A bien y réfléchir, Fred ne sait pas pourquoi elle est là. Elle n'est pas du genre à se poser des questions inutiles ou existentielles, mais elle doit bien avouer que celle-ci l'interpelle.
Les fesses posées sur le muret en pierre clôturant la maison de son enfance, elle en fixe les murs de ses yeux éblouis par le soleil. Elle aurait dû prendre ses Ray-Ban avant de sortir de la voiture. Il semble que sa vie soit un assortiment de mauvaises décisions. Et, sa lèvre inférieure attaquée par ses incisives supérieures, elle est obligée d'admettre qu'elle tient, avec cette simple phrase, la réponse à sa question.
*****
Ca commence le jour où elle estime qu'il n'y a aucun risque et qu'elle peut tout à fait traverser le mur qui sépare sa chambre de la salle de bain, au lieu de passer par le couloir. Nue comme un vers, c'est vrai qu'il vaut mieux risquer de révéler sa mutation à sa famille que de se montrer les seins à l'air dans un couloir désert.
(Elle a 13 ans, elle a le droit d'avoir honte de son petit bonnet A et de la forêt blonde qui recouvre … cette partie là du corps qu'elle n'ose pas encore nommer. Ok ?)
Mais elle ne s'attend pas à se retrouver coupée en deux : les fesses dans le mur, la tête dans la salle de bain. Elle ne s'attend pas non plus à entendre la porte d'entrée claquer et les pas de son frère se rapprocher dangereusement. La panique qui s'empare d'elle est totale. Figée sur place, elle n'arrive pas à se libérer, elle ne pense même pas à essayer. Et bien sûr, la première porte qu'il franchit, est celle qu'elle aurait voulu qu'il évite.
Elle est prête à vomir la bile qui s'est réfugiée dans sa gorge et elle a peur que son cœur ne se décroche à battre si vite, si fort. Elle l'entend frapper dans ses oreilles. Elle est pétrifiée.
«
Will ... »
Il est aussi figé qu'elle. La tension est palpable. Le silence lui crève les tympans. Si seulement elle pouvait se libérer de ce putain de mur. Mais … non. Il vaut mieux qu'elle reste là où elle est. Son corps rendu invisible.
(Elle a les bonnes priorités, c'est rassurant.)
C'est inconfortable. Elle imagine la poussière qui recouvre sa peau, les microbes, les insectes qui pullulent … elle serre les dents dans une tentative désespérée de ne pas dégueuler là, sous le nez de son frère toujours silencieux.
La pâleur de son visage, ses yeux grands ouverts, la rapidité avec laquelle sa poitrine se lève et s'abaisse … elle sait qu'il panique. Et s'ils paniquent tous les deux, aucun n'ira bien loin. Mais si elle ouvre la bouche, elle vomit. Et c'est là la deuxième chose qu'elle veut absolument éviter.
Lèvres pincées, elle s'oblige à fermer les yeux et dans un souffle, elle disparaît, recule, tombe sur le parquet de sa chambre et se dépêche d'enfiler ses vêtements. Elle oublie de mettre son soutien-gorge, mais elle ne le réalise que lorsque sa porte s'ouvre à la volée. Elle lâche le vêtement, comme s'il l'avait brûlé. Elle a honte. Honte de ce corps qui change et honte de cette capacité qu'elle ne comprend pas. Tellement honte qu'elle n'ose pas regarder son petit frère. Tellement honte qu'elle ne remarque pas qu'il n'a pas encore crié au monstre. Elle a tellement peur, qu'elle recule, jusqu'à se coller au mur. Sa seule issue.
