MANCHESTER (ENGLAND, UK), 1994. Elle avait toujours eu des difficultés à se contrôler. C'était un fait. En un clin d'oeil, Gemma était capable de réduire en pièces tout ce vers quoi ses pensées étaient dirigées. Elle avait provoqué bon nombre de destructions au sein de sa maison – ses parents, aimants et bienveillants, lui répétaient inlassablement que les biens matériels étaient sans grande importance. Cela ne refrénait en rien sa culpabilité et peut-être était-ce pour cela qu'elle s'était présenté, à l'âge de seize ans, au siège de la British Army. Gemma était persuadée que rejoindre l'armée lui apporterait tout ce dont elle avait besoin, à savoir un maintien qui lui permettrait de se contrôler. Elle voulait être de marbre, de glace. Ses parents ne comprenaient pas forcément son choix, ils auraient préféré la voir continuer ses études après ses GCSEs – ils acceptaient toutefois ce qu'elle s'apprêtait à faire. Ce n'était pas forcément par envie si elle s'engageait dans l'armée. Elle avait des rêves de grandeurs, des ambitions qu'elle aurait adoré atteindre, mais qu'elle refrénait parce que ses pouvoirs prenaient toujours le dessus sur ce qu'elle désirait. Gemma était l'esclave de ses pulsions, de ses sentiments – elle courbait volontiers l'échine sous leur poids et, lorsqu'elle se reprenait, il était déjà trop tard. Elle repensait à tous ces vases volés en éclats, à tous ces meubles brisés dont les fragments avaient régulièrement recouvert le plancher de sa chambre. Elle était coupable d'être dotée d'un don dont elle ne connaissait rien – elle n'était pas effrayée, juste inquiète à l'idée qu'un jour elle soit l'auteur du meurtre de l'un de ses géniteurs. Il y avait pourtant un monde à découvrir et tout ce qui l'intéressait portait le nom de mutation. Elle était prête à tout pour ce faire ; elle ne voulait pas être un monstre. Elle était à deux doigts de l'être, du moins elle le supposait. Son don était-il le signe d'une monstruosité supposée ? La gorge serrée, elle passa le seuil de la grande porte, traversa le hall et s'engagea dans ce couloir qui signerait sa vie, ou éventuellement sa mort potentielle. Ce choix ne lui appartenait pas forcément. Gemma n'en avait cure. Elle était prête.

MANCHESTER (ENGLAND, UK), 10 MARS 2006. « Tu n'es jamais là, Gemma. Alice ne connaît pas sa mère. Alors, quoi ? Qu'est-ce que tu comptes faire pour remédier à ce problème ? Je te préviens Gem, je ne vais pas pouvoir subvenir à ses besoins tout seul comme je l'ai fait jusqu'à présent... elle a besoin de toi même si elle ne le montre pas forcément. » Gemma se mordit la lèvre inférieure, concentrée sur l'état des ongles de sa main gauche plutôt que sur le visage furibond de son époux. « Elle n'a que sept ans. Elle n'est pas assez âgée pour comprendre ce que je fais. Ça viendra si on lui laisse du temps et si tu arrêtes de ressasser sans arrêt les mêmes choses. Tu lui farcis le crâne avec toutes tes conneries. » Harry se leva, puis se rassit, indécis quant à la position à adopter. Ce n'était pas la première fois qu'ils abordaient le sujet de la carrière militaire de Gemma qui se faisait grandissante ; elle était rarement avec les siens, mais elle avait toujours imaginé que c'était sans importance, qu'ils comprenaient. Il n'en était rien. Ils ne comprenaient que ce qu'ils voulaient bien voir. Visiblement indigné Harry secoua la tête et contracta ses mâchoires, donnant l'impression à Gemma qu'il voulait régler les problèmes qu'il avait avec elle de manière physique. Cette fois, c'était différent. Cette fois, c'était sérieux et inquiétant. « Ne dis pas ça. Elle est suffisamment âgée pour savoir que sa mère préfère être ailleurs qu'avec elle » « -préfère ?! Tu penses vraiment que je préfère passer mon temps loin de ma fille plutôt que de profiter de sa présence ? bloody hell mate, qu'est-ce que tu lui racontes ? Est-ce que tu lui dis ce genre de chose ou tu te retiens jusqu'à mon retour ? » Harry tapa du poing sur la table « Ce n'est pas la question, bordel ! » puis il se calma et garda le silence. Gemma sentait la tempête poindre le bout de son nez. Elle n'en pouvait plus de cette situation et de tout ce qui s'ensuivait – parfois, elle regrettait de s'être mariée. Parfois, elle regrettait même d'être mère. « qu'est-ce que tu veux que je fasse ? » elle connaissait pertinemment la réponse à cette question qu'elle craignait de réitérer. Elle s'apprêtait à mettre sa vie entre parenthèses. Aussitôt, elle sentit monter en elle une force qui fit trembler ses paumes. Cette montée d'émotions lui était familière et aussitôt elle jeta un œil à la vaisselle entassée sur la table de travail derrière Harry. Elle la vit vibrer. Close your eyes love, don't let yourself go, not yet. « quitte l'armée. On verra ce que tu peux faire pour arranger les choses avec notre fille plus tard. » elle serra les poings. Des croissants ensanglantés se formèrent au creux de ses paumes. La vaisselle arrêta de trembler. « d'accord. » puisque c'était tout ce qu'il y avait à dire.




