i. êtes-vous originaire de radcliff ?
Loin s’en faut. Il n’est ici que depuis quelques semaines. Toute sa vie n’est qu’errance, voyages, rencontres. Les Coates ne sont pas des prêcheurs ordinaires : ils ont consacré leur existence à la protection des plus faibles. Et malgré leurs dons parfois destructeurs, les transmutants semblent depuis quelques décennies s’attirer la bienveillance des Coates. Alors ils vont de ville en ville, tentent d’apaiser les conflits, de répandre la bonne parole. Des nomades, voilà ce qu’ils sont. Même si, au vue de la situation tendue qui règne à Radcliff, il se peut que le séjour de Caleb soit plus long que prévu.

ii. avez-vous déjà eu affaire à un ou plusieurs hunters ?
Oui. Parce qu’on ne peut décemment pas être aimé de ces gens-là lorsqu’on remet en cause jusqu’à leur existence même. Mais si ces hunters n’apprécient pas Caleb, ça n’est pas pour les motifs habituels. Personne, pas même Caleb lui-même, ne connait la véritable nature du pasteur. On le pense beau parleur, on considère que ses discours sont néfastes. Et cela suffit amplement à faire de lui un indésirable. D’autant que ces même hunters qui se cachent derrière la religion pour commettre leurs exactions font ici face à un représentant de leur culte. Déroutant, au point que se confronter à lui semble pour certains inévitable.

iii. utilisez-vous beaucoup votre don ?
Sans même le savoir, oui. Enormément. On le dit charismatique, capable d’envouter les foules avec ses beaux discours. Caleb lui-même s’estime doué dans l’art d’argumenter. Il ignore simplement que parfois, ses talents ne sont pas ce qu’il croit. Que ses discours, lorsqu’ils sont déclamés avec passion, touchent ceux qui les entendent du plus profond de leur être. Presque littéralement. L’hyper induction, c’est l’art de jouer avec la volonté des autres. Caleb modifie ainsi les désirs, les opinions. Il fait de l’homme sa marionnette. Sa voix est son outil de travail, mais elle est aussi sa meilleure arme.

iv. pensez-vous que les mesures mise en place par le gouvernement sont suffisante ?
Tant que des hunters parcourront les rues en toute impunité, le gouvernement n’aura aucun poids. Ils ont peut-être la volonté de bien faire, mais la réalité du terrain est bien différente de ce qu’ils voudraient qu’elle soit. Des innocents meurent tous les jours dans l’indifférence la plus totale. Et n’en déplaise aux gratte-papiers du gouvernement : la solution ne se trouve pas dans les textes de loi.

