Les mains tremblantes, Sally s'éloigna de l'ordinateur avant de quitter la bibliothèque d'un pas rapide. Jamais elle n'aurait dû fouiner là-dedans. Disparition mystérieuse de la jeune Sally. La chaleur de plomb qui régnait à l'extérieur lui comprima l'estomac jusqu'à lui donner la nausée. La police penche pour la thèse de l'enlèvement. Totalement déboussolée, la rouquine marcha à l'aveuglette dans les rues de Radcliff. Un homme arrêté pour l'enlèvement et le meurtre de Sally Candsell-Weyres. Elle était morte. Sally Candsell-Weyres avait été déclarée morte, assassinée par un homme qu'elle savait innocent. Quelque part, dans le cimetière municipal, une tombe devait porter son nom. Ses proches l'avaient cherchée vainement, pleurée, enterrée ; quelques bribes de leur témoignage éploré au journal du coin lui revenaient d'ailleurs en mémoire, menaçant de lui arracher une fois de plus le cœur. Tout le monde la croyait morte et ce, depuis vingt-deux ans déjà... Comment la situation avait-elle pu dégénérer à ce point ? Pour la millième fois en quelques jours, Sally se remémora cette maudite journée, celle où tout avait basculé.

C'était le 30 mai 1991. La jeune femme se souvenait de chacun des détails de cette journée : le sourire de Stephen au réveil, le toast brûlé qu'elle avait avalé en vitesse avant de se traîner à un cours fort peu intéressant, puis de filer à la bibliothèque afin de réviser ses examens avec une amie. Le soir, elle devait dîner chez ses parents - et même, rapporter le dessert. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle avait fait un détour par une pâtisserie en y allant, afin d'acheter une tarte qu'elle n'avait pas pris le temps de faire.  C'était finalement au pas de course qu'elle rejoignit sa voiture, se sachant déjà en retard - pourtant, Dieu sait que la ponctualité était une qualité appréciée par son père ! Elle avait posé cette fichue tarte sur le toit de la voiture afin d'avoir les mains libres pour fouiller son sac à mains et y trouver ses clés. Elle était en retard, il fallait qu'elle se dépêche, vite. Et impossible de mettre la main sur ces maudites clés... L'impatience la gagna, elle lâcha un juron, cligna des yeux et... quelque chose avait changé. Perplexe, elle regarda autour d'elle : si la ruelle était la même, sa voiture n'était plus là, la tarte non plus, alors que d'autres véhicules étaient apparus. Sa gorge se noua. Quelque chose clochait. Une terrible appréhension monta en elle et elle se précipita hors de la ruelle. La paniqua la gagna totalement quand elle arriva dans la rue qu'elle avait quittée peu avant : là encore, si elle la reconnaissait, de nombreux détails avaient changé. La pâtisserie d'où elle sortait, par exemple, avait été remplacée par un toiletteur pour chiens ; le restaurant où Stephen l'avait emmenée le week-end dernier avait, lui, changé d'enseigne. Tout se ressemblait, mais tout était atrocement différent, comme... décalé.

Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre qu'elle s'était transportée accidentellement en 2013. Guère plus pour lier cela à un incident qui lui était arrivé quand elle avait six ans et où un éternuement l'avait fait revenir d'une dizaine de minutes dans le passé. Si elle causait ces déplacements dans le temps, Sally n'avait pas la moindre idée de comment. Mais, si elle s'avérait incapable de retourner en 1991 pour le moment, elle était certaine d'une chose, tout comme elle l'avait été il y a toutes ces années : il ne fallait pas qu'elle rencontre sa version actuelle, ni aucun de ses proches, histoire de ne pas détraquer le temps tout à fait. Enfin, c'était ce que son instinct lui disait.

Alors, elle avait fait son possible pour éviter les lieux qu'elle fréquentait habituellement, avait lutté contre l'irrépressible envie de savoir ce qu'il était advenu de ses parents, de ses amis fidèles ou, surtout, de son couple avec Stephen. L'essentiel, c'était de réussir à retourner à son époque, auprès des siens et mettre cette mésaventure derrière elle. Toutefois, après avoir passé la nuit à errer et à tenter de se téléporter en 1991, Sally dut bien reconnaître que la tâche était plus ardue qu'elle ne l'avait imaginé : elle était incapable de maîtriser sa faculté. Et, puisqu'elle n'avait pas réussi à rentrer chez elle, la rouquine chercha un endroit où rester, le temps de se retourner et, surtout, de repartir là où se trouvait sa vie. Pour elle, ce n'était l'histoire que de quelques jours, une semaine au plus, le temps d'avoir le déclic pour retourner dans les années 90.

