Comptant les cadavres de bière au sol, je me demandais combien de personnes qui m'étaient chères étaient déjà parties. C'était idiot, de comparer les bouteilles vides à des humains, mais cela m'apaisait. Alors, mon esprit divaguait, comme il l'avait toujours fait, cherchant au plus profond de ma mémoire chaque instant de joie susceptible de m'enfoncer un peu plus que je ne l'étais déjà. Je ne pensais pas à Sally - ma fiancée disparue, bien des années auparavant. Ca, c'était réservé aux pires jours. Aux journées longues et douloureuses, solitaires et froides, où je trimbalais mon corps comme un déchet. C'était le coup de grâce, qui me laissait pensif, prêt à passer la corde au cou et à pousser le tabouret sous mes pieds. Ma punition à moi. Ne pouvant me résoudre à l'évoquer mentalement, enfoncé dans le canapé moelleux de mon salon, les yeux fermés et un verre de cognac à la main, je me sentais partir dans les méandres de ma mémoire. Les années remontaient dans ma tête avec une facilité déconcertante. Je n'avais jamais réellement su oublier. C'était peut-être le pire, dans tout ça. J'étais tout simplement incapable d'oublier, alors qu'autres arrivaient à ignorer les ignominies de leur existence en un claquement de doigt. Moi, je ressassais les choses inlassablement, cherchant une autre issue. Avec des "si", on refait le monde...

 Les souvenirs défilaient. Un arrêt sur image sur les Leweaver. Je portais leur nom. Je portais le nom d'un couple fou, qui frappait avec plus de hargne qu'un boxeur. Un frisson de malaise parcourut mon échine. Je passais à mes parents. Ma mère était morte - pauvre adolescente qu'elle était - et mon père porté disparu. Au final, j'avais l'impression qu'il y avait bien un problème. Et que ce problème, c'était bien moi. Toutes les personnes qui m'approchaient un peu trop finissaient pas le regretter. Me recroquevillant sur moi même, après avoir posé mon verre sur la table qui me servait de chevet, je fixai d'un oeil absent l'écran de télévision, qui diffusait un quelconque jeu idiot. Une rouquine à l'air malicieux venait de gagner une superbe voiture de sport rouge et un chèque généreux.

Trois petits coups à la porte arrivèrent à me sortir de ma torpeur. Las, je quittai ma place après avoir pesé le pour et le contre. C'était sans doute un gamin du quartier - un scoutt - qui allait me vendre une boîte de cookies hors de prix. « Je ne suis pas intéressé. » je lâchai simplement, la voix plate, après avoir ouvert la porte. Je n'avais même pas vu mon interlocuteur que je m'apprêtais déjà à retourner sur le canapé, vivre une énième soirée solitaire. J'y étais habitué, et le silence de ma résidence était mon plus fidèle compagnon, depuis quelques semaines. J'osai pourtant un regard vers mon interlocuteur. Il me disait vaguement quelque chose, mais le peu d'alcool que j'avais avalé m'empêcher de mettre un nom sur ce visage. Je connaissais ce genre de trait, ce genre de lueur dans ses yeux. Grand, approchant ma taille, le jeune homme devant moi ne devait pas excéder la trentaine. Je fronçai les sourcils, cherchant rapidement quelque chose à dire. Je n'étais pas un bon orateur. C'était un fait. « Oh. » je fis, un peu surpris. Allez, Stephen, active toi... Si j'étais doué pour me rappeler des pires choses, les détails du présent m'échappaient. Ma mâchoire se crispa un instant, alors que je poussais ma réflexion plus loin. Enfin, un nom traversa mon esprit, comme un train à grande vitesse. « Aaron ? » Le dernier souvenir que j'avais d'Aaron était celui d'un orphelin qui se cherchait encore un peu. Je connaissais son oncle de vue - il passait fréquemment chez McPotts - et, par je-ne-savais-quel-enchaînement-d'évènements, Aaron et moi avions fini par échanger nos expériences mutuelles sur la condition d'orphelin. Il avait quatorze ans, j'en avais vingt-huit. Nous nous étions parlés pendant quelques temps, jusqu'à ce que ses études le prennent pleinement et qu'il ne manque de temps.

Le voir devant moi ravivait des mauvais souvenirs, mais aussi des bons. « Ca faisait longtemps. » S'en suivit un long silence. Les mondanités, les politesses et les amabilités, ce n'était pas mon fort. Je restais un bref moment à le fixer, tentant de transposer son physique actuel sur celui que j'avais toujours eu en tête - celui d'un gamin un peu trop mince et un peu trop grand - avant de me rappeler de l'usage. « Entre, entre... » je fis, ouvrant un peu plus la porte. Après qu'il ne soit rentré à l'intérieur, un léger coup d'oeil circulaire me fit regretter immédiatement de l'avoir amener dedans. « Désolé. Je ne suis pas très doué pour le ménage. » C'était le moins qu'on puisse dire. Dans l'évier s'entassait des piles d'assiettes - certaines même en carton. Le sol du salon et du bureau était jonché de cadavres de bouteille et de boulettes de papier résultant de mes essais en poésie en prose. Le tableau était plus apocalyptique qu'autre chose, mais au point où j'en étais, je n'avais plus rien à cacher. Je me félicitais juste mentalement d'avoir pensé à mettre un tee-shirt propre le matin même. Pas sûr qu'une chemise sur laquelle j'avais vomi mes tripes était la meilleure tenue pour accueillir un vieil ami. Car c'était ça, je considérais Aaron comme un ami. Un petit frère. Avoir les mêmes expériences, cela ne pouvait que nous rapprocher. « Alors, quel bon vent t'amène ? » je dis, mal à l'aise, après m'être affalé à nouveau sur le canapé et après avoir repris mon verre d'alcool. Peut-être que j'aurais du lui demander comment il allait, ou si il voulait boire quelque chose, mais je le considérais assez grand pour se lever et aller chercher un verre dans la cuisine - si il arrivait à se frayer un passage entre mes piles branlantes de livres vieillis par le temps. Je me demandais bien si l'odeur de renfermé l'embêtait, mais ce n'était pas exactement la question dans l'immédiat.