Lenteur égale précision. Précision égale vitesse. Le credo de mon instructeur tourne en boucle dans mon esprit alors que mon coéquipier annone consciencieusement toutes les informations nécessaires pour que mon tir soit ajusté. C’est idiot : je n’ai pas besoin d’aide pour savoir vers où tirer. Si à moins de dix huit ans je suis l’un des plus jeunes snipers de mon unité, ce n’est pas parce que j’ai été pistonné, mais bien parce que je suis le meilleur : parmi mes multiples défauts existe une seule qualité : une coordination œil-main parfaite. Et ça leur fait presque oublier mon égocentrisme et mon petit côté insolent.
Lenteur égale précision, précision égale vitesse. Un décompte se fait dans le creux de mon oreille, lorsqu’on me confirme ma cible et l’ordre de l’exécuter. Un terroriste. D’accord. Comme vous voulez. J’hausse les épaules, je souffle posément, je ferme un œil, vise et… la cible disparait, réapparaît une douzaine de mètres plus loin pour me regarder dans les yeux. Disparaître à nouveau, réapparait dans mon dos, égorge mon coéquipier alors que je roule sur les épaules pour le mettre en joue, le vois à nouveau disparaître, réapparaître dans un coin de mon champ de vision alors que mon tir file et explose dans la poitrine de ma téléporteuse de cible. Ma mutante de cible. Il n’y a pas de terroriste. Il n’y avait qu’un p#tain de mutant. Le corps de mon ancienne cible n’a pas encore touché le sol que je bondis sur mes pieds pour me jeter sur mon ancien ami. Qui suffoque. Qui s’étrangle. Qui agonise. Mon doigt se presse sur l’oreillette pour exécuter le protocole qu’on m’a appris dans ce genre de situation.
« Un homme à terre, un homme à terre b#rdel. Demande exfiltration immédiate. » L’angoisse me heurte brutalement. Je suis loin du terrain d’entraînement maintenant, je suis loin de la sérénité tranquille de mes tirs à longue distance, de mes instructeurs, de la lenteur-précision-vitesse. Je suis juste en terre hostile sans savoir réellement à qui j’ai à faire, qui je dois viser. Civil, militaire ? Humain, mutant ? Mes jambes flanchent.
« C’est quoi ce b#rdel ?! » Je parle tout seul, je le sais. Dans mon oreille, il n’y a que le grésillement de ceux qui refusent de répondre à mes questions. De ceux qui m’abandonnent. Un crissement dans mon dos, je brandis mon arme de poing dans un mouvement fluide. Mes mains moites du sang inutilement contenu de mon ancien coéquipier pèguent sur mon arme mais n’enrayent en rien la gâchette que je caresse, doigts crispés dans l’attente d’une menace quelconque. Je fixe l’intrus qui n’a d’yeux que pour le corps du mutant agité de spasmes post-mortem. Des flammèches scintillent au bout de ses doigts. Le grésillement dans mon oreille disparaît aussitôt pour qu’une voix atone s’y élève une nouvelle fois. Elle était bien mignonne, elle. Quand je râle, ils se la bouclent. Quand je suis silencieux, ils reviennent.
Nouvelle cible. Je commence à penser que l’on ne m’a pas dit toute la vérité en m’envoyant sur le terrain. Dix sept ans, c’est jeune pour être un sniper. Même lorsqu’on a un don pour le tir de précision. Dix sept ans, c’est encore naïf, crédule. C’est encore modelable. Je fronce les sourcils. La voix dans l’oreillette se fait plus autoritaire.
Velasquez, ne faites pas l’imbécile, abattez le. C’est un terroriste. Je ne crois pas, non. C’est juste un gosse, un peu différent des autres, ouais, mais juste un gosse. Ma bouche reste close, mais mon bras se relâche ostensiblement alors que je ne quitte pas le gamin des yeux, malgré les flammes qui s’intensifient au bout de ses doigts, proportionnelles aux larmes qui dégringolent ses joues. Je ne parle peut être pas sa langue, c’est évident que c’est son père qui gît à quelques pas de moi.