Le silence est lourd, pesant. Caleb est assis sur un tabouret, seul depuis des heures. La pièce est remplie de cartons qu’on ne prend même plus la peine de défaire entre deux déménagements. Tout autour de lui, dans la pénombre, c’est à peine s’il les distingue désormais. Mais il connait la forme de chacun d’entre eux, leur nombre exact, s’est amusé à deviner ce que chacun contient. En quatre heures de temps, ce fut bien assez pour l’occuper. La pénombre ayant repris ses droits, il n’a désormais rien d’autre à faire qu’à attendre. Aucun moyen de s’occuper l’esprit, rien pour l’aider à passer le temps. Son oncle le sait, et nul doute qu’il persiste à le faire attendre sur ce tabouret en sachant que l’enfant s’ennuie à mourir. Bientôt, des pas se font entendre dans le couloir. Le claquement des bottes de cow-boy de son oncle se rapproche peu à peu. Caleb frissonne, le moment tant redouté est arrivé, sa sanction ne devrait plus tarder. Car cette longue attente n’était qu’un bref échauffement pour l’oncle du garçon. Une façon comme une autre de laisser monter la peur, de la voir s’insinuer dans les yeux du gamin, jusqu’à ce que vienne le moment d’appliquer son véritable châtiment. L’attente l’avait rongé, les coups le délivreraient.
Sous le pas de la porte, Caleb distingue une présence. Son oncle ouvre la porte avec son calme habituel. La porte grince, et couvre la respiration haletante du jeune garçon. Il sert les poings pour éviter de trembler face à l’impressionnante silhouette qui s’est arrêtée dans l’encadrement de la porte. Samuel Coates est un homme impressionnant. Dans le microcosme qu’est devenu le clan Coates, il est le guide, le patriarche. La voix de la raison, crainte et respectée à la fois. Sans crier gare, Samuel allume la lumière. Ebloui, le jeune Caleb pose une main devant ses yeux plissés. Il lui faut quelques secondes pour se faire à la clarté nouvelle. Quelques secondes pendant lesquelles Samuel vient rejoindre son neveu au milieu de la pièce. Il a le regard bienveillant, mais Caleb sait qu’il ne faut pas s’y fier. Samuel est un homme strict, un chef de famille qui ne laisse rien passer. Le moindre écart est sévèrement châtié au sein de leur communauté. Tu nous as déçus, Caleb. Le jeune garçon se pince la lèvre inférieure, refreinant un sanglot. Ces longues heures de solitude l’ont fatigué plus que nécessaire, et l’enfant se sent faible, amoindri. Les larmes montent plus facilement qu’à l’ordinaire. Honteux, il ne dit rien, reste assis sur son tabouret au milieu de la pièce, regardant ses chaussures couvertes de boue. Samuel s’accroupi pour être presque à sa hauteur. Il cherche ses yeux du regard, les trouve enfin. Qu’avons-nous appris dans cette famille ? Caleb marque un instant d’hésitation. Il connait la réponse attendue, bien sûr. Mais craint qu’ouvrir la bouche ne laisse échapper ses pleurs. Avec tout son courage, il se lance enfin. A tendre l’autre joue, mon oncle. Samuel sourit, toujours aussi posé, visiblement satisfait que ses leçons aient porté leur fruit. Alors tu comprendras que tes récentes actions ne doivent pas rester impunies. Caleb hoche la tête timidement. Il sait qu’au regard des règles que s’imposent les Coates à eux même et à ceux qui les suivent, il a failli. Du haut de ses huit ans, il lui faut reconnaitre sa faute et en payer les conséquences. Il a cédé à la violence, à la colère. A l’un de ces pêchés qui réduisent les hommes à l’état d’animaux. Samuel l’a répété mille fois déjà, il faut que l’homme s’élève au-dessus de tout cela, qu’il soit un modèle de sagesse dans son comportement. Caleb, en portant des coups sur un autre enfant, s’est fourvoyé. Qu’importe si l’autre avait commencé le premier, qu’importe s’il avait insulté ceux qu’il aime. Caleb aurait dû être plus fort. Il aurait du tendre l’autre joue. Mais il n’en avait rien fait, et avait choisi de céder à ses pulsions primaires. Samuel se relève, affichant une mine qui se veut désolée. Caleb ne sait jamais s’il doit y croire. Il voit en son oncle un monstre qui lui glace le sang. Il en a peur plus que quiconque. Mais il sait aussi qu’il n’a aucun droit d’aller contre sa volonté. C’est ainsi, Samuel Coates est et sera toujours le plus fort dans cette communauté. L’heure est venue. Samuel recule d’un pas, ôte son chapeau de cow-boy, défait sa ceinture qu’il enroule partiellement autour de sa main. Caleb se retourne, fait face au mur froid et vide auquel il avait tourné le dos pendant des heures. Cette fois, il n’y tient plus, les premières larmes coulent silencieusement sur ses joues rosées. Et alors qu’il ferme les yeux, un premier coup de ceinturon vient fouetter sa peau, à peine protégée par son tee-shirt. Suivi d’un second, et d’un troisième. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Caleb en perde le compte. Le garçon s’écroule, en pleur, le dos meurtri par les coups portés. Il prie pour que cela cesse, jusqu’à ce qu’enfin ses prières soient entendues. Samuel semble avoir jugé le châtiment suffisant. Il quitte la pièce, laissant la porte ouverte et la lumière allumée. Mais Caleb, le dos ensanglanté, se refuse à bouger. Chaque mouvement lui semble être une torture supplémentaire. Au bout de quelques minutes, de nouveaux pas se font entendre, tout prêt. Il reconnait le pas léger de sa mère, et se sent déjà plus tranquille. Elle rentre, retient une exclamation horrifiée en voyant son fils à terre. Et l’enlace tendrement, désolée qu’il ait eu à subir pareil sort.


