Dans l’Amérique des temps modernes – du moins en ce qui concernait la partie nord du continent – il n’était pas rare de voir des grappes d’étudiants, jeunes comme moins jeunes, se réunir dès que les cours étaient finis pour continuer d’étudier ensemble ou bien, la plupart du temps, pour le simple plaisir de se retrouver et de profiter de leur temps libre avant de rentrer chez eux vaquer à leurs occupations.
Ce n’était pas un comportement typique seulement des étudiants du pays de l’oncle Sam ; un peu partout dans le monde, des groupes d’amis se retrouvaient à hanter, souvent au grand dam des générations plus âgées, les rues, les cafés, les troquets dont les tarifs rentraient dans leur budget, bref : tous les endroits où ils pouvaient se regrouper et traîner les uns avec les autres. C’était presque un rituel, une coutume qui transcendait les époques et les pays. Que ce soit à Washington ou à Tokyo, ces rassemblements se voyaient partout, toujours, pour le meilleur et parfois le pire.

Lorsqu’elle était au Japon, Satoko appréciait retrouver ses camarades de classe et passer de longues heures avec elles à traîner dans les rues de la gigantesque capitale. C’était une suite logique dans le déroulement de ses journées : les cours, la sortie quotidienne, les devoirs, l’entraînement de hunter. Jour après jour, c’était toujours la même chose, le même emploi du temps scrupuleusement respecté, avec comme seule exception les week-ends où elle était un peu plus libre de faire ce qu’elle voulait, et les vacances où son père la formait de manière plus intensive.
Quand elle était arrivée aux Etats-Unis, elle avait pris contact avec les hunters de Radcliff, certes, mais elle avait aussi cherché à se sociabiliser. La jeune femme n’aimait la solitude que dans l’intimité de son petit appartement. Dès qu’elle mettait un pied dehors, elle cherchait à retrouver un petit cercle d’amis comme celui qu’elle avait laissé derrière elle pour l’année à venir, voire plus si sa famille décidait qu’il valait mieux prolonger son séjour pour une quelconque raison. Alors, lorsqu’elle s’était retrouvée en classe le premier jour, elle avait rapidement cherché de nouveaux contacts, de nouvelles personnes avec lesquelles parler et échanger – et, surtout, faire un tour dans cette ville qu’elle connaissait encore bien mal.
Emily était l’une des élèves avec lesquels elle avait réussi à sympathiser. Elle appréciait beaucoup la jeune fille de trois ans sa cadette. Elles avaient fait connaissance sur le campus de l’université, et depuis elles se voyaient régulièrement. C’était un duo assez étrange mais qui, bizarrement, fonctionnait plutôt bien ensemble.
C’était elle que Satoko attendait, assise sur l’un des bancs de la grande galerie marchande du centre commercial dans les quartiers nord. Point de retrouvailles de tout bon étudiant qui se respecte, elle pianotait à toute vitesse sur les touches de son téléphone portable, jouant à un jeu relativement épileptique pour le commun des mortels, mais qui avait le mérite de lui faire passer le temps.
Elle avait déjà passé un certain nombre de niveau lorsqu’elle repéra une silhouette familière dans son champ de vision. Elle balança son téléphone dans son sac en bandoulière et se leva en souriant, contente de voir enfin arriver la demoiselle aux longs cheveux bruns.

- Emily ! Bonjour !

Elle s’inclina légèrement, n’ayant pas réussi à se débarrasser de cette habitude très orientale lors de son arrivée en occident. Et finalement, elle avait décidé de ne pas s’attarder sur les regards bizarres qu’on pouvait lui lancer lorsqu’elle choisissait de montrer son respect à sa façon. De toute façon, elle était habituée aux coups d’œil intrigués, à force. Quoiqu’aujourd’hui, elle n’avait pas eu le temps de retourner chez elle se changer après son dernier cours de la journée. Elle était vêtue très sobrement d’une chemise blanche à manches courtes, d’une jupe en tartan et de grandes chaussettes qui s’enfonçaient dans de jolies chaussures noires cirées. Autant dire que contrairement à d’habitude, elle pouvait passer inaperçu. Emily n’avait dû la voir habillée comme ça que dans le cadre scolaire. Mais Satoko n’avait pas voulu être en retard. Tant pis pour ses habituelles tenues bariolées qui auraient fait saigner des yeux un aveugle.