RADCLIFF (KENTUCKY, USA), 6 AOUT 2010. Les insomnies étaient devenues redondantes, à l'instar d'un rituel pesant auquel Gemma se soumettait sans le réaliser complètement. L'odeur de fumée ne mit en alerte ni ses sens, ni ses souvenirs les plus récents. Son mari apparut brutalement dans son champs de vision, lui prenant des mains la spatule dont elle se servait pour préparer le petit déjeuner. « Le bacon brûle », se justifia-t-il en essayant de détacher la viande carbonisée et les œufs de la poêle. Elle en était jusqu'à oublier ce qu'elle faisait au moment même où elle le faisait, laissant la nourriture mijoter trop longtemps tandis que sa famille s'affamait dans l'attente d'un plat qui ne viendrait jamais. Elle se sentait honteuse, et visiblement désorientée. Elle ne parvenait pas à comprendre d'où venaient toutes ces nuits sans sommeil qui meurtrissaient sa vie et son bon sens. « Désolée, parvint-elle à articuler, la nuit a été dure » Harry hocha la tête et esquissa un sourire qu'il voulait certainement tendre mais qui lui fit l'effet d'être sa fille. Gemma jeta un coup d'oeil à leur progéniture, Alice, dont les oreilles étaient bouchées par les écouteurs de son lecteur de musique. Cette gamine n'avait que douze ans et déjà, elle était emprisonnée par une technologie qui n'en finirait plus d'évoluer. Well, well – don't start a nuclear war with your own daughter today Gemma. Mais c'était plus fort qu'elle. Vraiment plus fort qu'elle. Gemma plaça une mèche de ses cheveux bruns derrière son oreille et abandonna la conversation qu'elle venait d'entamer avec son mari pour se rapprocher de sa fille qui n'avait toujours pas levé la tête de son lecteur. Elle se racla la gorge pour signaler sa présence mais rien ne semblait être assez puissant pour réveiller l'adolescente de ses songes qu'elle savait nombreux et certainement tous portés sur les garçons. Gemma glissa ses phalanges sur le cordon qui reliait le lecteur à ses oreilles, et tira légèrement dessus. Alice releva la tête, sourcils froncés et retira elle-même les écouteurs. « Ouais ? » « Je me disais qu'on aurait pu aller au parc. » Alice retint un grognement renfrogné, à deux doigts de remettre ses écouteurs en place. Onze ans. Elle n'avait que onze ans et déjà elle lui parlait comme si elle en avait seize. « Mm. Ouais, okay, si tu veux. » Alice la haïssait. Elle la haïssait, c'était clair et ça faisait mal. Il y avait un monde entre ce qu'elle aurait aimé avoir comme relation avec sa fille et ce qui était réellement. Alice adulait Harry ; elle se mettait à genoux devant son père, acclamant tous ses faits et gestes. Si Gemma proclamait qu'elle considérait cette relation avec bienveillance et amour, force était de constater qu'elle la jalousait autant qu'elle l'adorait. Il n'y avait rien de plus écoeurant que d'être mise à l'écart, et de s'incliner face à une relation ayant déjà atteint son paroxysme. L'apothéose. Un trophée qu'elle aurait voulu avoir mais dont les organes internes avaient déjà été liquéfiés par la force des choses. Ainsi allait la vie, mais l'optimisme lui manquait.

