi. Si le gouvernement s’inquiétait tant du sort qui était réservé aux habitants de Radcliff, il aurait déjà dépêché quelqu’un sur place, ne serait-ce que pour faire du repérage. Après tout, une petite ville du Kentucky avec un nombre aussi élevé de disparitions et de morts, ça ne pouvait que mettre la puce à l’oreille des autorités compétentes. Le trafiquant pensait que quelqu’un, quelque part, était au courant de la purge anti-mutants qui se perpétrait dans ce coin perdu, et que ce même quelqu’un n’en avait strictement rien à faire. Mais peut-être qu’il se trompait, et que Thaddeus était plus doué qu’il ne le croyait pour cacher des informations à l’Etat. Si c’était le cas, alors il avait sincèrement hâte de voir arriver le retour de flammes, parce qu’il promettait de faire très mal. En attendant, tout le monde devait subir les petites lubies du grand manitou des hunters, et malheur à ceux qui allaient se plaindre, car un petit dépistage inopiné les attendait au tournant – gare à ceux qui ressortaient de là avec un petit papier marqué « positif ».
Et en parlant de test positif, Annie le prit de court avec sa révélation suivante.

- J’avais une bonne nouvelle à lui annoncer alors j’ai préféré faire ça en personne, surtout pour les proches en fait. Je suis enceinte !

Le mutant cligna des yeux, surpris par le sourire éclatant de la jeune femme. Il avait un peu de mal à comprendre la joie que ressentaient les futurs parents lorsqu’on leur apprenait la grossesse de ces dames. Lui qui n’avait jamais pensé à avoir d’enfants et n’était pas forcément des plus patients avec les plus jeunes, il était un peu perplexe quant au bonheur que l’on pouvait ressentir à se lever au beau milieu de la nuit pour préparer un biberon ou changer une couche sale. Mais si ça plaisait à d’autres, tant mieux pour eux, et il répondit à l’annonce de cette maman en devenir par un hochement de tête et un sourire étonnamment poli.

- Vraiment ? Félicitations alors.

Il ne savait pas vraiment ce qu’il aurait pu rajouter d’autre, et il ne savait pas du tout sur quel sujet embrayer après ça lorsque la photo sur la cheminée attira son attention. Il avait rapidement demandé à Malachi de qui il s’agissait, mais ce fut sa cousine qui, une nouvelle fois, pris la parole.

- Hum… Là c’est Evangeline Porter, la femme de Malachi. Mais vous avez du vous tromper parce que… Evangeline est décédée.

Le Calédonien plissa les yeux et pinça légèrement les lèvres. Décidément, il enchaînait les sujets de conversations délicats, et il était étrangement persuadé que ce n’était que le début de ses ennuis.
Fixant tour à tour Annie et son cousin, il finit par regarde une nouvelle fois la jeune femme trônant fièrement dans son cadre, avec son visage aux traits doux encadré par de longs cheveux blonds, son regard d’un bleu intense et son sourire heureux. Non, il ne pouvait pas s’être trompé : il se souvenait relativement bien des visages qui sortaient de l’ordinaire, et celui-ci changeait radicalement de ceux qu’il avait l’habitude de voir dans son métier. C’était bien elle qui était venu récupérer les armes pour Elijah – l’unique différence avec ce portrait étant l’expression beaucoup plus austère et dure de la personne qu’il avait vue en chair et en os. Il avait un peu de mal à réaliser comment il aurait pu la confondre avec quelqu’un d’autre. Seth se tourna à nouveau vers Annie.

- Vous êtes sûre ? Enfin, oui, forcément vous êtes sûre. Elle a pas une sœur jumelle ou je sais pas ?

Il remarqua rapidement l’air crispé de Malachi, dont les mains étaient crispées sur la tasse qu’elles tenaient. Rien de bien étonnant quelque part : si cette fameuse Evangeline était réellement morte, il ne doutait pas que le deuil de cette perte était incroyablement difficile à porter pour le motiopathe. Seth ne put que compatir intérieurement ; il avait beau jouer aux petits cons, il n’était pas non plus sans cœur, et il se doutait des ravages que pouvait faire une disparition pareille. Maladie, meurtre, suicide ou accident, les conditions ne changeaient rien à l’horreur qu’il avait dû ressentir et devait ressentir toujours. Mais, pour une raison inconnue, il avait l’impression que quelque chose clochait sur cette histoire. Il ne savait pas quoi ni pourquoi ou comment, mais la situation lui paraissait étrange. Il fixa la photo à nouveau, comme si elle allait subitement s’animer et lui révéler tous ses secrets. Mais rien ne se produisit, ni déclic miraculeux ni tour de magie improbable. Aussi se contenta-t-il d’hausser un peu les épaules.

- Alors j’ai vu un fantôme, ou bien y a un métamorphe qui se balade avec la tête de ta femme pour acheter des armes, Malachi.

Il cligna des yeux et réalisa que la remarque n’était probablement pas la plus appropriée. Et s’il ne voulait pas finir à la rue alors que le couvre-feu allait sonner, il allait devoir faire profil bas et s’excuser rapidement, ou en tout cas faire quelque chose qui ne risquerait pas de lui mettre le maître des lieux à dos ; il avait déjà vu une première fois ce que ça pouvait donner, il n’avait pas du tout envie de retenter l’expérience.

- … Désolé. Et condoléances en retard, je savais pas.

Il ne trouvait pas mieux que cette pauvre phrase, mais c’était tout ce qu’il avait en stock pour le moment. Et il ne savait pas vraiment comment tout ça allait se goupiller.