« Calme toi, gamin ! C’est un malentendu. » Je veux faire un pas en arrière, le léger rebord du toit me prévient que reculer davantage signifie le grand plongeon. Je lâche mon flingue, repousse du bout du pied le fusil de sniper délaissé au sol. Je ne veux pas tuer un gosse. Il a quoi, douze ans ? J’en ai cinq de plus que lui ; c’était hier que j’avais les genoux aussi écorchés que les siens et une collection de cartes pokémon dans les poches.
Ne faites pas l’imbécile Velasquez ! Il est plus dangereux qu’il n’en a l’air ! Cette fois, il n’y a pas qu’un ordre, mais de l’inquiétude. Je persiste dans mon avis, je refuse de tuer le gosse. Alors quand pour montrer ma bonne fois, je fais glisser mon flingue dans sa direction, quand je vois les flammes s’atténuer pour s’étouffer dans le creux de sa main, je commence à me dire que j’ai peut être fait le bon choix.
***
« Alejandro Velasquez, enchanté ! » ma main serre avec vigueur celle de la jeune femme qui me jette un regard étonné. Embarrassé. J’essaye de la mettre à l’aise avec un petit clin d’œil complice, mais de toute évidence, ça a l’effet contraire : la voilà qui commence à rougir. Un soupir. Dire qu’on va passer les quinze prochaines semaines ensemble vingt quatre heures sur vingt quatre et qu’il n’y a rien le droit d’y avoir de plus entre nous deux que la relation logique entre un officier et son subalterne… j’ai hâte. Ou pas. Je tape dans mes mains, le claquement attirant l’attention du reste de la petite équipe qui m’entoure. Un pas en arrière, je monte sur la petite estrade. Je sifflote en attendant qu’ils me remarquent et qu’ils cessent de parler. Petite session cette fois : quatre hommes, deux femmes.
« Bonjour tout le monde ! Je me présente, Alejandro Velasquez, colombien et accessoirement votre instructeur pour les… » Je fais semblant de compter dans ma tête, en profitant pour observer l’attitude de mes six élèves. On est loin des terroristes et du petit génie de l’armée. Ca fait huit ans que je travaille comme agent de sécurité officiellement, instructeur pour les Hunter plus officieusement.
« quinze semaines à venir. » Celle que j’ai abordée un peu plus tôt froncer tellement les sourcils qu’une ride se creuse entre ses deux yeux. La ride du lion, je crois. Ca n’a pas d’importance, de toute manière, ce qui m’intéresse est ce qui se passe dans sa tête, là. Je lui fais un petit sourire, avant de poursuivre, sur ce ton mi-sérieux, mi-amusé qui me caractérise. Avec moi, on ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon mais comme dirait ma grand-mère, ça n’a pas d’importance non plus, tant que ça se mange.
« Les mutants sont une menace. Pire encore, on a tendance à les sous-estimer. Vous voulez devenir des Hunter, vous n’êtes pas issus d’une famille de chasseurs, vous avez tout à apprendre. » Je saute en bas de l’estrade pour me mêler au petit groupe qui s’écarte respectueusement autour de moi, sans me quitter des yeux. Silencieux.
« Donc pour les quinze semaines à venir, il ne fait jamais perdre de vue qu’il faut constamment… » Mon bras claque, ma main percute la poitrine du mec le plus proche qui n’a rien vu venir. Un mouvement souple, trois coups, mon talon glisse sur sa rotule, il s’écrase à terre et je tombe à genou sur son dos, le maintenant au sol dans une position inconfortable pour lui, si naturelle pour moi que je peux la tenir pendant des heures. Ce que je compte bien faire.
« … constamment être sur ses gardes. Et improviser. S’adapter. Ne jamais… » Ma main gifle ma première victime. Une fois.
« …s’avouer » une nouvelle claque. Pourquoi est ce qu’il ne réagit pas ? Qui est ce qui m’a mis une larve pareil dans les pattes ?
« … vaincu… » J’accentue la pression sur son dos. Cette fois, je regarde fixement les spectateurs qui assistent, impuissants de toute évidence, à la douleur de leur coéquipier. Leur tour va venir, de toute façon.
« Et vous, vous allez vous servir du café ou tenter de faire quelque chose pour l’aider ? » Leur regard déconcerté me fait comprendre que les quinze semaines vont être plus que longues. D’un bond, je relâche ma prise et me redresse, tendant une main secourable à ma victime.
