Amelia ne pourrait revenir en arrière. Elle le savait. Là, devant cette imposante demeure située dans la banlieue de San Francisco aux Etats Unis. Tout ce chemin parcouru, avec l’espoir qu’enfin, quelqu’un viendrait à son aide. Elle sentit son bras tirer et baissa les yeux sur l’enfant. La fillette avait du mal à garder les yeux ouverts, ce qui n’était guère étonnant compte tenu du voyage qu’elles venaient d’accomplir. Enfin, la majestueuse porte d’entrer s’ouvrit sur un homme en uniforme, qui les regarda avec une évidente condescendance.
« Je suis Amelia McAllister. Je viens voir... » Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase, coupée par une répartie aussi polie que froide.
« Je sais qui vous êtes. Madame vous attend dans le salon. » N’osant pas ajouter un mot de plus, elle le suivit en silence, tout en faisant signe à sa fille de se presser. Mrs F. n’était ni grande, ni vraiment belle, et pourtant à l’instant où elle se trouva face à elle, Amelia ressentit toute la supériorité et l’élégance raffinée de cette femme d’âge mûr qui l’accueillit avec un sourire affable.
« Miss McAllister, quel plaisir de vous rencontrer ! Et je suppose qu’il s’agit de la petite Ruth. » Cette dernière leva vers elle ses grands yeux sombres avant de la saluer d’un timide
« Bonjour madame », tout en s’efforçant de ne pas bailler. Leur hôte permit à l’enfant de s’asseoir sur le canapé, où elle s’endormit presque aussitôt, avant de conduire la mère autour d’une petite table où le thé leur fut servi, et où elles pourraient converser.
« Le pasteur Clarke m’a expliqué votre situation. Vous avez bien fait de venir. Ici, nous prendrons grand soin de votre fille. » C’était exactement les mots qu’Amelia souhaitait entendre, ceux qui lui permettaient de se déculpabiliser d’abandonner son enfant aux mains d’étrangers. La vérité était qu’elle n’en pouvait plus. Elle en était au point où elle craignait sa propre fille.
« Je... j’aurais aimé la garder avec moi. Mais tout ça est tellement... Enfin, ce n’est pas normal... Je ne peux pas assumer tout ça... je ne peux pas... » Sentant son trouble, Mrs F. posa une main réconfortante sur la sienne.
« Je comprends. Ruth est un être exceptionnel, une élue. Ici, son potentiel sera pleinement exploité. Pensez à toutes les vies qu’elle pourra sauver ! Et tout cela grâce à vous. » Y croyait-elle vraiment ? Elle en avait envie. Elle le voulait, au point de se convaincre que c’était là la seule vérité possible. Ici, cette femme, ces gens pourraient prendre sa fille en charge mieux qu’elle ne saurait le faire elle-même. Elle avait un autre fils, normal, lui, qui devait être préservé. La question financière ne comptait pas. Mais n’avait-elle pas droit à une compensation pour ce don qu’elle faisait et tout ceux qui en bénéficieraient ?
« Co... comment procéderons-nous ? » Mrs F. esquissa un sourire satisfait, sentant que le plus dur était passé, relativement facilement d’ailleurs.
