C'est son moment préféré de la journée, celui où l'excitation de la récréation retombe peu à peu et où les enfants s'installent confortablement sur les immenses coussins et duvets de la salle de lecture. De là où elle se tient, Primrose les entend débattre, essayant de deviner qu'elle sera l'histoire du jour. Normalement, et si elle suivait les recommandations de l'école, ce devait être un temps consacré aux lectures religieuses. Pourtant, la jeune enseignante qu'elle était estimait qu'entendre le pasteur faire la lecture des textes saints chaque dimanche était bien suffisant pour des enfants de 6 à 7 ans aussi prenait elle la liberté d'offrir aux enfants des lectures plus appropriées. Aujourd'hui, ce sera l'histoire de La Petite Sirène d'Andersen ! Des exclamations de triomphes se font entendre pour ceux qui ont deviné juste et des soupirs et des grognements s'élèvent de ceux qui se sont trompés. Amusée, la jeune femme blonde s'installe avec ses élèves, le livre sur les genoux. Bien entendu, elle ne leur conte pas l'exacte version d'Andersen mais son adaptation plus édulcorée avec une fin empruntée à Disney, tout comme elle sait qu'ils ne comprendront pas tous les mots de l'auteur mais l'écriture si belle et les descriptions pareils à des images font que Prim ne peut s'empêcher de vouloir partager ce monde avec ses élèves. Au large dans la mer, l'eau est bleue comme les pétales du plus beau bleuet et transparente comme le plus pur cristal; mais elle est si profonde qu'on ne peut y jeter l'ancre et qu'il faudrait mettre l'une sur l'autre bien des tours d'église pour que la dernière émerge à la surface. Tout en bas, les habitants des ondes ont leur demeure. Mais n'allez pas croire qu'il n'y a là que des fonds de sable nu blanc, non il y pousse les arbres et les plantes les plus étranges dont les tiges et les feuilles sont si souples qu'elles ondulent au moindre mouvement de l'eau. On dirait qu'elles sont vivantes. Tous les poissons, grands et petits, glissent dans les branches comme ici les oiseaux dans l'air... Sa voix se suspend alors qu'une petite main fuse dans l'air. Oui Carey ? La fillette en question se redresse sur ses genoux et d'un air très sérieux qu'on les enfants de son âge lorsqu'ils posent une question, demande à l'institutrice Est-ce que la petite sirène est une mutante ? Des murmures s'élèvent parmi les autres enfants qui s'agitent eux aussi, visiblement intéressés par la question. Un autre élève prend la parole On dit pas mutant d'abord, on dit dénérégé... dénégéré... Il balbutie encore quelques mots qui n'ont aucun sens avant que Prim ne le corrige par instinct Dégénéré. Le garçon hoche la tête et tire la langue à sa camarade, chose à laquelle ne prête pas attention la blonde. Elle est prise de court par ce qui se passe, à vrai dire elle ne s'attendait pas à ce que le sujet soit évoqué dans sa classe et surtout pas alors que l'on parlait de la petite sirène. Calmement, elle referme le livre et regarde tour à tour chacun de ses élèves avec un air bienveillant, cherchant dans le même temps comment leur expliquer au mieux les choses. Elle pourrait s'en sortir avec une pirouette, leur mentir en évitant le sujet ou en leur disant non, les mutants et la petite sirène n'existent pas voyons mais elle ne veut pas. Parce qu'elle sait, au fond d'elle, que les enfants ne lui pardonneront pas ce mensonge. Vous voyez, la petite sirène n'a jamais été humaine. Son rêve est d'avoir des jambes comme nous, vous êtes d'accord ? Alors elle ne peut pas être une mutante. Les mutants sont des personnes comme toi Carey, ou toi Lilian ou moi, ils ont toujours eu des pieds et des jambes ! Mais la différence entre eux et nous, c'est qu'ils ont des pouvoirs magiques...

