3 mois. « Pardonne-nous mon fils. Si nous avions le choix… » « Un jour, un jour tu comprendras. » Deux paroles, à peine murmurées contre la joue rosie et chaude d’un nourrisson. Un panier, quelques affaires déposées au devant d’une immense porte en bois blanc usé, des pas qui s’éloignèrent et la nuit qui étouffe les sanglots répétés d’une femme soutenue par son mari, avant de disparaître dans le froid de l’hiver. Le nourrisson, conscient de sa soudaine solitude se met à hurler à pleins poumons. La porte s’ouvre, laissant apparaître un homme dont la barbe pendante aurait pu faire croire au repère du père Noël en personne. « Ainsi donc, tu t’appelles Louis. » souligna le vieillard après avoir lu la lettre laissée dans mon panier. Sa main, criblée de rides décoiffe tendrement l’amas de poils bruns qui ornent déjà mon crâne malgré mes maigres années, et je me détends sensiblement sous ce contact. Mes cris cessent, et mes yeux, d’un vert émeraude, se posent un instant sur celui qui me tient maintenant dans ses bras, soucieux de ne pas me blesser. « Louis Drake. Bienvenue à l’orphelinat de Stockwell. »

7 ans. « Ohh, tu es si mignon toi…tu viens me voir, …oui ? » Qui est cette dame ? Qu’est-ce qu’elle me veut ? Et le monsieur, avec sa grosse moustache. Il me fait peur. Tout le monde me fait peur. Jusqu’à l’infirmière qui m’attrape sans un mot pour me placer dans les bras de la dame blonde. Un mètre 75, de longs cheveux dorés, habillée avec classe, un peu vulgaire peut-être puisque le rouge n’est pas sa couleur et lui donne l’air d’une fille de joie. Son rouge à lèvres me colle à la joue droite, celle qu’elle a eu l’audace d’embrasser sans même me demander mon avis. Du haut de mes 7 ans, je la repousse avec effroi, avant de détourner les yeux vers son décolleté pigeonnant. « Oh le petit coquin…tu as vu Harold, il s’intéresse déjà aux femmes à son âge…ohh, tu es trop mignonn !! » s’exclama pour la énième fois la dénommé Jessie en cherchant à nouveau le contact de mes joues rouges. « C’est ça c’est ça, je n’ai pas le temps pour ces bêtises, Jessie, alors tu le prends ou t’en choisis un autre. Je t’attends dans la voiture, j’ai un coup de fil à passer. » Lui, je ne l’aime vraiment pas. Enfin, au moins, il ne m’a pas touché comme sa femme. Tiens, mais où est son alliance ? Je ne vois pas de bague. Les autres avaient toutes des bagues. Comment je le sais ? Parce qu’ils sont les cinquième. La cinquième famille à vouloir de moi, à m’emmener, à faire semblant de m’aimer, jusqu’à ce que je fasse une bêtise qui les oblige où à me ramener à l’orphelinat, ou à appeler la police. Je me demande ce que ce sera cette fois.

16 ans. « D’après notre Etat, tu n’as pas le droit de consommer de l’alcool avant tes 21 ans, j’espère au moins que tu le sais jeune homme. » marmonna une femme d’un âge avancé en se penchant vers un jeune homme – moi en l’occurrence – avachi dans l’un des sièges de la salle, le visage dissimulé sous une masse de cheveux en bataille. « Et tu me regardes quand je m’adresse à toi. Tes parents ne t’ont pas appris la politesse ? » ajouta t-elle, exaspérée par mon comportement insolent. « Je vous l’ai déjà dit, madame. C’est pour mon…pour Luke. C’est lui qui boit. Moi je bois pas. L’alcool, c’est pas bon pour la santé. » murmurai-je d’une toute petite voix en regardant constamment vers la porte de sortie.  Je l’entends soupirer, une fois. Puis sa voix devient plus grave alors qu’elle tend la main vers moi. Un vieux réflexe m’oblige à me reculer d’un bond pour l’observer, légèrement en panique. Elle a des yeux magnifiques. Tirant sur le violet. De longs cils et des cheveux attachés très courts le long de sa nuque. Elle, a bien une alliance au doigt. Ses sourcils se froncent à mon attitude étrange, et je ne peux que me maudire pour l’erreur que je viens de commettre. « Qu’est-ce que c’est que ces marques, sur ton cou ? » « L’alcool, ça rend violent. » lâchai-je dans un souffle.

23 ans. « Combien tu veux ? » Je n’en avais fichtre pas la moindre idée. En général, c’était à eux de fixer le prix non ? « Euh…combien vous seriez prêt à me donner ? » lâchai-je presque à regret. C’était la première fois que je faisais ce pourquoi je lui réclamais de l’argent. J’avais cru que je n’étais pas doué, mais finalement, il s’était avéré que j’avais un don, et que ce que je faisais plaisait. Il faut dire que je n’avais pas vraiment le choix si je voulais payer mes études de médecine. Je n'étais qu'en deuxième année, et je désirais ardemment continuer sur cette voie qui non seulement me plaisait, mais semblait également faite pour moi. Malheureusement, mes six familles d’accueil n’avaient pas aidé à ce que je m’accroche jusque-là. Pire, elles m’avaient enfoncé. Autant dire qu’à la majorité, je ne m’étais pas fait prier pour quitter cet enfer quotidien. Malheureusement, sans un sou en poche. Je n’avais donc pas eu le choix. Je squattais dans des endroits abandonnés la nuit, et je travaillais comme je pouvais le jour ou j'étudiais les jours plus calmes. Je ne mangeais pas toujours à ma faim mais j’étais au moins libre, ni violenté, ni accusé de quoique ce soit, ni…enfin, c’est du passé tout ça. « 50. » « Quoi, c’est tout ? Mais la dernière fois… » « On est pas la dernière fois. C’est 50, à prendre ou à laisser. » Je soupire, faiblement. Il sait que je n’ai pas le choix. C’est ça, ou encore un repas de sauter ce soir. Va pour 50. « Et la prochaine fois, évite de te faire coffrer, c’est un conseil d’ami. » Tu parles d’un ami. « Ouais ouais… »

30 ans. Je viens de terminer mes études. D'obtenir mon diplôme de médecine, et je travaille maintenant pour l'hôpital de la ville. J'espère pouvoir ouvrir mon cabinet dans un an, mais encore une fois, j'aurai pour ça besoin d'argent. Je dois en plus rembourser un prêt étudiant. Ca ira, j'y arriverai. Le boulot de médecin, même pour les nouveaux, était assez bien payé, d'autant que j'étais premier de ma promotion, me permettant rapidement d'obtenir le poste que je désirais acquérir depuis plus d'un an. Le seul problème, ce sont mes cauchemars qui reviennent, plus violents que jamais maintenant que j'ai un poste fixe sans possibilité de sortir pour me vider l'esprit lorsque ça va mal. Cette année, j'ai un nouveau projet : retrouver mes parents. Je ne sais pas encore comment, mais j'en ai souvent rêvé. Je vais le faire, je vais tout tenter. Je veux comprendre pourquoi ils m'ont abandonné...tous les deux. Qu'est-ce qui n'allait pas chez moi ?