Seulement, trois semaines s'étaient écoulées déjà et, si elle était parvenue à se téléporter là où elle le souhaitait dans le temps (à quelques jours près), Sally avait été à chaque fois renvoyée en 2013. C'était comme si l'univers la bloquait ici, ou comme si le destin voulait qu'elle se trouve à Radcliff, à cette époque, et pas ailleurs. Ou peut-être qu'elle s'était coincée ici elle-même, par un mystère qu'elle ne parvenait pas encore à comprendre. Et c'était justement pour tenter de mettre le doigt sur ce qui la retenait ici qu'elle avait décidé de se rendre à la bibliothèque pour fouiller les archives municipales. Peut-être un peu, aussi, pour assouvir sa curiosité et, éventuellement, se rassurer en cherchant des mentions d'elle dans le passé, ce qui lui aurait prouvé qu'elle pouvait rentrer, et qu'elle le ferait, d'une manière ou d'une autre. Mais tous ses espoirs avaient été réduits en charpie par quelques articles : elle n'était jamais rentrée chez elle. Pire, à présent qu'elle y réfléchissait, elle était persuadée qu'en fouinant de la sorte, elle avait scellé à tout jamais son destin et s'était condamnée à demeurer dans cette maudite année 2013. Quelle idiote !

Bien malgré elle, Sally sentit ses yeux s'embuer, puis une larme couler le long de sa joue, avant qu'elle l'essuie rageusement. Elle détestait cette époque nouvelle et bien trop différente à son goût, elle maudissait son pouvoir qui l'avait envoyée ici, et, plus que tout, elle se haïssait de n'avoir rien pu faire pour inverser la situation. Toutes ces années perdues, c'était elle qui se les étaient arrachées, c'était elle qui avait causé tant de douleur à ses proches, elle aussi qui avait fait condamner un innocent pour un meurtre qui n'existait même pas ; tout ça parce qu'elle était une de ces transmutantes dont les journaux parlaient. Si la situation actuelle restait encore confuse pour Sally, elle avait espéré trouver d'autres personnes comme elle qui, peut-être, pourraient l'aider. Mais elle s'était vite ravisée en comprenant que les transmutants étaient discriminés, pourchassés et préféraient, pour beaucoup, vivre dans l'ombre. Plus que jamais, son prétendu don l'isolait terriblement...

"Annie ! Tout va bien ?"

La voix tira Sally de ses pensées, pour tomber nez à nez avec Abbie. La rouquine réalisa alors qu'elle était retournée aux Jeunesses Chrétiennes, le seul endroit où elle s'était autorisée à aller pour demander de l'aide. Elle avait espéré qu'on ne lui poserait pas trop de questions, et qu'on lui fournirait le logis pour quelques jours. Mais tout le monde ne se montrait pas aussi amical avec elle que Abbie - et Sally avait entendu dire que beaucoup de hunters étaient recrutés parmi les jeunes de ce cercle. Alors, ce n'était certainement pas le lieu idéal pour étaler ses doutes, ses craintes, et encore moins, évoquer sa condition ou ce qu'elle avait appris aujourd'hui. Elle s'efforça donc de sourire avant de hocher la tête.

"Tu as trouvé ce que tu cherchais ?
- Plus ou moins, répondit-elle, évasivement, avant d'ajouter : Je ne pense pas rester encore très longtemps. Merci de m'avoir aidée..."

Quitter Radcliff ? Cela semblait être la meilleure chose à faire. Après tout, quel avenir avait-elle encore ici ? Elle était morte pour tout le monde, ceux qu'elle aimait avaient certainement fait son deuil depuis bien longtemps, appris à vivre sans elle : elle n'avait pas le droit de réapparaître après toutes ces années et bousculer leur vie de la sorte. Surtout, le faire reviendrait à s'afficher en tant que transmutante ; elle devinait aisément les titres des journaux qui voudraient afficher son histoire, redoutait les conséquences d'une telle révélation. Seulement, si elle voyait mille raisons de partir, une seule la retenait ici : Stephen. Elle ne pouvait pas disparaître, pour de bon cette fois, sans être certaine qu'il allait bien. Non ?