« Allez-vous installer dans vos quartiers, premier dérouillage dans une heure. Le programme des journées sera simple : réveil 5h, puis renforcement musculaire, technique de combats. Ensuite je vous abandonne aux mains d’un gratte-papier qui vous parlera des différences transmutations. Je vous récupère en début d’après midi pour une autre séance de technique de combats, mise en situation, tirs et couvre feu à vingt deux heures. » Une nouvelle fois, je tape dans mes mains, comme pour conclure. Et je me détourne du petit groupe de clampin que l’on m’a confié. Il faut que j’en fasse des Hunter. Des Hunter efficaces. Je fais brutalement volte-face.
« Oh, une dernière chose : si vous voyez un mutant, n’hésitez jamais, quel que soit son âge, son sexe, son identité : frappez avant qu’il ne frappe. »***
Ses bras glissent dans mon dos, ses mains appuient sur les nœuds à la base de ma nuque, dans un massage douloureux mais libérateur. Je me retourne, un sourire mutin aux lèvres. Dans moins de douze heures, elle ne sera plus mon élève, mais juste une chasseuse, comme moi. En attendant, j’ai craqué avant la fin des quinze semaines qu’on m’a données puisque nous sommes amants depuis plus d’un mois maintenant. Je me retourne, entremêlant mes doigts dans ses cheveux. Ses lèvres capturent les miennes on bascule sur le lit dans un grincement. Je me laisse rouler sur le matelas. Ses doigts délaissent mon épiderme, s’attarde sur la large cicatrice qui marbre tout mon côté droit. Son regard interrogateur me fait soupirer. Depuis notre première nuit ensemble, elle me questionne en silence à chaque fois que je suis torse nu. Les autres apprentis chasseurs ont la même question aux lèvres, depuis notre première séance d’entraînement au corps à corps où un regard plus perspicace que les autres a remarqué mon plus gros point faible : cette brûlure qui tire ma peau et pénalise mon bras droit lui aussi touché.
« Alejandro… » Je m’assois en tailleur. Un nouveau soupir.
Mistinguette, tu peux utiliser tous les Alejandro larmoyants du monde, caresser mes pectoraux, me faire ce petit regard de chat potté, ça ne fonctionnera pas. Ma main chasse la sienne. Rompt la distance entre nous. Se glisse dans sa nuque pour l’attirer vers moi et l’embrasser à nouveau pour la faire taire. Ses cheveux blonds chatouillent ma nuque. Son odeur m’enivre. Depuis le premier jour.
***
Ils n’ont plus rien de la bande de langoustes que j’ai recueillis il y a presque quatre mois. Ils étaient malingres, arrogants, innocents. J’en ai fait des tueurs. Même si aucun ne m’arrive à la cheville. Je monte sur l’estrade, croise les bras en attendant qu’ils fassent silence ce qui ne prend pas plus d’une poignée de secondes.
« Félicitation. Vous êtes des chasseurs. Il ne manque plus qu’un mutant, et vous serez des meurtriers. » Voilà qui douche leur enthousiasme et durcit les traits de leur visage. Tant mieux.
« Aux yeux des imbéciles qui ne prennent pas la menace mutant au sérieux, vous êtes des meurtriers et des fanatiques. Mais n’oubliez jamais vos convictions et laissez les jaser. » J’enlève mon tee-shirt. Ma cicatrice scintille, de cette peau mal réparée.
« Il y a huit ans, on m’a ordonné de tuer ce que je pensais être un terroriste, mais qui n’était qu’un gosse. » Je les fixe un à un. Je les connais, maintenant. Lui, il est en train de se désintéresser de mes propos. Lui, il se demande où je veux en venir. Elle… Elle a déjà compris. Ou presque. Je la regarde droit dans les yeux.
« J’ai refusé. Je ne voulais pas tuer un gosse. J’ai lâché mon flingue, j’ai reculé, j’ai mis de la distance entre mes armes et mes mains. » Comme à chaque fois, lorsque je raconte cette histoire, je me sens vulnérable.