Les membres de la communauté sont rassemblés autour de la cour du corps de ferme qui les abrite depuis quelques semaines. La bâtisse est assez grande pour la vingtaine de personnes qui vivent au côté de Samuel et des siens. On y restera encore quelques jours, avant d’aller vers le sud du pays. On ne reste jamais bien longtemps où que ce soit. Samuel pense que la parole de Dieu doit être entendue partout, et que l’itinérance est la meilleure façon de desservir son message à tous ses enfants. Autour de lui, il a su s’attirer de nombreux fidèles. Des âmes esseulées ou des croyants convaincus, tous à la recherche de personnes avec qui partager leur foi. La communauté change sans cesse, à l’exception de la famille Coates et sa petite dizaine de membres, des cousins, des oncles, des fils, qui tous marchent ensemble sous la même figure tutélaire. Celle de Samuel Coates, l’imposant chef de file, le prophète. Celui-là même qui prend la parole en cet instant. La foule est dense, plus nombreuse qu’à l’accoutumée. La renommée de Samuel a attiré beaucoup de monde, venu des villes alentours. Samuel est ravi, cela se sent dans sa façon de s’enorgueillir face à la foule. Caleb est au premier rang, admirant le charisme de son oncle, sa facilité à charmer la foule. Il parle et on l’écoute, cela force le respect. La plupart ne sait pas qu’en privé, l’homme est abject, imbu de lui-même, fier de la crainte qu’il inspire à ses brebis. Caleb, devenu jeune homme, se sent pourtant toujours comme un enfant lorsque le regard perçant de son oncle se pose sur lui. Il n’est pas homme à accepter la contrariété, et le caractère parfois revêche du garçon lui a souvent valu les réprimandes de son oncle. Face à la prestance du pasteur, Caleb se sent insignifiant. Et l’entendre agiter la foule par le pouvoir de son discours renforce cette impression. Lorsque Samuel achève sa tirade, il est en sueur. Gesticuler sur scène, haranguer la foule de fidèles, cela relève presque du spectacle. Il descend de l’estrade sur laquelle il était monté, et attrape la serviette que lui tend Caleb. La foule se disperse, le calme reprend ses droits. Certains viennent féliciter Samuel, bousculant Caleb au passage. Le garçon ne dit rien, il a l’habitude de ne pas compter. Il n’est que l’un des suiveurs du grand orateur, tout juste bon à lui tendre une serviette au terme de ses représentations. Las, Caleb s’écarte des admirateurs, ne prenant pas garde que l’une d’entre eux le suit, calmement. J’ai l’impression que le magnifique Samuel Coates n’est pas vraiment votre tasse de thé, je me trompe ? Caleb est surpris un instant, étonné qu’on s’adresse à lui, surpris également par le ton un brun moqueur de son interlocutrice. La jeune fille lui sourit, amusée. Je le laisse simplement à ses admirateurs. Je connais ses sermons par cœur, je les ai entendu des milliers de fois. Caleb rougit, intimidé par cette femme qui semble avoir lu en lui comme dans un livre ouvert. Non, Samuel n’est pas une personne chère à son cœur. Il méprise le tyran jusqu’au plus profond de son être. Mais face à cette flopée d’admirateurs, cette cour qui entoure depuis toujours le prophète, il s’est depuis longtemps convaincu qu’il était celui qui avait un problème. Si ça peut vous rassurer, je trouve Samuel captivant. Mais ses idées sont dangereuses. Elle rit presque, lorsqu’elle ajoute qu’elle espère qu’il n’ira pas la dénoncer à son oncle. Elle semble convaincue qu’elle peut partager ses doutes avec Caleb. Il se garde bien de répondre, prend soin d’éviter son regard par peur qu’elle ne le sonde. La rencontre dure quelques minutes, où Caleb tente d’éluder ses questions, tandis que toujours plus insistante, la jeune femme se fait un plaisir de poursuivre. Lorsqu’elle s’en va, Caleb lâche un soupire, et reprend sa direction initiale. Il ne sait pas pourquoi, mais cette rencontre lui laisse un goût amer. Il ignore qui est cette femme, ou pourquoi elle s’est montrée aussi insistante. Mais il sait qu’il ne tardera pas à avoir la réponse.

