i. êtes-vous originaire de radcliff ?
moi je viens de loin, vous savez. vagabonde, cheveux au vent, le voyage m'inspire. mais je suis pas chez moi, ici. j'ai grandi au milieu des vertes plaines d'écosse ; vous savez, les roux, les kilts, le whisky. je ne sais pas me poser, j'aime voyager. je ne suis pas à radcliff depuis bien longtemps, et peut-être partirais-je du jour au lendemain. l'immobilité est mauvais pour mon inspiration. radcliff n'a pas de valeur sentimentale à mes yeux, juste un point d'arrêt de mon voyage. j'y suis installée depuis quelques mois seulement.

   ii. avez-vous déjà eu affaire à un ou plusieurs hunters ?
non, et j'en suis fort heureuse. ma mutation n'est pas visible lorsqu'on ne me connait pas, et je considère ça comme une chance, puisque personne ne devine que je suis mutante. les meurtres, les lynchages, ça me terrifie, et j'ai peur d'y être un jour confrontée. alors je suis toujours sur mes gardes, je me méfie du moindre regard, du moindre geste, toujours prête à fuir comme un oiseau à s'envoler.

   iii. utilisez-vous beaucoup votre don ?
toujours. et ce malgré moi, le futur m'apparait par flash sans que je ne demande quoi que ce soit. c'est un futur qui ne me concerne pas, de près ou de loin, que je peux voir. et je déteste ça, simplement parce qu'en contrepartie, mes souvenirs s'envolent au gré des années, et je suis incapable de me rappeler de ce qu'était ma vie au delà de cinq années. si je le pouvais, je la ferais disparaitre, cette mutation.

   iv. pensez-vous que les mesures mise en place par le gouvernement sont suffisante ?
le gouvernement. ah, le gouvernement. laissez-moi rire un peu, s'il vous plait. comme si le gouvernement pouvait faire quoi que ce soit contre ces espèces de terroristes. comme si le gouvernement voulait faire quelque chose. les mesures prises ne sont évidemment pas suffisantes. de pauvres lois n'ont jamais arrêté les assassins. on va tous crever comme des lépreux dans des ruelles, et le gouvernement s'en contrefiche totalement. je suis persuadée qu'on est seuls, cette fois-ci.

ALL THIS BAD BLOOD HERE. (12 ANS) L'ombre se rapproche inexorablement, forme floue sculptée par mon délire. Glaciale et implacable, l'ombre s'avance toujours, mais je ne perçois rien de plus que ses yeux gris terne et l'éclat de la lame. Mon corps me semble si frêle, si faible. Je me recroqueville contre le carrelage blanc, roulée dans ma chemise de nuit en flanelle dont l'odeur me rappelle un doux souvenir d'enfance. La peur tord mon ventre, l'air se bloque dans ma gorge, j'ai l'impression de suffoquer. Ma respiration siffle, j'essaye d'aspirer la moindre goulée d'air. L'ombre tends une main à la forme éthérée vers moi. L'effroi me fait bondir sur mes jambes fragiles. Je visualise la fenêtre, sortir de cet enfer, maintenant. Il me rattrape, ses mains m'enserrent la gorge. La douleur est lancinante, brûlante, alors qu'il fait courir sa lame contre mon corps. La souffrance est fictive, sculptée par la fièvre extatique inhérente à la transe qui s'est emparée de mon esprit. Je sais que mon enveloppe est indemne et que cette douleur n'existe qu'au fond de moi. C'est une pensée qui me terrorise tout autant que mon tortionnaire. Je frappe son visage, cours me recroqueviller dans un coin de la pièce. Le visage que mon agresseur est abstrait, je le connais, sans le reconnaitre. Il s'approche, plus aucun espoir n'illumine le dernier instant de mon existence. Mon être hurle alors que je pars, mon regard capture ses yeux gris comme de l'acier. Son rire glacial résonne. Un dernier hurlement me parvient de très loin. Peut-être est-ce le miens. Je sens alors que je m'enfonce dans un coma salvateur. Je sombre comme une épave dans les abysses.

