Terreur diurne qu'elle ne savait plus supporter, c'était avec les tripes nouées qu'elle attendait la fin de cette énième engueulade. Certains enfants rêvaient d'avoir un papa militaire. Après tout, les soldats n'étaient-ils pas tous beaux et forts ? Ils l'étaient, pendant une bonne partie de son enfance, c'était ce qu'Anatoli en avait pensé. Le revers de la médaille s'était malheureusement révélé et s'enchaînaient l'absence et la violence. La compensation d'avoir une mère aimante et toujours là aurait pu aider, tout comme l'affection qu'elle portait à sa jumelle avec une réciprocité véridique. Sauf qu'en cette journée morose, rien n'arrangerait l'état actuel des choses. Sa sœur ne rentrerait pas et il lui serait impossible de la prendre dans ses bras. Parce qu'elle était morte. C'était ce que l'officier était venu annoncer, triste nouvelle qui avait fait planer le silence absolu, la disparition tragique de l'aînée les avait tous chamboulés. Et idiotement, elle avait gardé l'espoir de la voir revenir, le lien qui les unissait ne se résumant pas qu'au sang, elle avait la bête impression que ce qui leur avait été déclaré n'était pas réel. Ce qui l'était en revanche, c'était le bruit de verre brisé et les échos de voix, tons criards qu'elle avait trop de fois endurés. Le décès de Senka n'avait pas provoqué l'alcoolisme et la tendance à battre de leur père. Non, la guerre en était la cause. Cette mort n'était que la goutte faisant déborder le vase, le poussant à un extrême qu'il n'avait jamais atteint et provoquant la perte de sa femme. Scène horrifique aux nuances moins terribles que celle qui s'ensuivit, le corps d'Anatoli recouvert de bouts de peau et d'organes, tremblant au milieu d'une pièce repeinte d'éclats rougeoyants.

Bâillement réprimé d'un geste vague de la main, se calant contre le dossier dur et froid de la chaise, elle frotta ses yeux avant de passer ses paumes délicates sur son visage fatigué. S'endormir serait moins compliqué que d'attendre, baignée dans la lumière blanchâtre des néons usés. Ils clignotaient à lui en donner une migraine, si seulement elle en avait quelque chose à faire. Son attention se posa sur les soldats qui s'agitaient et dont elle apercevait les imposantes silhouettes à travers l'entrouverture de la porte. Leurs chuchotements la mettaient mal à l'aise, certainement plus que le regard continu de celui qui la surveillait. Que craignaient-ils ? La question silencieuse provoqua une ride entre ses sourcils tandis que ses lèvres se pinçaient, ne formant qu'une ligne droite et dure à l'image de sa stature crispée par l'attente et la crainte. Nous allons nous occuper de ça, tout ira bien qu'ils avaient dit, bande de salauds. L'armée ne faisait jamais rien sans motivation, désirs régis par le bon vouloir d'être supérieure, de défendre la patrie. Peu importait les moyens. Anatoli aurait pu ouvrir la bouche, quémander docilement comment ils comptaient l'aider. Avec toute l'innocence du monde, les yeux de biche, la voix caressante. Néanmoins, elle tendit simplement l'oreille en faisant abstraction de son garde, lui qui glissait si subtilement les doigts auprès de la gâchette tentatrice de son fusil. Avait-il peur d'une adolescente ? Le songe l'effleura sans pour autant la troubler. Elle était dangereuse. C'était ce qu'on disait de cette espèce. Son espèce. Le goût métallisé coula dans son œsophage et sans broncher, elle avala silencieusement le liquide de vie qu'elle venait de faire s'épancher à force de mordiller l'intérieur de sa joue usée. Au travers des battements de son cœur affolé, la demoiselle eut le retour de quelques bribes qui n'eurent que pour effet de la glacer. Une arme. Un atout dont ils se serviraient. Si la situation ne l'avait pas écœuré, un ricanement moqueur lui aurait échappé. Sauf qu'une bouffée de chaleur la gagnait déjà et fébrile, elle se força à se