Les policiers n'étaient pas assez de trois pour le retenir. Ses mains avaient serré son cou. Gemma manquait d'air. On lui hurlait d'arrêter, on l'implorait – sir sir please sir no sir. Elle voulait mourir. Elle voulait dormir. « comment t'as pu t'endormir salope comment t'as pu T'ENDORMIR » il l'insultait, la tuait petit à petit. Ses ongles creusait des croissants rougeâtres dans sa peau blanche. Car tel était son crime – elle s'était endormie sur le banc, alors que sa fille essayait de s'amuser sur l'aire de jeux où Gemma l'avait emmenée. Elle avait dormi. Et Alice avait disparu.  Les doigts de son mari étaient des pinces qui lui arrachaient la peau et se raffermissaient toujours davantage – my God, what have I done what have I done – elle se demandait ce qu'elle avait fait pour en arriver là. N'avait-elle pas été une bonne personne ? N'avait-elle pas mis de côté sa carrière militaire pour être présente pour sa fille – n'avait-elle pas abandonné toute sa famille en Angleterre pour suivre son mari – n'avait-elle pas supporté le blâme qu'avait jeté sur elle sa propre fille – n'avait-elle pas prétendu toujours aimer son mari alors qu'elle avait souvent rêvé de partir - n'avait-elle pas n'avait-elle pas – n'avait-elle pas été une BONNE personne ? Cherchant l'air, elle tendit le bras et attrapa une pierre aussi grosse que son poing et frappa la mâchoire de son époux. Il partit sur le côté droit, soutenu par les flics qui avaient voulu l'arrêter quelques secondes plus tôt. Gemma sentit ses poumons se remplir d'air – c'était douloureux mais cette douleur ne dépassait pas le poids de la culpabilité. Et de la colère. « bloody hell, tu me touches encore et JE TE TUE SALE CONNARD » Elle avait perdu sa fille et s'apprêtait sûrement à perdre son mari. Elle en avait conscience et, d'une certaine façon, cela la soulageait d'un poids. Il y avait la culpabilité, la colère - et cette acidité qui lui prenait l'estomac. Elle avait peur. Mais à présent elle était seule et cela lui convenait. Seule pour ne pas avoir à supporter une existence qui n'en finissait plus de perdurer. Elle n'avait jamais été une mère au foyer, elle n'avait jamais eu la logique d'une bonne dame. Elle était seule.

RADCLIFF (KENTUCKY, USA), 14 JUIN 2015. Un coup d'oeil à la photographie lui fit rater un battement de cœur. Elle arqua un sourcil, repoussa le cliché et secoua la tête. « Non. Trop jeune. » Son interlocutrice écarquilla les yeux et considéra le visage enfantin de la jeune fille qu'elle souhaitait faire exécuter. Gemma attendit. Elle savait que lorsqu'un refus se présentait, les gens perdaient généralement patience au bout de quelques secondes. Elle eut raison. La cliente se pencha en avant et força l'intonation de sa voix, essayant toutefois de ne pas monter trop rapidement dans les aigus. « en quoi ça vous dérange ? » « je ne tue pas les individus lorsqu'ils sortent tout juste du berceau. » disons qu'elle évitait de mettre à terre les adolescentes qui auraient pu avoir l'âge de sa fille aujourd'hui – celle-là devait avoir dix-huit ans, peut-être dix-neuf. Elle se trompait sans doute mais cela ne la concernait pas. Si elle n'avait aucun scrupule à recevoir de l'argent en retour d'un meurtre, elle se sentirait mal s'il s'agissait d'une gosse. Et un accident était si vite arrivé – sa fille n'avait jamais été retrouvée et elle avait regardé suffisamment de films pour savoir qu'elle avait toutes les chances de l'assassiner si jamais un job de la sorte lui était confié. Cette idée flirtait avec la paranoïa mais elle n'était pas encore prête à tenter le coup. « Je vais demander à quelqu'un d'autre » la prévint-elle en s'avançant davantage, forçant Gemma à reculer quelque peu. Elle haussa les épaules. « Faites donc. Je vous dis juste que je ne m'occupe pas de ça. » La femme resta silencieuse quelques instants puis elle rassembla ses affaires et débarrassa les lieux déjà bien encombrés de sa présence. Les gens installés au bar continuèrent leur vie sans elle, et l'alcool continua à couler à flots. Gemma prit son manteau, l'enfila et le réajusta. Confinée dans cet endroit qu'elle prenait souvent en tant que lieu de rendez-vous, elle se sentait vaseuse à l'idée qu'effectivement – cette pauvre femme allait demander de l'aide à quelqu'un qui n'aurait pas le moindre problème à exécuter une adolescente. Elle n'avait cure des raisons qui pouvaient la pousser à effectuer un tel geste – elle le demandait rarement à vrai dire, mais elle savait que la plupart d'entre elles étaient d'une idiotie sans nom. Il y avait des gens infects, certes, mais cela ne justifiait en rien leur mort. Ceci dit, avec ses bouquins qui ne se vendaient, cela constituait son gagne-pain. Et cela l'aidait à faire son deuil de cette enfant qu'elle avait perdue. Elle agissait par vengeance et parce qu'elle ne savait pas de quelle manière faire ses adieux. C'était radical, mais propre. C'était tout ce dont elle avait besoin. Il y avait forcément un monde entre ce qui aurait du être fait et ce qu'elle avait fait pour se tenir éloignée de sa peine ; elle n'orchestrait pas son deuil de la meilleure des façons. Sans corps devant lequel se recueillir, il lui aurait été de toute façon bien difficile d'agir en conséquence. Sa fille n'était pas morte – elle le supposait. Mais ce n'était pas une bonne nouvelle – où était-elle ? Que lui faisait-on faire ?
running down to the riptide
taken away to the dark side