Les derniers mots prononcés sont accompagnés d'éclats de voix, les enfants criant à qui mieux mieux les pouvoirs magiques qu'ils aimeraient tant avoir. Pour Primrose, c'est une autre histoire, ces mots font remonter en elle le souvenir déplaisant d'un événement qui a eu lieu quelques mois auparavant, résultant de la mort de l'une de ses élèves. Meryl, petite rousse potelée âgée de 6 ans 3/4 comme elle aimait souvent le répéter à qui voulait l'entendre, était venue se confier à elle au sujet de sa condition. Prim, Prim ! J'ai un secret à te dire, mais un secret vraiment top-secret  qu'elle avait commencé, un air de conspirateur sur le visage, ce qui avait beaucoup amusée la maîtresse qui joua le jeu Papa m'a dit que j'avais pas le droit de le dire mais toi j't'aime bien alors je vais te le dire : j'ai un pouvoir magique ! Ah bon ? Et qu'est-ce que c'est comme genre de pouvoir magique ? avait fait semblant de s'étonner la blonde en écarquillant les yeux à la nouvelle Mes bobos guérissent super vite ! Tu te rappelles comment je me suis coupée hier avec les feuilles ? Bah y'a pu rien aujourd'hui. Regarde, c'était ici, tu vois ? Elle lui avait fourrée sa main sous le nez pour lui montrer la preuve de son soit-disant pouvoir et Prim avait encore une fois fait semblant de s'étonner en se saisissant de la main et l'examinant sous toutes les coutures Dis donc ! C'est super comme pouvoir ce que tu as là ! J'adorerais avoir le même que toi, moi qui n'arrête pas de me cogner la tête aux placards de ma cuisine. Prim avait frotté sa tête avec une grimace pour appuyer ses dires et la petite rousse avait pouffé de rire derrière ses mains qu'elle avait ramenées contre sa bouche. Pas un seul instant l'institutrice n'avait pensé que son élève puisse être l'une des leurs, ces monstres dont on parlait si souvent ces derniers temps mais que l'on ne voyait jamais. Elle n'aurait jamais imaginé qu'une enfant puisse être atteinte par ce qu'elle considérait alors comme une tare et une anomalie. Il faut dire que la propagande anti-mutants était forte à Radcliff et qu'il était alors très aisé de se laisser embrigader par toute cette haine née de la peur de l'inconnu que l'on prêchait jusque dans les églises de la ville. Ils étaient l'égal des plus grands criminels dans l'esprit de tous, des monstres qui s'en prendraient à vos femmes et vos enfants si vous n'agissiez pas. Et Primrose a tellement honte d'avouer aujourd'hui qu'elle y a cru, qu'elle en a eu peur et qu'elle ne les considérait pas comme des hommes mais des expériences ratées qu'il fallait à tout prix contenir et garder sous contrôle strict, ce que proposait alors les "Hunters", détracteurs de la science et porteurs de la croix.

Elle a honte de penser qu'elle ait pu leur faire confiance, qu'elle a sûrement contribué aux meurtres de plusieurs personnes qui n'avaient pas demandés à naître comme ça, des humains qui n'aspiraient, comme elle, qu'à vivre. Elle a honte de savoir qu'elle est quelque part responsable de la mort de Meryl par son attitude passive et le panurgisme dont elle a fait preuve, par sa bêtise aussi. Elle se souviendra toute sa vie de l'horreur que cela a été de découvrir que son élève de 6 ans 3/4 a été assassinée de sang froid au nom de la religion et de l'humanité. Elle a longuement réfléchit après cet événement, scandalisée par la tournure que prenait la situation dans la pays. Elle ne peut pas concevoir que l'on tue ceux qu'elle apprend à voir comme des êtres humains, encore moins que l'on s'en prenne à des enfants qui ne peuvent pas se défendre. Aujourd'hui, quelques mois plus tard après le drame du raid des "Hunters", son but est de protéger les enfants qu'ils soient mutants ou non de la folie des adultes fanatiques et si il faut pour cela prendre parti pour les mutants, elle le fera, cela même si elle a toujours du mal à concevoir leur nature.