Elle n’avait pas envie d’être là, Jeane. Pas là, à cette fête, mais là, à Radcliff. Depuis le temps, elle aurait dû laisser cette ville maudite derrière elle. Et conduire sans s’arrêter, pas avant d’avoir atteint au moins les 500km, rien que pour mettre le plus de distance entre elle et ce bled. Ce soir, elle était venue se saouler et oublier ; et tourner page… d’elle ne savait quoi. Visiblement, pas d’cet endroit. Elle avait attendu tellement de temps avant d’avoir une lueur d’espoir – maintenant, la quarantaine en ville était levée. Enfin. Mais elle était toujours là, telle une masochiste qui n’avait pas assez tourné dans les rues, croisé des psychopathes, des mutants tueurs ou des hunters armés jusqu’aux dents et tous plus fous furieux les uns que les autres. Quel beau gâchis. Y’avait rien d’attrayant ici, bien au contraire – plutôt des tarés à tous les coins. Rien pour la retenir non plus, techniquement : c’n’était pas comme si Eremon lui avait fait le moindre signe ou autre. Depuis des mois. Quel beau gâchis. Encore. Tout ce qui lui restait, c’était ce stupide message de la part de son père. Pour quoi faire ? Il continuait d’insister, insister… en disant que c’était important. Techniquement, sa mère morte et elle à l’hôpital alors qu’elle avait tout juste dix-sept ans, ç’avait été important aussi. Mais visiblement, ça n’avait pas valu le déplacement de la part de son patriarche, ni le moindre effort. Alors pourquoi est-c’qu’elle devrait en faire, elle ? C’était à cause de c’foutu message qu’elle restait dans les parages, Jeane, et les fois où elle n’se posait pas mille questions à la seconde et n’se torturait pas l’esprit plus qu’elle n’l’avait fait dans sa vie, elle s’trouvait bien stupide. Jeane l’idiote, sur bien des points. Ça n’lui ressemblait pas pourtant, merde ! Elle méritait mieux que d’penser en boucle à un crétin qui n’prenait même pas le temps de lui donner le moindre signe de vie, sous prétexte qu’il avait eu une vie de merde, et qu’elle l’avait embrassé ! Elle valait mieux que d’tourner dans sa tête des interrogations incessantes pour savoir si elle serait la fautive si elle ne répondait pas à son père : bordel, c’était lui qui l’avait abandonnée, après tout. Et c’était Eremon qui avait complètement disparu d’la surface de la terre – du moins, quand elle était dans les parages – alors merde.

Merde, merde, merde. C’était en effet tout c’qu’elle se disait ce soir, alors qu’elle avait enfilé le costume le plus indécent qui soit, un short trop court dévoilant ses longues jambes effilées, un tee-shirt bien moulant, une queue de cheval, un flingue en plastique, et voilà qu’elle prétendait être Lara Croft – et visiblement, ça satisfaisait tout l’monde. Tant mieux, elle n’avait pas eu l’intention de faire plus d’efforts. Si encore elle avait été à L.A, en train de se dorer la pilule sur une plage, ou au beau milieu d’une fête étudiante, elle aurait mis un peu plus d’effort dans la démarche. Mais non, non, non- tout c’qu’elle voulait, là, c’était aligner les verres, multiplier les connaissances insignifiantes et grappiller des minutes ou des heures. Et peut-être bien que demain matin elle aurait la force d’aller voir son père, ou de lui répondre d’aller se faire foutre, plutôt que de ne laisser rien d’autre que le silence comme réponse : comme quoi, elle était déjà plus brave que lui. Ou elle le serait, en tout cas, quand elle aurait pris le courage d’envoyer ce fameux message. Pour l’heure, dans la maison cossue de l’hôte de la soirée, la Merlyn avait été bien contente de trouver dans l’une des multiples pièces, une magnifique table de billard clinquante, qui ne demandait qu’à être utilisée. Et peut-être la jeune femme fut-elle galvanisée par l’alcool qu’elle avait déjà avalé, ou par l’imprudence dont elle faisait preuve, quand elle se fichait de tout et tous autour d’elle : à tous les coups, si elle se mettait à sympathiser avec quelqu’un, un mutant ou un hunter, ou mieux encore un mutant/hunter sortirait de nulle part pour les attaquer. C’était déjà incroyablement étonnant qu’il y ait autant de gens pour célébrer quoique ce soit. Ce qui n’était pas étonnant en revanche, c’était le manque de participants pour se lancer sur la table ; Jeane fut seule pour un long moment, à envoyer les boules dans les trous plus ou moins adroitement, vieux souvenirs des soirées qu’elle avait passées avec ses amis, plus jeune. Avant. Ou sur les routes, pour s’amuser, pour provoquer, pour s’faire remarquer. Lorsqu’elle entendit une voix de gamin dans son dos, la rousse fut tentée de disparaître, comme ça – elle n’avait franchement pas d’anicroche particulière avec les enfants, ou avec qui que ce soit en réalité, et de toute manière, il était sûrement grand temps qu’elle passe à une autre pièce. Se redressant sur elle-même, donc, elle observa les deux nouveaux arrivants : la grande brune, et l’enfant qui s’était déjà attiré la sympathie de toute la salle rien qu’en parlant. « Moi je parie dix vrais dollars que tu peux gagner. » qu’elle sourit à l’adresse du garçon en lui tendant sa queue de billard – à peine eut-elle les mains libres, que Jeane retourna chercher son cocktail, lançant une œillade malicieuse aux deux autres, avec l’intention de juste disparaître. Un mouvement qui fut coupé net, lorsque dans la foule, pour une fraction de seconde, elle crut reconnaître un visage. Son visage. A elle. Sa-… non, c’n’était pas possible. Pourtant, l’impression vertigineuse d’avoir eu son cœur se décrochant douloureusement de sa poitrine pour tomber dans le néant, elle, elle avait été bien réelle.