Jaime siégeait telle une déesse aux côtés de son père. Sa mère se tenait droite et silencieuse comme à son habitude. Un sourire méprisant lacéra la bouche écarlate de la jeune femme tandis qu'elle portait son verre à ses lèvres, humant délicatement le nectar enivrant du vin parfumé aux épices. Elle n'aimait rien tant que ce sentiment de puissance et de supériorité absolue qu'elle éprouvait lorsqu'elle détaillait les traits fragiles de sa génitrice. Des traits sculptés grossièrement sur un visage terne, soumis et inexpressif. La voix de son mentor perfora le silence pesant qui planait dans la pièce comme un sabre aiguisé qui pourfend l'atmosphère. "Tu n'es rien, strictement rien... Un minable bâtard que je souffre avec noblesse chaque jour que dieu fait. Même le nom que tu portes est une cruelle imposture. Ton insolence me dégoûte, tout comme ton abjecte fainéantise ! Existe t-il un seul domaine dans lequel tu n'es pas voué à échouer ? Pauvre loque incapable de saisir la moindre opportunité... Qu'est ce que tu crois ? Que ton petit air guogenard te sauvera les miches ? Tu n'es qu'un faible petit agneau tout juste capable de bêler plus fort que les autres !" Ces mots... Ces mots qu'il ne lui dirait plus jamais, à elle. Jaime observait son demi frère d'un petit air satisfait auréolé d'une innocente consternation. Chaque syllabe prononcée était une musique douce et entraînante dont elle se délectait. Son regard se posa subrepticement sur sa mère inerte comme un cadavre. La jeune femme était forgée dans le même métal dur et froid que son père : de l'acier trempé qui protégeait sa conscience de l'insidieuse empathie qui est l'apanage des faibles. Réussir et atteindre les sommets, tel était le crédo de sa vie, contraste explosif avec la désinvolture puérile qui caractérisait son frère de sang. C'était comme si la nature l'avait doté du sexe et de l'esprit dominants pour qu'elle s'illustre au sein de la meute de raclures qui peuplaient son décor. Elle avait compris très jeune le pouvoir des apparences et de la manipulation, aussi soignait elle son look avec soin, à la façon d'un rituel sacré susceptible de la propulser sur le devant de la scène. Femme de caractère subtile et pleine d'esprit, elle dégageait un parfum à la fois strict et provocant qui déstabilisait ses adversaires. Ses cheveux étaient toujours relevés en un chignon serré mais quelques mèches très fines ondulaient hors de la boucle, libres et rebelles sur ses épaules consciencieusement dénudées. Jaime fit rouler son rubis autour de son index, savourant avec aménité l'ambiance revolver qui encensait la salle à manger de style vintage. Sa couleur fétiche était le rouge, ultime symbole du désir et de l'audace qui pulsaient dans les veines de la blonde incendiaire. Elle posa une main ferme mais apaisante sur le bras de son père transfiguré par une colère inflexible. Cette infime marque de tendresse était l'ultime récompense de vingt années de travail acharné. Elle n'avait jamais été une enfant câline, mièvre et débordante d'un amour consternant pour ses parents. Elle s'était simplement servi de son père comme d'un brasier pour forger sa propre image, un chef d'oeuvre destiné à précipiter sa chute inévitable du piédestal qu'il avait sculpté dans la terreur et l'admiration.  Surpasser pour dompter et dompter pour exister... C'est ainsi qu'avait commencé l'ardente compétition qui la consumait telle une obsession parasite, empoisonnant insidieusement ses rêves et sa conscience. C'était un mal nécessaire, la première ombre à combattre pour être la femme qu'elle aspirait à devenir. L'apparente complicité qui semblait unir le père et la fille n'était en réalité que de la poudre aux yeux, un accord tacite et silencieux qui leur évitait de s'entretuer publiquement. Quant à l'illusoire affection qu'elle semblait éprouver pour son père, il ne s'agissait que du terrible témoignage d'un fulgurant sentiment d'auto satisfaction. Elle l'avait détrôné comme un vulgaire régent de pacotille et chacun de ses regards qu'elle capturait était un nouveau trophée, une preuve supplémentaire de sa grandiose victoire. Elle n'oubliait pas ces longues soirées passées à trembler sous les draps, ni ces diners interminables pendant lesquels elle s'évertuait pour ne pas croiser son regard gris comme la pierre qui torpillait sa maigre carcasse mal assurée. Cette époque était révolue, elle s'était endurcie au prix de nombreux sacrifices, allant jusqu'à se départir de son innocence et de sa douceur de vivre. Elle tenait sa revanche entre ses griffes acérées, telle une prédatrice invincible disciplinée à l'extrême. Quant à son frère... Il la dégoutait purement et simplement, lui qui n'avait jamais fait preuve d'une once de courage ou de détermination et qui attendait négligemment que sa vie s'effondre sur sa tête. S'il y avait bien une chose que Jaime abhorrait, c'était bien la faiblesse, et cette tare injurieuse transpirait par toutes les pores de ce mendiant de bonheur. Contrairement aux apparences, la jeune femme n'était pas une simple petite pimbêche à son papa. Ce qu'elle avait gagné, elle l'avait conquis à la sueur de son intelligence et de ses charmes. Elle ne devait rien à personne et avait logiquement reporté l'admiration qu'elle aurait du destiner à ses parents sur sa propre personne. Comment pouvait il en être autrement ? Elle seule était sortie première de sa promotion en sciences politiques, et elle seule avait dangereusement investi sa part de l'héritage dans des campagnes électorales risquées. Elle était son propre père et sa propre mère, son unique modèle subsistant dans le reflet exquis que lui renvoyait son miroir. Une chaise crissa, ramenant la jeune femme à la réalité. Son regard scrutateur fixait désormais la silhouette tremblante de peur et de colère de son cadet. Un instant son pouls sembla s'accélérer. Elle ne bougeait plus, attendant que l'homme se délivre enfin de son cocon de petit bâtard insignifiant... Elle savourait déjà les mots lancinants qui filtreraient au travers de ses lèvres mates, le divin cocktail de rancoeur et de haine qui renverserait la balance. Peut être pourrait elle l'inclure dans ses plans tout compte fait, lui offrir une place ou un semblant de considération... Peut être... "Oui ? Tu as quelque chose à dire mon garçon ?" La voix de son père sonnait comme un sifflement perfide et venimeux, un rire étranglé dans les confins de sa voix rauque et caverneuse. "Je... Oui... Enfin non..." C'est à cet instant précis que la faute impardonnable se produisit. Flynn se rassit lentement sur sa chaise, baissant subrepticement les yeux vers ses chaussures tatouées d'inscriptions rebelles délavées par sa honte. Le père se hissa de toute sa hauteur face au couard indigne qui se tassait sous son poids et l'attrapa au col avant de le traîner violemment sur le sol jusqu'à la porte d'entrée qu'il ouvrit d'un simple coup de pied. "Tu veux vivre en démocratie ? Tu veux jouer les voyous, les anarchistes, les sauvages ? Va donc te forger une personnalité dans la rue petit morveux. Tu n'es plus ici chez toi !" C'était terminé. Jaime reposa son verre sur la table et finit son dessert en silence. Il avait eu sa chance et il l'avait balayée. Il n'avait même pas eu le courage de partir de lui même, de claquer la porte au nez de son cauchemar personnifié. Non... Il n' y avait plus rien à en tirer.