«
Winnie ? »
La peur qu'elle entend dans la voix de son petit frère la force à relever la tête. Elle ne veut pas qu'il ait peur. Elle ne veut pas qu'il ait peur d'elle, parce qu'elle n'a pas changé. Elle est toujours cette même adorable grande sœur qui passe son temps à le décoiffer quand elle voit qu'il a passé du temps à relever ses cheveux en brosse parce que c'est
cool et toute façon tu peux pas comprendre, t'es une fille. La même adorable grande sœur qui perd patience à chaque fois qu'il faut lui expliquer un simple problème mathématique. La même adorable grande sœur qui assiste à tous ses matchs de hockey, qui crie toujours le plus fort pour l'encourager et qui n'hésite jamais à provoquer des bagarres, parce que
le hockey c'est un état d'esprit. Elle reste Winnie, il reste le seul a avoir le droit de l'appeler ainsi. Mais elle a tellement honte, tellement peur de son rejet, qu'elle en oublie sa promesse de toujours le protéger.
«
Will je t'en supplie – »
«
Winnie j'ai peur. »
Et son cœur se brise. Elle ne sait pas quoi faire. Elle ne sait pas quoi dire. Elle-même a peur, parfois. Elle vit avec, elle a appris à le cacher, à en faire un secret honteux, qui doit rester enfoui, mais elle a peur. Peur de ce qu'elle peut faire. Peur d'être la seule. Peur d'être rejetée. Peur d'être enfermée, analysée, découpée, charcutée. Une peur qui la saisit jour et nuit et qui ne cesse d'amplifier à mesure que son frère continue de la fixer, les yeux embués, confus, interdits.
Dans un élan sorti de nulle part, elle quitte le confort du mur pour s'agenouiller devant lui, pour lui prendre les bras, lui rappeler qu'elle reste inchangée. Mais est-ce vraiment le cas ?
«
Will. Regarde-moi. Will. »
A sa proximité, il fuit son regard. Elle a mal.
«
T'as pas à avoir peur, ok ? Je vais pas te faire de mal. Je suis toujours la même. »
A s'entendre, elle y croirait presque. Elle a besoin de le répéter. Encore et encore. Jusqu'à ce que William ne passe ses bras autour de son cou, pour commencer à entendre la vérité de ses propres mots.
*****
Elle s'en souvient de ce jour-là. Une très mauvaise décision qu'elle ne regrette pas, finalement.
La main de Damjan dans son dos la tire provisoirement de sa rêverie, le temps pour lui de lui tendre ses lunettes de soleil et son paquet de cigarettes. Elle n'a pas le temps de le remercier, qu'il est déjà reparti.
Elle ne le regrette pas, parce que William a gardé son secret et qu'il ne l'a plus jamais regardé comme s'il ne la reconnaissait plus. Elle ne le regrette pas, parce que c'est grâce à ça, qu'à 17 ans, elle s'est tenue face à ses parents, pour leur avouer qu'elle n'est pas hétéro. C'est plus facile d'être LGBT que d'être mutante. Plus facile d'accepter une telle chose, lorsqu'il y a une autre encore plus grosse, enfouie au fond de soi.
(Ce n'est pas elle qui a les idées mal placées.)
«
Tom !! »
Elle ne sait pas si sa voix s'entend de l'intérieur ; elle s'apprête à sortir son téléphone pour l'appeler lorsque la tête de Damjan passe la fenêtre de la cuisine et elle lui accorde un léger sourire.
«
Briquet ! »
Elle ne sait pas comment, mais cinq minutes plus tard, le briquet lui est envoyé par la même fenêtre et elle n'a qu'à lever la main pour l'attraper. Parfois, elle se demande s'il ne lui a pas menti en lui disant qu'il était tout ce qu'il y a de plus humain.
(C'est promit, elle arrête de fumer dès demain.)
*****
«
D'accord, tu arrêtes la fac. Qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ? »
Elle a 18 ans, bientôt 19 et elle s'ennuie à mourir. Elle refuse de passer sa vie derrière un bureau, à s'enfoncer dans une routine à laquelle elle ne pourrait échapper, peu importent les efforts. Elle ne sait pas si elle est faite pour quelque chose en particulier, mais elle sait qu'elle n'est pas faite pour ça.