« Vous dormirez ici ce soir. Demain nous procéderons aux tests. Si les capacités de Ruth sont aussi prometteuses que vous l’affirmez, nous signerons les papiers et la somme convenue vous sera directement remise. Ayez confiance, votre enfant sera entre de bonnes mains. » ***
Elle pouvait encore se rappeler la première fois qu’elle avait rencontré Mrs F. Elle n’était qu’une enfant à l’époque, sans aucune conscience de ce qu’elle était. Elle savait seulement qu’elle n’était pas normale et faisait peur à sa mère. Le souvenir était flou, cependant. Elle se rappelait s’être très rapidement endormie sur le canapé. Le lendemain avait été terrifiant. Elle avait vu des hommes en blouse blanche l’observer, la piquer, ou même l’inciser à pratiquement chaque endroit de son corps. Ca faisait mal, le temps de quelques secondes, jusqu’au moment où la plaie se refermait d’elle-même. Puis sa mère était partie, lui promettant de revenir bientôt. Elle n’était jamais revenue. Et au fil du temps, Mrs F. était devenue ce qu’elle avait eu de plus proche qu’une mère. Une mère distante et parfois froide, mais qui au moins la traitait correctement. Elle avait beaucoup pleuré, dans les premiers temps. Tout était nouveau, effrayant et surtout empli de règles qu’elle ne comprenait pas. Elle ne pouvait sortir de la propriété. Elle devait manger des repas précis, avait un programme de la journée bien établi. Mrs F. ne cessait de lui répéter à quel point il était nécessaire qu’elle reste en bonne santé. Elle n’en voyait pas la nécessité. Elle n’avait jamais été malade, de toute son existence. Mais on ne lui laissait pas vraiment le choix. Et il y avait, tous les mois, ces examens qu’elle devait passer, qu’elle détestait. On l’examinait, prélevait son sang, parfois des échantillons de peau. Elle savait qu’elle n’était pas la seule à être examinée de la sorte. Elle en avait croisé d’autres, mais sans jamais avoir l’occasion de leur parler. Elle n’avait su que bien plus tard ce que l’on attendait d’elle, ce qu’elle représentait : une source inépuisable d’organes. Elle avait commencé les dons à sa majorité, deux ans plus tôt. Sa croissance et son développement avaient commencé à nettement ralentir lorsqu’elle avait atteint l’âge de seize ans. Elle était précieuse. C’était pour cela qu’elle était jalousement gardée.
Elle avait été enfermée dans cette existence depuis son plus jeune âge. On lui avait toujours rabâchée que son destin était de se servir de ses capacités afin de sauver des vies. Elle n’avait pratiquement jamais rien connu d’autres. Les seuls souvenirs de sa prime enfance demeuraient flous. Comment aurait-elle pu imaginer qu’il existerait autre chose ? Et pourtant, à l’aube de ses vingt ans, elle expérimentait le second grand changement de son existence. Mrs F. n’était plus. C’était si étrange. Elle avait toujours eu cette impression que cette femme serait toujours là, tel un pilier. Mais maintenant, elle n’était plus, et pour la seconde fois de son existence, Ruth sentait son équilibre s’effondrer. Ce sentiment était, à sa plus grande honte, contrebalancé par l’excitation qu’elle ressentait à l’idée d’avoir la possibilité de sortir, ne serait-ce qu’une heure ou deux, le temps des funérailles. Une brève parenthèse dans son existence, lui permettant de repousser la question qui ne cessait de l’angoisser : et maintenant, qu’allait-il advenir d’elle ?
***
En 2012, tout avait changé. L’existence des transmutants avait été reconnue. Des lois avaient été établies pour assurer leur protection. Le vide juridique dans lequel ils s’étaient si longtemps engouffrés n’existait plus. Bien que coupée du monde, Ruth avait pu constater le changement. Depuis moins de deux ans, toutes les précautions étaient prises pour que jamais elle n’ait accès au monde extérieur, que nul ne connaisse son existence. Inconsciente de ce qu’il pouvait se passer à l’extérieur, elle se posait des questions tout en chaque fois se trouver confrontée à un mur. Elle ne sut rien, rien que les rumeurs qui lui parvenaient vaguement. Elle eut de toute manière bien d’autres préoccupations lorsque, six mois plus tôt, elle se mit à tousser pour la première fois de son existence. Ce qui n’était rien pour la plupart des gens était tout pour elle.
Travailler dans un laboratoire privé spécialisé dans la génétique était tout ce dont Rachel avait toujours rêvé. Et à trente ans passés, elle avait fini par y arriver. Depuis leur révélation au grand jour, les transmutants avaient été pour elle objets de fascination. Travailler sur certains d’entre eux était la promesse de grandes découvertes. Dans son enthousiasme, ce ne fut qu’au bout de quelques mois qu’elle se mit à avoir des doutes. Des doutes de plus en plus présents, qui l’amenèrent à mettre son nez là où elle ne l’aurait pas dû. Ce qu’elle découvrit surpassait tout ce qu’elle avait imaginé : la transmutante dont elle étudiait les capacités n’était pas une volontaire, comme on le lui avait dit, mais une pauvre fille qui avait été rat de laboratoire pratiquement toute sa vie. Son existence n’avait pas été déclarée, elle n’avait jamais été dépistée. A leurs yeux, elle n’était même pas un être humain, mais une propriété qui leur appartenait. Et pire que tout, elle supposée immunisée contre tout était en train de mourir. C’était comme si son corps avait fini par réagir à tous les traitements qui lui avaient été imposés durant tant d’années, en s’éteignant petit à petit. Pour le moment, seuls les poumons étaient touchés, mais le phénomène allait se répandre peu à peu, elle en avait la certitude.
