Ça arrive toujours au moment de t’endormir. Y’a cette espèce de boule – insidieuse petite vermine – qui s’infiltre au creux de ton estomac. Elle arrive, elle s’y niche, et la partie commence.
Showtime.
C’est le défilé, la parade de questions plus ou moins existentielles. Quand est-ce que je vais mourir ? Qu’est-ce que je porterais demain ? Bordel, je devais avoir l’air tellement stupide à ce moment-là. Peut-être que j’aurais pas dû dire ça ; c’était peut-être la mauvaise intonation. J’espère qu’il fera beau, demain. Ce sera peut-être une belle journée. Qu’est-ce qu’il se passera, à ma mort ?
T’as ce poids qui se tord, se noue, grandit à mesure que les secondes s’égrènent. Et toutes ces pensées qui fourmillent dans ton esprit, toutes ces peurs qui le parasitent. Peur de tout, peur de rien. Peur de ce qui pourrait se passer, ou ne se passera jamais. Du temps qui file et n’a le temps d’attendre personne. Tu rejoues en boucle la journée, tu penses à un truc de drôle que tu pourrais dire. À un truc idiot que t’as débité plus tôt. Au temps perdu, aux choses à faire, à comment l’autre moitié vit. Ces gens qui empestent la confiance en soi. Y’a toujours cette nana qui arrive et qui domine la pièce rien que par sa présence. C’est peut-être un masque, un rôle qu’elle joue pour se sentir mieux dans sa peau… Non, faudrait vraiment beaucoup d’assurance pour feindre autant d’assurance.
Tu t’imagines pleine aux as ou dramatiquement pauvre. T’essayes de percevoir ta vie si maman n’était pas une putain d’arriviste et que papa n’était pas que cette ombre que tu croises parfois, au détour d’un couloir. Si tu n’étais pas fille unique. Si t’avais une petite sœur. Puis tu te dis que c’est peut-être mieux que tu n’en ai pas, qu’elle ait échappé à toute cette comédie qu’est ta vie. T’imagines comment tu réagirais si un proche mourrait. Tu crois que tu serais l’une de ces personnes qui rient aux enterrements. Tu te demandes si demain sera une bonne, ou une horrible journée, et si t’as une quelconque influence dessus.
T’essayes de rationnaliser, de compartimenter. De prendre tes émotions, toutes tes putains d’interrogations et de les mettre dans une boîte. Parfois, t’aimerais avoir cette espèce de canevas géant, immaculé, sur lequel tu pourrais balancer, étaler, oublier toutes ces pensées qui fourmillent dans ta tête. Parfois, t’aimerais être morte. Juste pour une minute, quelques secondes. Juste assez pour ne plus rien entendre et ne plus rien ressentir. Juste assez pour trouver le sommeil.
T’essayes d’avoir des pensées positives. Tu penses à des gens que t’admire pour ce qu’ils sont, des célébrités. Tu t’obliges à pleurer en pensant à des scènes de films, dans l’espoir de pleurer jusqu’à l’épuisement. T’essayes des techniques de relaxation. Un, deux, trois, t’inspires. (…) Tu suspends ta respiration. (…) T’expires par la bouche. Tu recommences. Tu le fais trois fois. Ça marche pas. Tu t’accroches à ta couverture fétiche. Tu te fais un fort avec ta couette et tu chantonnes un air que t’aimes bien.
Tu prétends être quelqu’un d’autre. Une de ces filles qui hantent ta tête. Tu lui inventes un nom, un physique, une personnalité et tu construis leur vie. Tu te lèves, t’essayes de coucher ça sur papier. T’as des conversations avec toi-même.
Puis y’a ce truc magique qui se passe : ton cerveau se fatigue ou y’a une force impérieuse là-haut qui te prends en pitié et te libères. Et enfin, tu t’endors.
C’est comme ça depuis plusieurs jours maintenant, presque une semaine. Une semaine que l’insomnie te retient captive, qu’elle a fait de toi son otage. Ça t’arrivait souvent, plus jeune. Pour une raison obscure, tu passais des heures à courir après ce fourbe de sommeil qui refusait catégoriquement de venir te rendre visite, à te tourner, te tortiller dans tous les sens.
Tu n’as pas d’amis. La première chose qu’ils vous apprennent dans le clan, c’est d’oublier tous les liens affectifs que vous pourriez avoir noués. Ça rend les choses plus faciles. Pas de famille, pas de connections, pas d’entraves à la mission. Les sentiments ont trop souvent tendance à affecter l’esprit, à flouter le jugement. À rendre faible, hésitant.
Au mieux, tu as des connaissances. Des gens que tu croises souvent au stand de tir ou à la vieille cabane de chasse, dont tu t’efforces à retenir le nom et à qui tu grimaces très exactement deux sourires : un quand t’arrives, le deuxième quand tu t’en vas. Si tu es loin d’être une experte en matière de conventions sociales, tu t’es dit qu’il serait peut-être bon d’au moins essayer de respecter les principes de base de la politesse.
Au pire, tu as des ennemis. Et puis, il y a Cooke. Tu ne sais pas si tu la catégoriserais dans tes ennemis, mais tu es certaine que ce n’est pas une amie. Tu ne peux pas la sentir cette nana-là, c’est viscéral. Tu fais toujours confiance à ton instinct et y’a un truc chez elle qui te fait dresser les poils ; tu pourrais pas l’expliquer. Tout ce que tu sais, c’est que tu la trouves louche et que ça a l’air réciproque.
Pourtant, vous faites partie du même clan et il n’est pas rare que vous vous retrouviez contraintes de travailler ensemble. Comme aujourd’hui. Alors, c’est le silence radio tandis que vous patrouiller les rues sombres de la ville, désespérément à la recherche d’un petit mutant à dégommer. T’as les traits tirés par la fatigue, de jolies spirales qui cernent tes yeux. Tu navigues, ou plutôt tu erres à travers cette ville qui t’es encore inconnue, tel un automate. Le tout dans un silence religieux. Et t’espères que ça restera comme ça parce qu’aujourd’hui, t’es vraiment pas d’humeur à prétendre l’apprécier.