Malachi n’arrêtait pas de tripoter l’alliance attachée à la chaine autour de son cou, du bout des doigts. Dire qu’il était nerveux était un doux euphémisme. A vrai dire, il ne savait pas vraiment ce qu’il fichait ici. Il avait choisi le restaurant un peu au hasard, en surfant sur un site de référencement sur internet. Il avait de bonnes appréciations, n’était pas trop long de chez lui, alors il avait réservé une table pour deux la veille. L’ambiance était feutrée, intimiste, de lourds rideaux de velours rouges brodés d’or un peu kitsch aux fenêtres, mais les chaises et banquettes molletonnées avaient l’avantage d’être particulièrement confortables. Pourtant, il n’arrêtait pas de se tortiller sur sa chaise, sans réussir à se calmer. Il avait prié tous les dieux du ciel pour ne pas croiser un de ses élèves à l’une des tables voisines. Heureusement pour lui, le restaurant semblant suffisamment chic pour ne pas être à la portée des bourses peu remplies de ses lycéens. Autour de lui, il n’y avait que des couples et des groupes d’hommes d’affaires qui attaquaient déjà l’apéritif en discutant de sujets très sérieux avec une mine de circonstance. Lui se demandait chaque seconde un peu plus ce qu’il foutait là.

Il avait découvert l’entreprise « Needafriend » en entendant deux élèves en parler dans le couloir du lycée. L’un racontait à l’autre qu’il avait fait passé une actrice pour sa mère lors d’une réunion parents professeurs pour éviter d’être puni à vie après s’être fait chopé à dealer derrière le gymnase. Ça lui avait couté une centaine de dollar, mais sa mère n’avait jamais rien su, et ses enseignants n’y avaient vu que du feu. Il n’était pas allé le dénoncer non, il n’en avait pas grand-chose à faire en réalité, mais avait fait sa petite enquête sur cette étrange société. Il n’y avait pas grand-chose sur le net, juste un site, et une promesse : «  je vous trouverais celui ou celle qui remplacera ceux qui vous manquent ». Une entreprise d’escort pour toutes les occasions, mariages, baptêmes, réunion de famille, on vous promettait la mère, le petit ami, même l’enfant parfait que vous n’avez de toute façon pas. Malachi avait fermé la page d’un clic en se disant que, quand même, il fallait être fou pour se décider à appeler ce genre d’agence.

Et puis un soir, il avait appelé. Il s’était réveillé en sueur après un énième cauchemar. Un cauchemar où il voyait, encore, une ombre engloutir sa femme en pleur, qui tendait les bras vers lui sans qu’il puisse les saisir. Le cœur serré, il avait pris machinalement son téléphone, et avait composé le numéro de l’agence, qu’il avait retenu par je ne sais quel hasard inconscient. Il était tombé sur un répondeur, forcément, à quatre heures du matin, et avait balbutié quelque chose sur sa femme, un restaurant, et un tarif, en laissant finalement son numéro de portable pour qu’on le rappelle. Le lendemain, en cours, il recevait un texto l’enjoignant à envoyer plusieurs photos de sa femme par mail, lui proposant plusieurs créneaux horaires. Le texto lui précisait également que les escorts n’étaient pas des prostitués, et que par conséquent il était enjoint à se comporter de manière décente avec, sous peine de poursuite pénale. Le soir même, il avait envoyé plusieurs photos d’Evangeline, de face, de profil, sur son lieu de travail ou simplement endormie sur le canapé un livre en mains. Il avait évité les photos à deux, et celles de leur mariage, trop intimes. Un mail automatique lui certifia que l’agence avait bien reçu les clichés et que sa commande avait été acceptée. Rendez vous dans quelques jours.
Il vérifia sa montre pour la douzième fois, facile.  Il se savait en avance, arrivé un bon quart d’heure avant l’horaire convenu. Normalement, « Elle » ne devrait pas tarder. Il n’avait pas de nom, pas de détail sur la personne avec qui il allait diner, simplement, elle allait ressembler à Evangeline. Il doutait qu’elle puisse être totalement identique, il ne savait même pas si il allait apprécier la soirée, mais maintenant qu’il était là, il n’allait pas s’enfuir. Il commanda un pichet de vin à un serveur, passa nerveusement sa main dans ses cheveux.


Et la vit.

Il se redressa brusquement de sa chaise, comme un enfant que l’on prendrait en faute, dévisageant la jeune femme blonde qui avançait vers lui. A cet instant précis, il devait avoir l’air totalement perdu. Hagard. La personne qui s’approchait avait exactement le même visage la même taille, la même corpulence que sa femme défunte. Il tenta de reprendre un minimum de contenance en balbutiant avec un accent british particulièrement prononcé :

- Ah, euh … hum, bonsoir mademoiselle …

C’était insensé. Cette femme ne pouvait pas exister.