ANNABEL & JAANA

Tu te pers dans tes pensées au point même que tu ne sais plus quoi penser. Que faire. Que choisir ? La haine ou la pitié ? Tu sais pas alors tu fais rien. Tu erres comme tu erres depuis des semaines, dans la rue. Tu pensais que tu pourrais avoir un petit job.. Mais tu sais pas te tenir lors d'un entretien. Lorsqu'on tente de te déstabiliser avec une question à la con, tu te lèves et tu t'en vas, par exemple. Quelque peu contre productif. Mais tu es comme ça, t'es pas stable. Tu fais des trucs sans vraiment t'en rendre compte, comme marcher dans la rue avec pour seule arme un couteau suisse. Et surtout marche vers le sud de la ville, ne pas vraiment t'arrêter alors que tes pieds te le demandent. Tu comprends, c'pas comme si tes pieds parlaient en vrai, ein ? Alors t'avances encore, parce que des pieds ça parle pas, et qu'ils ne peuvent donc pas hurler. Tu observes les maisons, qui ont l'air de plus en plus miteuses plus tu avances. Mais ça t'inquiète pas, tu devrais pourtant. C'est pas les quartiers bien famés. Au contraire, mais tu n'arrives pas à en avoir conscience à ce moment là. Surtout qu'il fait déjà nuit. Que les coins sont sombres. Que les mauvaises personnes rôdent.

Mais tu tombes pas sur une mauvaise personne. Tu tombes sur une jeune femme brune, que tu ne connais ni d'Eve, ni d'Adam. Elle te propose les clefs de son appartement. Tu comprends pas trop pourquoi, mais t'acceptes. Deux jours que t'as pas pris une vraie douche. Et encore, ça va, parfois c'est plus. Tu trouves quand même des endroits ou te décrasser grossièrement, mais une vraie belle douche, c'pas tous les jours. Alors tu acceptes et tu entre. C'pas décoré à la mode, c'est juste un appart' du sud de la ville. Mais au moins, y'a de l'eau chaude. Tu n'arrives pourtant pas à rester trop longtemps sous l'eau, t'as presque l'impression qu'elle te brûle. Tu sors, tu te sèches, tu restes en sous vêtements et serviette le temps que tes vêtements sèchent, car tu les as nettoyer vite fait avant d'entrer sous la douche. Tu trouves un fruit trop mûr et un peu abîmé à grignoter. Ca te soulage. Ca fait du bien. Si tes parents te voyaient, ils seraient atterrés, mais tu ne sais plus t'occuper correctement de toi. Une seule chose te tiens encore : ton traitement. Mais jusque quand aura-tu la force de le prendre, de ne pas l'oublier ? Quand est-ce que tu cèdera ? 

Deux heures après, tu tombes de fatigue dans le canapé. Il est dur, mais c'est le meilleur endroit que tu as eu pour dormir depuis plusieurs jours. Alors tu le trouves plus que confortable. Tu le trouves parfait..

A ton réveil, tu n'as aucune idée du temps qui s'est écoulé. Mais tu sais que le soleil n'est pas encore visible, que l'aube pointe à peine. Tu te lèves, tu te rhabilles et tu es attirée par cette lumière magnifique que tu vois dehors. Alors tu ouvres la fenêtre et tu t'assoies sur son rebord, les pieds dans le vide. Tu fermes les yeux. L'air sur ton visage, tes pieds nus. Tu t'imagines quelques notes de musique, et tu souris.

La brune souffla bruyamment, replaçant du revers de sa main l'une des mèches rebelles tomber sur son visage avant de plonger de nouveau dans le bac rempli de vaisselle sale. Elle savait bien qu'elle ne pouvait pas prétendre à vraiment mieux que ce gagne-pain de serveuse, et que sans celui-ci, elle ne pourrait pas vivre normalement. Pourtant à chaque remarque déplacée, à chaque geste dépravé, Annabel se retenait difficilement de mettre à terre le malheureux, maudissant les tous dieux de l'avoir amené jusqu'à ce fast-food miteux. Une voix criarde appela soudain son nom de la salle, celle de l'épouse du patron, une petite femme aussi vulgaire qu'irritante. La brune laissa sa vaisselle de bon cœur, s'essuyant grossièrement les mains sur son uniforme grotesque dont la profondeur du décolleté rivalisait de ridicule avec la longueur alarmante de la jupe. Anna pénétra dans la petite salle miteuse du restaurant, où sa supérieure lui ordonna de s'occuper des tables ; Merryl, sa collègue et voisine, devait sûrement être sorti fumer ou était de nouveau en retard. Aussi la brune se retrouva seule face à la populace attablée sur les piteuses banquettes de son lieu de travail, plateau à la main, se décidant à nettoyer la table du couple de drogué qui venait de partir. Elle ne pouvait s'empêcher pourtant de se remémorer la scène qui s'était déroulée quelques heures plus tôt. L'image de la gamine lui revenait en tête, elle, ses traits tirés et son air exténué. Annabel ne pouvait s'empêcher de se retrouver dans la jeune femme, qui devait avoir cinq ans de moins qu'elle, tout au plus. Du temps où elle n'avait même pas un toit sous lequel dormir, et où une douche ou un repas chaud était un luxe. Aussi, quand elle l'avait vu en début de soirée, affalée dans un coin, elle n'avait pu se retenir ; elle lui avait prêté les clés de son petit appartement miteux et lui avait proposé de rester le temps de son service. Pas plus. Que pouvait-il lui arriver de toute manière ? Se faire voler ? Pour le peu d'affaire qui lui appartenait, ce n'était pas bien grave. L'appartement en soit était relativement vide, juste de quoi vivre. Rien de valeur en tout cas. Une bonne action dans le genre, Annabel en aurait rêvé quelques mois plus tôt. Aussi, elle n'avait pu s'en empêcher en apercevant la jeune femme.