concentrer pour écouter. La vouloir pour la former, l'envoyer sur le terrain pour faire le sale boulot d'éliminer les troupes ennemies. Moite, elle se leva et prétexta le besoin d'aller aux toilettes. Cliché mais nécessaire, il était hors de question de rester dans un couloir indéfiniment jusqu'au moment où ils commenceraient à la transformer en un jouet de guerre. Expirant lentement pour évacuer la nervosité qui l'assaillait, elle se saisit de plusieurs morceaux de tissu une fois arrivée. Et ce ne fut qu'après avoir jeté un regard en coin à son détracteur qu'elle bondit, fourrant sa main ainsi que les divers bouts de papier dans la bouche du geôlier, étouffant ainsi ses cris lorsque ce sont ses rotules qu'elle fit éclater. Comme elle avait explosé son père. C'était cet incident qui l'avait conduit ici. Si elle avait réussi à se contenir, à ne pas l'utiliser, on ne lui aurait jamais proposé de couvrir le massacre. Ravalant ses larmes, elle ne prit le temps que de se remettre l'esprit au clair avant de courir jusqu'à ce qu'elle soit hors de portée. Jamais elle ne serait exploitée. Plus jamais ils ne la trouveraient.

Enfant bohème, les rires légers flottaient au loin au même rythme que le drapeau du chapiteau. Courbée dans l'espoir de reprendre son souffle, elle inspirait de grandes goulées tout en fixant fermement ce qui lui faisait face. Le paysage était sensiblement distinct de celui duquel elle s'était éloignée, les plaines d'herbe verte remplaçant le béton grisonné. Les camps aux bottes militaires détonnaient des caravanes où les circassiens allaient et venaient et intriguée, elle s'en approcha tout en délaissant un nouvel épisode catastrophique de sa vie. Sans nul doute, ce cirque ressemblait à sa porte de sortie, le ticket d'or qui lui permettrait de quitter la merde dans laquelle elle avait doucement glissé. Adieu macchabée et puissance incontrôlée, ce lieu était la rédemption et face aux sourires amicaux, elle s'était laissée envelopper. Charmée. Ce n'était pas une opportunité suffisante pour oublier ce qu'il s'était passé, derrière ses paupières fermées elle revoyait la chair et le sang, les morceaux traînant sur mur et sol. Néanmoins, malgré son manque de talent artistique, sa place avait été creusée au sein de cette famille particulière à laquelle sa confiance revenait. Toujours sur ses gardes, Anatoli ne demeurait être qu'une jeune femme aux liens brisés. La tâche d'aimer restait ardue mais ces gens étaient tout ce qu'elle avait, alors aussi étranges et nouveaux pouvaient-ils sembler, elle s'en contentait et les appréciait pour l'intégration et la chance qu'ils lui avaient données en apprenant les quelques tours qu'elle conservait dans sa manche mais qu'elle n'était pas prête à exprimer.  Au fil des années qui s'écoulaient, les déplacements du cirque lui permirent de voir du pays et surtout, de s'échapper du sien. C'était une croix de tirée, la fin d'un chapitre dont elle ne préférait plus entendre parler pour ne pas s'écrouler. À l'apparence forte et téméraire, Ezechiel apparaissait dans ses spectacles comme flamboyante et entraînée. Elle avait dû se faire au métier, se diriger vers une voie qui lui convenait et en apprendre les secrets. Son corps avait donc été taillé, la douleur traversant ses membres autrefois frêles et rigides. Cependant, une fois le rideau tiré, il lui arrivait de craquer. Ô sublime beauté qui s'effritait dès que les artifices tombaient, même adulte, l'adolescente terrifiée subsistait. Paranoïaque elle demeurerait, sans nul doute, surtout après s'être détachée de ceux qui l'avaient abrité durant tout ce temps. Elle rejetait pourtant l'idée d'en être dépendante, de réfuter une existence complètement banale lorsque l’occasion se présentait. Et elle y était, Radcliff, à des millions de bornes de la Russie où ne restaient que les visages pâles des abandonnés et des tués.