Lorsqu’elle était au Japon, Satoko suivait certes un entraînement de hunter très rude et strict, mais elle savait que durant la journée, elle pourrait toujours compter sur ses amies pour décompresser un peu de cette vie qu’elle ne pouvait que subir – il était de toute façon hors de question qu’elle ne veuille pas suivre les pas de ses ancêtres. Mais en dehors de ce léger détail, elle restait une jeune adolescente comme les autres, sociable et très curieuse.
Quand il lui avait fallu partir pour les Etats-Unis, elle avait laissé derrière elle famille et amis et s’était retrouvée seule dans un pays et une ville qu’elle ne connaissait pas. Elle avait été prise en charge par les chasseurs de la région qui avaient une fâcheuse tendance à la prendre de haut à cause de son jeune âge et de sa difficulté ponctuelle à comprendre ce qu’ils disaient, et cela n’avait fait qu’ajouter à sa frustration perpétuelle de n’être pas considérée comme autre chose qu’une stagiaire ou une gamine irresponsable qui ne pourrait jamais être une réelle machine à tuer des mutants. La seule qui avait montré autre chose à son égard était Salomé, et encore, elle était bien distante depuis un moment. Et ce n’était pas Kingsley qui allait lui apporter la dose de sociabilité et d’amitié dont elle avait besoin.
La demoiselle pensait avoir du mal à s’intégrer dans une école où tout le monde se côtoyait déjà depuis plus ou moins longtemps, mais finalement, elle avait réussi à se faire quelques connaissances qui lui rendaient la vie un peu plus faciles. Parmi elles, il y avait Emily, de trois ans sa cadette, à laquelle elle s’était pourtant attachée et qu’elle considérait comme une amie et également comme une future étudiante à l’université qu’elle aidait avec ses cours lorsqu’elle en avait besoin. C’était un réflexe assez japonais, l’habitude des « senpai » qui aidaient les « kohai » à trouver leurs repères dans une nouvelle école. Et elle ne pouvait pas vraiment s’empêcher d’être comme ça avec la jeune femme. C’était un réflexe chez elle, quelque chose de normal.

Ce fut avec un grand sourire et une courbette très asiatique qu’elle accueilli Emily lorsque celle-ci arriva enfin au lieu de rendez-vous. La lycéenne s’inclina à son tour, geste que Satoko appréciait toujours autant de voir. Ils étaient rares ceux qui, en Occident, lui rendaient la politesse. Elle préférait mille fois ça à une poignée de main poisseuse ou des embrassades hypocrites et interminables. Elle écouta son amie lui expliquer les raisons de son retard. La Japonaise sourit et hocha la tête.

- Ah, elle t’a gardée ? J’espère que ce n’était pas pour quelque chose de grave.

L’adolescente enchaîna presque tout de suite après, proposant qu’elles partent en quête du Starbucks le plus proche. La grande chaîne de cafés n’était pas absente de la région tokyoïte, mais ça n’empêchait pas la chasseuse d’en apprécier les produits partout dans le monde. Mais la proposition lui paraissait presque trop enthousiaste pour être naturelle. Elle se contenta néanmoins d’acquiescer sans relever.

- Et moi pour un chocolat ! On y va, je te suis.

Elles se mirent en route toutes les deux et elle en profita pour détailler son amie. Il y avait quelque chose d’étrange chez Emily, mais Satoko n’arrivait pas à deviner quoi. Elle se contentait de l’observer avec attention, feignant de ne rien voir alors qu’elle remarquait peu à peu le sourire qu’elle forçait un peu trop pour qu’il soit sincère, les mimiques un peu trop brusques pour qu’elles soient réellement spontanées, et la voix un peu trop forte, juste un peu, mais qui devait bien cacher quelque chose.
Satoko préféra jouer le jeu de l’ignorance pendant encore quelques instants, juste le temps pour elle d’être vraiment sûre de ce qu’elle croyait voir. Elle répondit dans un sourire.

- Ca va. J’ai de bonnes notes en anglais maintenant que tu m’as aidée. Même si j’ai encore du mal à tout comprendre.

Emily avait bien plus aidé l’asiatique qu’elle ne le croyait – pas seulement en lui enseignant des règles de grammaire et de syntaxe qu’elle n’avait pas bien saisies, mais surtout en lui parlant. Le dialogue lui avait permis de progresser bien plus rapidement qu’elle ne l’aurait fait en restant enfermée dans une salle de classe. Et elle pouvait de mieux en mieux comprendre ce qu’il se disait autour d’elle.

- Et toi ? Ton devoir d’histoire, tu l’as réussi ?

Elles avaient révisé toutes les deux un sujet que la Japonaise avait étudié quelques années plus tôt, et elle était curieuse de connaître les résultats de la jeune femme.
Elles arrivèrent enfin au Starbucks et Satoko laissa passer Emily devant elle avant de passer commande à son tour. Une fois son chocolat chaud couvert de chantilly dans les mains, elle alla s’installer à une table au calme. A cette heure-ci de la journée, le café n’était pas encore pris d’assaut par des hordes de clients assoiffés. Elles auraient tout le loisir de parler sans avoir à hausser le ton ou craindre qu’une oreille indiscrète ne vienne se mêler de leur conversation.
Satoko enleva le capuchon de sa tasse et  se mit à dévorer la chantilly en souriant.

- Dis Emily, tout va bien ? Tu as l’air bizarre, un peu.

A défaut de dire « stressée » ou « tendue », elle donnait une définition un peu plus large de l’air qu’elle lui trouvait. A voir si elle avait raison ou si elle se faisait des idées.