A quoi pouvait-elle bien penser ? Le haïssait-elle ? Ou était-elle peinée ? Sans doute aurait-il préféré qu'elle soit en colère après lui, plutôt qu'après elle-même. Connaissant Merry, l'homme était pratiquement sûr qu'elle s'était d'abord blâmée elle même avant de ne serait-ce qu'imaginer lui en vouloir à lui. Et pourtant. Il était loin l'Ezekiel des beaux jours, celui à l'avenir prometteur et qui méritait les étoiles brillant dans les yeux de sa soeur. Il avait disparu lorsque sa femme avait rendu son dernier souffle, et s'il était une personne en ce monde capable de le ramener, c'était bien Meredith. Mais désormais ? Il se perdait. Tout se brouillait. Ouais, il aurait définitivement préféré qu'elle ait envie de l'étriper, plutôt que de s'excuser. Et c'était la dernière option qu'il avait lue dans son regard furtivement croisé. Elle n'avait rien à se reprocher. La soirée toute entière avait été un fiasco des plus total, et s'ils s'en étaient sortis, ce n'était certainement pas grâce à lui. La petite brune ne méritait pas de creuser son propre trou de culpabilité, lui seul en était responsable. Et le sien s'enfonçait bien plus profondément que celui de sa soeur. Sans doute était-ce une affaire de famille, de manquer de confiance en soi à ce point. D'endosser des responsabilités lorsqu'aucun n'était pourtant en tort. C'était bien le même trou sans fond dans lequel chacun trouvait sa propre sortie de secours, s'emprisonnant encore un peu plus dans leurs questionnements sans remettre les autres en question. Mais ce soir, tandis que Merry était dans le faux, et que son frère la voyait s'enfoncer de plus en plus profondément dans ce trou qu'il connaissait si bien - pour avoir le même - Zeke savait pertinemment qu'il était bel et bien le fautif. Et sa lâcheté, aussi importante ait-elle pu être au cours des dernières heures, n'outrepasserait pas sa loyauté envers sa petite soeur. Ainsi, lâcha-t'il sa révélation. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir tenté d'y échapper. Cela ne changerait pas grand chose. Mais il ne pouvait décemment pas la laisser à deux doigts du trou sans broncher.

Les pas de Meredith se stoppèrent quelques mètres derrière lui, et il continua  un instant, l'esprit se perdant dans quelques souvenirs morbides. Lorsqu'il reprit contact avec la réalité, sa soeur l'avait dépassé de quelques pas, et il cligna des yeux comme pour sortir de cette transe étrange dans laquelle le plongeait sans cesse le souvenir de Constance. Ce fut la voix de Merry qui le tira véritablement de l'emprise qu'avait le fantôme de son épouse sur lui, et il posa son regard sur elle quelques secondes. Pourquoi ne l'avait-il pas prévenue ? Il n'avait pas envie de répondre à cette question. Cela le forcerait à répondre à toutes les autres. Comment était-il réellement  entré chez les hunters... ou comment on l'y avait contraint, à coups de poings dans les côtes et injures dans la gueule, jusqu'au trou noir. Il n'avait pas voulu qu'elle les voit, ces hématomes plein les mâchoires et ces tremblements plein le corps, dans les semaines qui avaient suivi, lorsque les hommes de sa belle-famille peinait encore à retenir leurs nerfs en sa présence. Lorsqu'on le traînait sur le terrain, dans des trous perdus, comme un chien, récupéré au bord de la route et devant tout à ses nouveaux maîtres. A voir se réveiller un stress post-traumatique et ses crises psychotiques, assorties de ces trous de mémoire, accompagnant joyeusement le tableau de la loque qu'Ezekiel Blackwell était devenu, au cours de cet hiver 2013. Et il avait eu peur. Peur qu'on attire Merry dans le groupe, qu'on ne pose la main sur elle, en digne vengeance. Ces remarques demeureraient muettes. Il pourrait passer pour le pire des connards, qu'il n'en cesserait jamais de la protéger. Il n'était pas un chasseur émérite, il avait pourtant tenté de se prêter au jeu, pour elle. Mais elle était tout ce qui lui restait. Il se battrait pour cela. Elle ne devrait jamais savoir. « J'ai pensé que ça t'aurait desservie de revenir.  Dans ces circonstances. C'était sûrement mieux, comme ça. » Son coeur lui hurlait l'exact contraire, et un instant le médecin manqua de se radoucir, mais pour lui dire quoi ? Que non, ça n'avait pas été mieux comme ça ? Que si ça avait été à refaire, il l'aurait contactée sur le champ ? Qu'il n'avait pas voulu qu'elle revienne, elle qui avait fuit la mort en s'évadant en Europe, pour s'endeuiller de nouveau, mais que oui, il avait eu besoin d'elle ? Détournant ses yeux tristes, l'homme continua d'avancer, le coeur lourd. Sans doute le lui dirait-il. Mais pas ce soir. Il était trop perturbé pour parler normalement. La silhouette de Merry se découpait vaguement dans la lumière lointaine des réverbères à mesure que la ville leur apparaissait enfin. Quelques secondes, il l'observa. Elle paraissait si proche, et si loin à la fois. Pratiquement inatteignable. Même ses mots lui paraissaient étrangers. « Moi aussi. » Il avait grommelé ces mots à demi-voix, se raclant la gorge à la suite pour se donner une contenance. Désolé pour cette soirée. Désolé d'avoir été con. Désolé de ne pas savoir te dire que j'ai besoin de toi, même si c'est toi qui devrait pouvoir compter sur moi. Pas l'inverse. Désolé de ne plus être le même.

Radcliff se dessinait sous leurs yeux, et l'homme savait à peine si Merry allait s'arrêter lorsque leurs chemins se sépareraient. Il n'avait plus qu'une seule envie, marcher, marcher à ne plus savoir où il était, et partir se cacher à jamais au fond d'un trou de souris.