«
L'armée. »
Il n'y a aucune hésitation dans sa voix. Elle qui est connue pour changer d'avis comme de chemise est certaine de sa décision. L'armée. Pas celle du Canada, pays qui l'a vue grandir et qu'elle aime par-dessus tout. L'armée d'une patrie qu'elle aime tout autant et qu'elle veut servir, comme son grand-père avant elle. L'armée américaine.
Un éclat de rire lui fait tourner la tête ; son regard passe de son père à sa mère.
«
Toi ? Dans l'armée ? »
La question est moqueuse et Fred le prend mal, mais elle n'a pas le temps de rétorquer.
«
Tu te feras virer au bout de deux jours. »
Si c'est un défi, elle l'accepte.
Elle n'a pas le caractère le plus facile. Elle n'aime pas les ordres insensés. Elle n'aime pas obéir au doigt et à l’œil, sans avoir droit à une bonne raison. Elle le sait. Mais elle a suffisamment d'ambition pour ne pas se contenter d'un grade où elle n'a qu'à obéir. Ses parents devraient le savoir. (Ils le savent.) Ses parents devraient la soutenir. (Ils le font.) Ses parents devraient être fiers. (Ils le sont.)
(Mais sous les regards incrédules et les quelques moqueries, ils sont surtout effrayés.)
(Elle est trop fière pour s’excuser lorsqu’elle le réalise.)
*****
Clope au bec, une main sur sa jambe pliée, elle ne sait pas si elle regrette cette décision-là.
Elle a passé les meilleures années de sa vie à l'armée. Elle a aussi passé les pires années de sa vie là-bas. Des années qui la hantent encore au milieu de la nuit, parfois au milieu de la journée. Des souvenirs qu’elle aimerait pouvoir fuir. Des choix qu’elle aimerait pouvoir défaire lorsque son anxiété lui pèse sur la poitrine et qu’elle cherche désespérément à respirer.
Où serait-elle si elle n’avait pas enfilé cet uniforme ? Certainement pas ici. Pas aussi jeune. Elle aime Radcliff, mais elle n’a jamais eu l’intention de venir s’y installer à son âge. C’est le meilleur moyen de se perdre dans une routine qu’elle cherche à fuir depuis presque 9 ans. 9 ans. Elle a envie de vomir.
Encore plus lorsque son regard quitte la maison pour se poser sur cette bague qui emprisonne son annulaire gauche.
*****
«
Vik ! »
Sa main est rouge d’avoir autant frappé à une porte qui reste désespérément fermée. Sa voix est rauque d’avoir hurlé le nom d’une fille qui ne mérite pas ses larmes. Ses yeux sont rouges de les avoir malgré tout pleuré. Et elle se déteste. Bon Dieu qu’elle se déteste. De rage, elle jette l’une de ses béquilles contre la porte, à défaut de pouvoir la cogner avec son pied.
C’est une haine comme elle en a rarement connu. Une rage intense qui coule comme un poison dans ses veines et qu’elle veut à tout prix déferler contre la personne fautive. Mais Viktoria est une lâche. Une petite fille immature qu’elle aurait dû éviter comme la peste. La rage monte de ses entrailles à sa poitrine. De sa poitrine à sa gorge et elle ne peut retenir le hurlement qu’elle pousse.
Un hurlement tel qu’un voisin se sent obligé d’ouvrir sa fenêtre pour lui dire de se la fermer. Et puisque sa colère ne peut se déverser sur cette connasse, il fera un très bon bouc émissaire. Mais lorsque son regard furieux se pose sur cet homme qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, elle se souvient qu’elle est en uniforme. Elle se souvient que cette médaille vient de lui être accordée et qu’elle a à présent l’honneur et le privilège de pouvoir dire qu’elle a été blessée au combat. Qu’elle a frôlé la mort. Que quatre de ses amis sont tombés.