L’étau s’était resserré au fil du temps. Ces activités étaient désormais parfaitement illégales, et devenaient donc dangereuses, bien qu’ils aient réussi à les dissimuler durant un certain temps. C’était ce soir ou jamais. Elle le sentait. Ce qu’elle était sûr le point de faire lui coûterait tout, probablement. Mais elle savait au fond d’elle qu’elle n’avait pas le choix. Les laboratoires étaient sur le point de tout nettoyer, de se débarrasser de toutes les traces existantes. Dont Ruth. Elle ne savait pourquoi elle s’était tant attachée à cette gamine. Car oui, malgré leur faible différence d’âge, elle avait bien du mal à la considérer autrement. Il lui était apparu impératif plusieurs semaines auparavant qu’elle disparaisse. Si elle restait, elle mourrait, elle en avait la certitude. Elle choisit d’agir une nuit, alors qu’elle savait que la surveillance serait moindre. Elle n’avait prévenu la jeune femme qu’à demi-mot.
« Prépare tes affaires et retrouve-moi dehors. Fais attention à ne pas être vue. » Et elle avait obéi. Elle était là, avec un sac et bien loin d’être rassurée. Dans l’attente de ce qui allait se produire. Elle regarda Rachel approcher et lui faire signe de la suivre, ce à quoi elle obéit. Elle la mena jusqu’à sa voiture, où elle l’invita à entrer avant de démarrer.
« Où est-ce qu’on va ? » Elle la regardait encore, qui était plus concentrée sur la route qu’elle n’aurait dû l’être.
« Ils comptent te tuer. Tu le sais au moins ? » Les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent. Oui, elle avait peur depuis plusieurs semaines. Elle sentait que quelque chose se préparait, quelque chose qui aurait sans doute de fâcheuses conséquences sur elle, mais ça...
« Vous... vous devez vous tromper. Ils ne feraient pas une chose pareille. » répondit-elle sur un ton hésitant. Rachel ne put s’empêcher de laisser échapper un léger rire, trahissant son angoisse.
« Bien sûr que si. Ce qu’ils font est illégal, et ça va finir par se savoir. Il y a déjà des soupçons. Tôt ou tard, ils auront besoin de se débarrasser de toi. Si ce qu'ils t'ont fait était découvert, ils perdraient tout, et bien plus encore. » Ruth détourna le regard et demeura silencieuse, la tête baissée. Elle avait brusquement pâli, prenant conscience de toute l’horreur de sa situation. Si Rachel disait vrai - et elle n’avait pas de raison de croire le contraire - les choses risquaient de dégénérer prochainement. La voiture s’arrêta face à une station de transports en commun. La conductrice fouilla dans son sac et tandis un passeport et un permis de conduire à la jeune femme.
« Prends-les, c’est ta nouvelle identité. Tu dois oublier Ruth, la laisser derrière toi. Ne raconte à personne d’où tu viens, jamais. Et cache ton pouvoir autant que tu peux. Tu n’as pas été dépistée, ce qui est illégal. Si quelqu’un s’en rend compte, tu risques d’être arrêtée. Tu as de l’argent ? » Ruth fit signe que non d’un signe de tête. Rachel lui tendit quelques billets.
« Prends ça. Ce n’est pas grand chose, mais ça te permettra de voir venir. Un bus ne devrait pas tarder à arriver. Achète un billet et va aussi loin que tu peux. Tu comprends ? » Elle hocha la tête, essayant d’avaler et de retenir toutes ces informations. Elle n’était jamais vraiment sortie. Elle n’était pas certaine de savoir comment s’y prendre. Mais elle comprenait qu’elle n’avait pas le choix.
« Merci. » Rachel la regarda, ayant à cet instant la certitude qu’elle ne la reverrait jamais. Elle fut prise de cette irrésistible envie de pleurer mais parvint à se contenir.
« Bonne chance. » Elle regarda sa frêle silhouette s’éloigner dans la nuit, jusqu’à ce qu’elle disparaisse, avalée par l’imposant véhicule.