Les rayons du soleil, déjà haut dans le ciel, réchauffaient doucement la petite chambre de la brune quand elle ouvra enfin les yeux. Anna était rentrée directement après son service, découvrant dans son salon la blonde endormie profondément. Elle n'avait pas eu le cœur à la réveiller, aussi, il était très probable qu'elle soit toujours sur le canapé. Sautant sur ses pieds, la jeune femme quitta sa petite chambre pour pénétrer dans la pièce voisine. Elle découvrit la jeune femme assise sur le rebord de la petite fenêtre, les pieds qui se balançaient librement dans le vide. “ Bonjour, belle des bois dormant. ” lâcha-t-elle de son anglais approximatif, peu convaincue de la consonance du surnom. “ Bien dormi? ” Son accent était encore plus prononcé que d'habitude, mais encore fatiguée de sa nuit de travail, Anna ne faisait pas réellement d'efforts. Affublée d'un vieux tee-shirt et d'une simple culotte, elle se dirigea d'un pas las vers la petite cuisinière à gaz. “ Je suis Annabel, au fait. ”

Bonjour, belle des bois dormant. L’appellation t'amuses. Belle aux bois dormant. Elle s'est légèrement trompée dans la formule, mais cela te plait. Son accent, qui tu n'avais pas vraiment remarqué la veille, te choque presque ce matin. Bien dormi ? Tu rentres une jambe à l'intérieur de manière à être a cheval sur le rebord de ta fenêtre. De sa fenêtre, plus exactement. Parce que t'es pas chez toi. T'as pas de maison toi, même pas un petit appartement miteux comme celui-ci. Cela ne te dérangerait pas, mais les proprios, tout comme les employeurs, ne semblent pas être capable de te faire confiance. Et puis, sans argent, il est dur de payer un loyer. Tu peux voler un t-shirt, mais pas un appartement. Pas mal. Tu penches la tête sur le coté, comme pour analyser ton interlocutrice. Serait-elle une transmutante ? Elle pourrait. Après tout, que peux-tu en savoir, au fond ? La demoiselle est en t-shirt et culotte, comme s'il était normal que tu sois là. Comme si vous vous connaissiez depuis toujours. Ca aussi, t'apprécies chez elle. Tu sais pas pourquoi, mais quelque chose te fais penser que elle et toi, vous êtes pas si différente. Je suis Annabel, au fait. Elle te tourne le dos. Tu souris. Jaana. Suédoise jusque dans le prénom, alors que tu n'as jamais vu la Suède. En vrai, tu es née aux États-Unis et l'idée même d'aller en Suède te donne froid. C'est pas un pays que tu as vraiment envie de voir.. Et puis, sans tes parents, est-ce que l'expérience vaut vraiment le coup ?

Tu la vois prendre quelques ingrédients, sans voir lesquels et commencer à faire cuire quelque chose. Ton estomac gronde alors pour exprimer ta faim. Depuis combien de temps n'as-tu pas mangé de petit déjeuner ? Longtemps. Puis, sans prévenir te reviens ta fameuse question de savoir si cette fille que tu ne connais pas à un don ? Alors sans réfléchir, tu laisses les mots s'échapper de ta bouche. T'es une transmutante ? Tu la tutoies, parce que tu ne vouvoies jamais personne. Peu importe si certains prennent ça pour un manque de respect. La tête toujours penchée sur le côté, tel un chat, tu observes ta bienfaitrice du moment très sérieusement, comme si cette question était une question de vie ou de mort.