Come on babe, why don't we paint the town?

Dix-neuf heures moins cinq. Depuis son bureau, Pietra lorgnait les aiguilles de l’horloge, maudissant son pouvoir qui ne lui permettait pas d’influencer les montres. Impossible pour elle de quitter le travail avant sa patronne, mais celle-ci ne pliait bagage qu’à dix-neuf heures au plus tôt. Emails envoyés, rapports rédigés, relus et rangés, planning de la semaine à venir dressé, le weekend appelait la grande brune de toute ses forces, mais en vain. Les dernières minutes passèrent de manière agonisante, tandis qu’elle et Jenny, qui s’occupait des relations internes, continuaient leur collection d’étoiles en papier, bien décidées à remplir leur bocal à poisson avant la fin de l’année.  Elles atteignaient la centième étoile blanche balancée discrètement dans le tas grandissant, lorsque la porte s’ouvrit enfin pour laisser s’échapper une figure emmitouflée dans un grand manteau noir bien trop épais pour le temps qu’il faisait. A peine la porte s’était-elle refermée sur l’apparition que les deux jeunes femmes fermaient leurs sacs et bondissaient en dehors de l’immeuble. Alors qu’elles s’élançaient gaiement vers la sortie, le sac de Jenny se mit à vibrer. Un seul appel suffit à faire tomber à l’eau leur sortie de la soirée ; dépitées, elles se quittèrent avec la promesse de retenter le coup la semaine prochaine.

Désormais seule, Pietra hésita. Elle n’avait aucune envie de rentrer chez elle, ou de vadrouiller seule les bars de Radcliff. Heureusement, le bâtiment administratif qu’elle longeait disparu à cet instant pour révéler le bloc des laboratoires. Parfait. Comme elle s’y attendait, une lumière brillait encore à l’étage de recherches sur la génétique, et le responsable de cette luminescence n’était pas vraiment un mystère. En quelques minutes elle avait traversée la cour la séparant du bloc, pénétré dans l’ascenseur et entrouverte la porte du laboratoire où Niall Tyrrell travaillait encore, profitant sans doute de l’absence de ses collègues. « Salut, toi. » dit-elle, embrassant la joue du jeune scientifique avant de se hisser sur la table du microscope. Ses pieds touchaient à peine le sol, et elle se mit à les balancer légèrement, au rythme d’une musique qu’elle seule entendait. « Alors, il paraît que t’envoie des billets doux à tes collègues ? Andrews est venu geigner auprès de Jennifer cet aprèm,  pendant sa pause café. » enchaîna la brune, mâchouillant distraitement une mèche qui s’échappait de son chignon plus vraiment impeccable. Après un instant, elle tenta de le rassurer : « T’inquiète pas, si on l’écoutait à chaque fois qu’il se plaignait, plus personne ne travaillerait ici. »

Avec un rire, elle sauta de la table, non sans faire chuter quelques feuilles de papier recouvertes d’annotations indéchiffrables. Pietra s’excusa et les ramassa avant de les reposer dans l’ordre. Les papiers maintenant bien en sécurité, elle se tourna vers le brun apparemment un peu déconcerté et en vint finalement à ce qui l’amenait ici, à semer le désordre dans son petit monde. « Tu comptes rester ici encore longtemps ? » Une pause et, avec un sourire qui relevait à la fois du timide et de l’espiègle, elle ajouta : « Pendant qu’il racontait ses bobos à maman, Andrews a laissé tomber qu’un nouveau bar latino vient d’ouvrir dans le centre-ville. Shots de tequila gratuits pour les cent premiers consommateurs, ce soir! » Si ça vendait pas du rêve, ça. Pietra était bien décidée à tirer le scientifique, d’habitude si solennel, hors du laboratoire où il semblait passer la majorité de son temps. Si elle n’avait pas déjà visité son appartement, elle serait tentée de croire à la rumeur selon laquelle il y dormait même, enroulé autour de la centrifugeuse…

Come on babe, why don't we paint the town?