Caleb ? L’oncle rentre dans la salle du petit déjeuner, faisant claquer la porte derrière lui. D’habitude si calme, Samuel semble hors de lui, révélant sa vraie nature. Il semble plus effrayant que jamais. Il tient dans sa main un journal presque froissé tant il le serre fort. Tous ceux présents autour de la table retiennent leur souffle, terrifié par l’apparition de cet homme qu’ils craignent à juste titre. Caleb se lève de table, fait face à son oncle, ignorant ce qu’il a bien pu faire pour contrarier ce dernier. Samuel ne tarde pas à déplier le journal, montrant l’une des pages intérieures. Il fulmine, et en voyant le gros titre, Caleb comprend désormais pourquoi. Cette petite garce de journaliste était là hier. Oublié le pardon, l’amour du prochain et toutes ces belles paroles. Voilà que Samuel jure, à présent. Caleb n’entend pas la suite, qui semble du même acabit. Il tente de lire l’article, de comprendre ce qui a bien pu mettre Samuel hors de lui. Quelques lignes lui suffisent pour être fixé. La femme étrange qui était venue l’aborder la veille était une journaliste. Et voilà qu’elle accusait Samuel Coates de diriger une secte. D’employer la terreur pour conserver ses fidèles, de se déplacer sans cesse pour couvrir les traces de ses actes déplorables. Malgré tout cela, Caleb ne voit pas pourquoi son oncle le rend coupable du papier. Il n’a rien dit, rien qui ne puisse justifier qu’il soit l’objet de la colère de Samuel. Mais il semble que la journaliste ait parlé de lui, de la peur dans son regard, du mépris qu’on peut y lire quand le nom de Samuel est lancé. Caleb se confond en excuse, jure qu’il n’en est rien. Mais déjà, Samuel fait pleuvoir un torrent de coups sur le visage de son neveu, employant son avant-bras comme une matraque. Il se moque que des témoins assistent à la scène. Il les manipule comme des marionnettes, et n’aura aucune peine à justifier son acte. Quand cette violence aveugle s’arrête, Caleb est furieux. Pour la première fois, les coups de Samuel ont eu l’inverse de l’effet recherché. Caleb se relève, la lèvre en sang, l’arcade ouverte. Péniblement, il se remet sur ses pieds, tente d’oublier le violent mal de crâne qui vient de se réveiller. Samuel lui ordonne de retourner à terre. Il n’aime pas ne pas avoir le dessus, ne plus avoir le contrôle. Mais cette fois-ci, il a éveillé en Caleb une force insoupçonnée. Il tente de porter un nouveau coup sur son neveu. Mais ce dernier arrête son bras. Caleb a le regard sombre, et n’a jamais semblé aussi déterminé que jamais. Son oncle aboi ordre sur ordre, semblant céder à la panique. Il profère ses menaces, tandis que les témoins de la scène observent en se gardant bien d’intervenir. Rends nous service et disparais, laisse nous tranquille une bonne fois pour toute. Caleb a la mâchoire crispée. Il a laissé échapper ces mots entre ses dents serrées. Il en a plus qu’assez d’être le jouet de Samuel, sa victime préférée. Il n’est plus un enfant, et ne peut se résoudre à accepter ce genre de traitement plus longtemps. Sans chercher à le combattre, Samuel baisse les bras, tourne les talons, marche sans mot dire. Il marche encore et toujours, ses fidèles s’écartant sur son passage. Pas un ne veut le retenir, ils semblent avoir ouverts les yeux sur leur chef de file, sur le monstre qu’il était, sur le vrai visage qu’il vient de montrer. Samuel marche tout droit, avant de disparaitre à l’horizon. L’oppression s’arrête avec lui.


Ne sommes-nous pas tous Ses enfants ? Caleb exulte la foule acquise à sa cause. Il lance ses bras en l’air, divertit son public, occupe toute la scène. Sous l’immense tente qui abrite sa paroisse éphémère, Caleb semble plus à l’aise que jamais. Il a appris du meilleur, pendant toutes ces années. Si Samuel Coates était un monstre, il n’en restait pas moins un brillant orateur, capable de captiver une foule pendant des heures. Sur cette scène, Caleb lui ressemble plus que jamais. Sa voix porte, envoute presque, il joue de sa complicité avec ses fidèles, rallie toujours plus à sa cause. Quitter le clan Coates a fait de lui un homme nouveau. Sitôt le départ de Samuel, la communauté s’est dissoute, chacun suivant son propre chemin. Conscient de n’avoir pas vécu sous l’égide de cet oncle tyrannique, Caleb traça sa propre route, poursuivant les errances qui étaient si chères à son oncle. Réparer les erreurs de ce dernier s’imposa rapidement comme une évidence. Caleb l’avait vu faire des milliers de fois, mais cette fois, lui pouvait faire passer le bon message. Cesser de montrer du doigt les erreurs des hommes pour les encourage à aller dans la bonne direction. Prendre la défense du plus faible. Idéaliste, il devint l’un des défenseurs du droit des transmutants. Son nouveau combat, sa raison de parcourir le pays. Prenant toujours grand soin de ne pas s’attacher la compagnie de qui que ce soit trop longtemps. Par crainte d’être comme cet oncle qu’il chassa un jour, par peur d’infliger les mêmes souffrances aux autres. Caleb est un homme droit, un homme bon, guidé par une cause juste. Il croit en son combat, mais la hantise de marcher sur les traces de son prédécesseur ne cessera jamais de le hanter.