« J’ai signé ma mise à mort. Il m’a brûlé tout le côté droit. Etrangement, ma coordination œil-main n’a pas changé mais je suis handicapé à vie malgré tout. Tout ça parce que je n’ai pas vu la menace, parce que j’étais trop concentré sur le gamin et pas assez sur le monstre. Vous avez la chance d’avoir été formés. Alors si vous croisez un p#tain de gosse avec des flammes au bout des doigts, n’hésitez pas : frappez avant qu’il ne vous frappe. » Les yeux de mon amante ne me quittent pas un seul instant, même lorsque les discussions reprennent et que les nouveaux Hunter sortent de la pièce. Elle est immobile. Songeuse. J’arque un sourcil.
« Un souci ? » Non me fait-elle.
***
La douleur se diffuse dans mes veines à intervalle régulier. Je ne retiens même plus mes hurlements. Les spasmes qui agitent mon organisme, les lanières qui me maintiennent, cisaillent mes poignets. Je les sens pénétrer dans ma chair, mais ce n’est rien comparé à la brûlure qui se propage dans mon estomac, dans mes muscles. Je la hais. Je la hais vraiment. Moi, un mutant ? Et puis quoi encore. Les larmes dégringolent mes paupières, obscurcissent ma vue, mais je refuse de perdre connaissance et de la quitter du regard. Je la hais. Plus que celui qui m’a causé cette cicatrice, plus que ceux à côté d’elle qui m’ont injecté le vaccin.
Pour être sûr. Je ne suis pas un mutant. Je ne suis pas un mutant, b#rdel. Ce n’est pas parce que j’ai une coordination parfaite que je suis un mutant. Je me concentre sur cette simple idée, horrifié que je suis à l’idée de perdre ce qui a toujours fait de moi quelqu’un de spécial. Est-ce que c’est ce que ressent un mutant lorsqu’il est vacciné ? Est-ce qu’il angoisse à l’idée de perdre ce qui le rend unique, à l’idée d’être amputé d’une part de lui-même ? Je la hais. Merlin que je la hais. Dire que je l’aimais… elle m’a trahi. Et mes hurlements de douleur sont autant adressés à mon organisme qu’à ses oreilles imperturbables. Je ne suis pas un mutant. Alors pourquoi me vacciner ?
C’est pour ton bien, c’est pour être sûr. Je ne veux pas perdre mon unique talent. Mes larmes ne sont plus dues seulement à la douleur, à présent. J’ai peur.
***
Je me regarde dans la glace. Mon rasoir tremble au bout de mes doigts. Je le lâche pour mieux contracter le poing, le temps que les tremblements s’estompent. Disparaissent. Jusqu’à la prochaine crise. Je la hais. Toujours autant. Je l’aimais sincèrement, je pense, mais tout est effacé. Depuis qu’elle m’a vendu à d’autres Hunter sous prétexte qu’une telle coordination, une telle précision, n’était pas possible chez un humain normal. Et que je ne pouvais qu’être un mutant. Mon poing se contracte, se jette contre le miroir qu’il brise en multiples fragments. Je ne suis pas un mutant, je ne l’ai jamais été. Au contraire : depuis mes dix sept ans, depuis que je suis sorti de l’hôpital avec une cicatrice en moyen mnémotechnique, j’ai tué, tué, de plus en plus de mutants. Mon instructeur était un chasseur, suivant son exemple j’en suis devenu un à mon tour. Alors pourquoi douter de moi ? Pourquoi douter de moins dix-huit ans plus tard ? J’étais son instructeur à elle, j’étais son amant. Et son premier réflexe a été d’aller exposer ses doutes à mon ancien instructeur. Je la hais. J’attrape la serviette la plus proche, retire les éclats plantés dans mon poing, m’essuie le visage et renonce à me raser. Le pire dans tout ça, c’est qu’en dehors de mon absence de six mois des écrans radars, en dehors de ces médicaments dans mes poches pour lutter contre la douleur constante qui parcourt mes muscles, en dehors de ces crises de tremblements qui me laissent tétanisé et effondré, ma vaccination semble n’avoir jamais eu lieu. Je suis toujours agent de sécurité. Je suis toujours instructeur pour les Hunter. Je suis toujours un sniper hors pair. Je n’étais pas un mutant. Et maintenant qu’ils
sont sûrs, ils ont relégué ce désagréablement moment loin dans leur mémoire. Elle aussi. Moi non.
Moi non.
Jamais.