« Pietra, c’est bien ça ? » Comme s’il ne le savait pas. Worthington Corporation était peut-être une énorme compagnie, mais tout de même. Monsieur voulait jouer au grand désintéressé, évidemment. Pietra se retint de lui tirer la langue alors qu’il réorganisait les papiers ramassés en bon maniaque, parce que tout de même, elle n’avait plus cinq ans. Et puis son nom était souvent difficile à comprendre au premier essai, allez savoir pourquoi, il n’avait que deux syllabes après tout. Mais entre Peeta, Pieta, Petra, et toutes leurs variantes illogiques, elle avait bien du entendre une vingtaine d’alternatives à son prénom. Peut-être le britannique – d’après ce qu’elle avait compris, en tout cas, ayant comme seule référence pour son accent les vieux épisodes de Doctor Who de son père, fan de science-fiction – n’avait-il jamais encore rencontré de jeunes filles ainsi nommées. Ou peut-être qu’il le faisait exprès.


« C’est sympa de penser à moi, tu es jalouse des billets doux que j'envoie aux bras cassés ? » Pietra s’était attendue à beaucoup, mais pas à de l’humour. Niall Tyrrell avait une réputation de bourreau du travail, d’irascible et de grognon, mais de boute-en-train ? Non, c’était sûrement une erreur. La surprise ne l’avait toutefois pas empêchée de rire à sa remarque, très heureuse de l’avoir visiblement trouvé de bonne humeur. Tandis qu’il enfilait sa veste et sortait son paque de cigarettes, la jeune femme détacha son chignon d’un geste à la l’Oréal, mais moins sexy et plus POUF ! apparition chevelue. Entre leur volume naturel et le fait d’avoir été retenus par un élastique toute la journée, ses cheveux semblaient aussi motivés à faire la fête qu’elle. Elle profita du reflet argenté d’une machine… scientifique – sincèrement elle n’avait aucune idée à quoi cela pouvait servir sinon de miroir d’urgence –  pour se les arranger un tout petit peu, et remettre une couche de rouge à lèvres rose pétant, non sans entendre la remarque du brun à ses côtés.

« Tu tiens l’alcool, ou tu comptes tomber dans les bras du premier mexicain sans papier qui t'accostera ? » « L’un n’empêche pas l’autre. » lui répondit-elle avec un clin d’œil. « Je suis toujours là pour aider mon prochain, surtout les beaux hommes en besoin d’une Green Card. » Qu’elle était drôle. Plus sérieusement, Pietra n’était pas réellement sortie depuis quelques mois, donc sa résistance à l’alcool s’était sûrement réduite. Mais qu’importe, Niall était un jeune homme amical et généreux, il ne rechignerait pas à la ramener chez elle si elle buvait le verre de trop, non ? A voir. En attendant, le duo avait pris l’ascenseur et se retrouvaient maintenant à l’arrêt de bus qui les mèneraient jusqu’au centre-ville. Dix minutes plus tard, remplies de conversation ‘passionnante’ sur leurs journées respectives, ils poussèrent enfin la porte du fameux bar.

« Ah les connards. » Des shots de tequila gratuits, c’était trop beau pour être vrai. Pietra leva les yeux au ciel, non pas pour exprimer son dédain, mais pour voir comment étaient suspendues les capsules de tequila flottant au-dessus de leurs têtes. Bon. Une affiche leur indiquait qu’il leur fallait récupérer le citron au sel au bar, et qu’ils faisaient premier arrivé premier servi. Heureusement pour les deux bruns, il était encore assez tôt et la mise en scène de la soirée avait déjà découragée les moins hardis. Ayant rempli deux petits ramequins de citron et de sel, elle se retourna vers Niall, qui tapotait du doigt le shot le plus proche, visiblement plutôt amusé. « Heureusement qu’on est pas des nains ! » Les shots étaient bien à un mètre soixante-dix du sol, au moins, mais pour eux, c’était déjà plus facile. Tendant le plateau à Niall, la jeune femme se positionna stratégiquement sous un des shots, accessoires en position, et fit signe à son camarade de percer le premier réceptacle. Après tout, what’s the worst that could happen ?