La purple heart décore son grand uniforme, pend aux côtés des quelques autres médailles qu’elle a récupéré en même temps. Elle se déteste. Elle se hait d’une telle force qu’elle ne se reconnait plus.
«
Tu sais quoi Viktoria ? Va te faire foutre. »
Elle aimerait pouvoir dire autre chose, dégueuler toute sa haine, mais elle n’en a plus la force. Elle est fatiguée. Epuisée. Son monde est en ruine et elle n’a plus que ses béquilles pour l’aider à le reconstruire.
«
Va te faire foutre » répète-t-elle dans un murmure, un haut le cœur qui la détruit un petit peu plus.
Ses béquilles et Damjan qui, depuis son retour, ne la quitte plus. C’est facile de tomber dans ses bras. Facile de le laisser la séduire et de le séduire en retour. Mais tandis qu’il tombe amoureux, elle profite de chaque baiser pour se venger de Viktoria. Elle sait qu’elle devrait la jouer adulte et mature, mais elle a 24 ans et elle ne sait plus qui elle est.
Le temps passe, elle guérit autant de sa jambe que de son cœur brisé, mais elle ne peut se résoudre à le quitter. Elle s’attend à ce que leur relation se termine lorsqu’elle quitte le Tennessee. Mais il décide de la suivre et elle n’ose pas lui dire qu’elle ne veut pas de lui. Elle a 25 ans, lorsqu’elle n’ose pas lui dire non, à sa demande en mariage. Elle en a 26 lorsqu’elle dit oui, étouffée par le regard électrifiant de Viktoria. Sa belle-sœur à présent.
Ça n’a plus le goût d’une revanche. C’est une punition qu’elle s’inflige.
(Elle l’appelle Tom, pour apaiser sa culpabilité. Ca ne fonctionne pas.)
(Ils font l’amour tous les soirs à même le sol, sur une couverture réservée à cet effet. Elle n’est pas foutue de garder le contrôle.)
(Elle a perdu le compte, mais le lit l’a battu à plate couture.)
*****
Elle n’est pas du genre à se poser des questions existentielles. Que fait-elle ici ? Que changerait-elle si elle le pouvait ? Quelle mauvaise décision est à l’origine de sa présence à Radcliff ? Des questions qui n’ont aucun sens. Elle les ignore. Les chasse d’un revers de la main, comme elle chasserait un moustique.
Sa cigarette meurt sous son pied, tandis qu’elle regarde le soleil disparaître derrière le toit. Elle a autre chose à foutre que de se poser des questions sans réponse. Elle n’est pas philosophe. Elle s’en fout. Ca la gonfle.
Mais elle sent le poids des regrets sur ses épaules, parfois, quand elle y prête attention. Souvent, lorsqu’elle regarde Damjan. Elle ne l’aime pas. Elle ne l’aimera jamais. Pas comme ça. Pas comme il l’aime. (De temps en temps, elle remarque ce regard qu’il porte sur elle. Comme s’il le savait. Mais il est fugace ce regard et elle se dit qu’elle se fait des idées.) Ca la désole. Si elle pouvait choisir de qui tomber amoureuse, elle le choisirait. (Quelques fois, lorsqu’elle le regarde dormir, elle se dit qu’elle y est presque. Qu’elle a simplement besoin de plus de temps.) Il est parfait. Il est patient et compréhensif. Il est drôle et passionné. Il est bavard et à l’écoute. Il sait quand elle a besoin de lui et quand elle a besoin d’être seule. Il est tout ce qu’elle pourrait bien vouloir. (Mais il n’est pas …)
Elle prend sa main, lorsqu’il s’assoit à ses côtés et elle esquisse un sourire.
«
On va se faire chier ici. »
«
Pas si sûr. »
Elle est sceptique, mais elle le laisse avoir ce dernier mot.
(Elle espère qu’il a tort.)
(Elle fuit la routine autant qu’elle la désire.)
Radcliff va être un cauchemar.