Un spasme m'extirpe enfin de cette douleur indicible créée par la vision qui ne parvient pas à s'estomper. Je hurle. C'est bien moi, cette fois. Je hurle encore. La lumière s'allume dans le couloir, je plaque mes paumes contre mes yeux. Ils sont mouillés de larmes. Je me redresse dans les draps trempés de sueur. Ma mère entre, je reconnais ses yeux bleus et sa robe de chambre toute douce. Elle semble paniquée, comme à chaque fois. Ma respiration est haletante. Elle s'assoit sur le bord du lit, et me prends dans ses bras. Elle sent un peu la citronnelle. C'est rien qu'un cauchemar, mon cœur. Elle me berce dans ses bras, comme à chaque fois. Ce n'est pas un cauchemar. Ça me semble beaucoup trop vrai. Elle démêle un peu mes cheveux bruns de sa main. Je prends une grande inspiration, et je lui offre un petit sourire. Elle m'embrasse une dernière fois sur le front, et quitte la chambre. La lumière s'éteint, et je vois encore les yeux gris acier me scruter dans les ténèbres. Une femme est morte, cette nuit. J'ai hurlé lorsqu'elle hurlait, souffert lorsqu'elle souffrait.

Je ferme les yeux, et je sens les yeux gris sur mon corps.


BUT I'M A CREEP, I'M A WEIRDO. (19 ANS) Il y avait beaucoup d'espoir qui brillait dans ses yeux noisette. Il avait l'air foncièrement gentil, peut-être trop, et il me regardait comme si j'avais été un fantôme. Je ressemblais à un fantôme. Mon teint pâle et mes cernes témoignaient des mauvaises nuits que j'avais passées. J'avais tout vu, tout ressenti. Des gens sont morts, des gens que je ne connais pas, ailleurs dans le monde, sont morts, et je l'avais prédit, et je n'ai rien pu faire. C'est frustrant. Terrifiant. Je déteste voir, savoir avant les autres, et ne rien pouvoir faire, rien pouvoir changer. Mais si, Allegra ! On est sorti ensemble au collège. Il semblait perdre pied. Peut-être l'incompréhension sur mon visage. Le vide dans mes yeux. Le vide dans ma tête. Il était persuadé de me connaitre. Il était aussi de plus en plus gêné. Il rosissait doucement. C'était sûrement un garçon timide. Je ne me souviens pas de lui. Juste une vague impression de déjà vu, ténue, qui ne me prouvait rien. Son visage s'était effacé comme tout le reste, comme tout le temps qu'on avait passé ensemble. T'es toujours aussi jolie. Moi aussi, j'étais de plus en plus mal à l'aise. Je continuais de le fixer, il baissait la tête. Rien ne me revenait. Définitivement éradiqué de ma mémoire. Je ne pensais justement pas rencontrer quelque que j'aurais connu à New York. C'était pour ça que j'étais partie. Il perdait pied, j'étais mal pour lui, je paniquais. Il fallait s'échapper. S'envoler. Je ne me souviens pas. Désolée. Glaciale. Implacable. J'avais tourné les talons, je m'étais enfuie sans me retourner. Je me sentais penaude, mal à l'aise. Me souvenir. J'avais besoin de me souvenir. Mais au-delà de cinq ans, il n'y avait rien de plus que le néant.

J'ai fermé la porte à clé, et j'ai enfin osé respirer. Je déteste ça. J'ai sorti le petit carnet noir de mon sac. J'ai noté la date. Aujourd'hui, j'ai rencontré un garçon. Il pensait me connaitre. Il raconte qu'on est sortis ensemble au collège. Brun, les yeux noisette, grand et un peu maigre. Il avait l'air gentil. Il ne me dit rien. Comme un rapport. J'ai besoin de me souvenir. De savoir. Alors dans cinq ans, quand cette journée s'évaporera de ma mémoire, j'ouvrirai ce carnet, et je lirai. Je ne me souviendrai pas, mais je saurai. Je dois savoir. Si je ne sais pas, je vais mourir. J'ai l'impression d'être étriquée dans un esprit trop étroit pour tous mes souvenirs, toutes mes pensées.

Je dois me souvenir.


JUST GO AHEAD AND KILL ME. (25 ANS) Tu vois ces oiseaux dans le ciel, qui volent contre le vent ? Ils ont appris peu à peu à battre des ailes, jour après jour. Ils déploient leurs ailes avec force dans l'espoir d'atteindre un jour le soleil, quitte à se brûler les plumes. Nous sommes ces oiseaux, nous sommes les battements d'un même cœur.
Je suis les battements saccadés d'une génération qui refuse de fléchir.
Transmutante. Ça ressemble un peu à une insulte. A une manière de nous ranger dans une case, de dire qu'on est pas des humains, qu'on est pas comme les autres. Je suis l'une des leurs. Je sais pas bien ce que ça signifie au fond, mais ça explique tout. Je suis comme ces oiseaux qui volent contre le vent, je suis libre et vais là où le vent me porte, ce vent aux milles odeur. Transmutante, je fuis et je m'envole comme un oiseau qui se brûle les plumes.