Faisant ses premiers pas dans son nouvel environnement, Clara regarda ce qui allait être leur nouveau chez eux d’un drôle d’air. Elle n’avait pas forcément envie d’être ici et ne comprenait pas pourquoi ses parents les avaient si brusquement déracinés, elle et Joshua, du monde qu’ils avaient toujours connu. Elle leur en voulait au fond, mais elle avait en même temps cette confiance aveugle en ses parents, Clara. Cette certitude qui lui soufflait que, quoi qu’il puisse arriver et malgré le fait qu’elle ne les comprenait pas toujours, ils faisaient de leur mieux. Loin d’être parfaits, ils avaient toujours fait de leur mieux, d’aussi loin que la Saddler puisse se rappeler. Tantôt maladroits dans leur rôle de guides, tantôt parfaits, elle n’avait pourtant jamais rien eu à leur redire. Ils étaient comme tout le monde : humains, mais tentaient de faire de leur mieux pour les aider son frère et elle. Bien entendu, y’avait ces colères passagères, ces incompréhensions et ces rébellions propres à tout enfant, mais Clara finissait immanquablement par revenir vers Isolde et Cesare. Ainsi, malgré son ressentiment latent de s’être laissée déraciner de la sorte, Clara n’en laissait pas transparaître grand chose. Elle prenait sur elle et n’avait pas tenu à faire de scène ou de grand drame à ses parents. Joshua s’en était chargé pour elle, beaucoup moins compréhensif qu’elle n’avait pu l’être. Il avait toujours été comme ça Joshua : plus demandant que Clara. Moins indépendant. Plus enfantin. Son statut de petit dernier voulait ça en quelque sorte, alors que la grande se devait de montrer le bon exemple. Et elle le faisait de bonne grâce, même si ce n’était pas toujours facile. Parce qu’elle non plus n’était pas parfaite au fond, loin de là. Mais elle donnait le change.  « Non mais c’est quoi cette baraque de merde ? » Grimaçant, Clara se retourna vers son frère. Heureusement, leur père ne les avait pas entendus.  « Tu vois pas que les parents ils sont assez mal comme ça ? N’en rajoute pas une couche. » Le regard sévère qu’elle lança à Joshua s’adoucit rapidement. Il essayait de jouer au grand du haut de ses douze ans, mais il n’était qu’un enfant. Ils l’étaient tous les deux- car même elle ne se sentait pas bien vieille avec ses quinze années à peine d’existence et cette appréhension qui lui vrillait le ventre à l’idée de tout recommencer.  « T’inquiète pas Josh. Tant qu’on est ensemble, ça ira. » Et en cet instant, elle le pensait réellement.


Combien d’écoles ça faisait déjà? Elle ne savait plus. Pas mal. Beaucoup. De trop. Quand on perdait le compte, c’était que quelque chose clochait. Distante de son environnement, Clara n’essayait pas réellement. Elle en avait marre de se lier d’amitié, de se faire des ennemis, de tomber amoureuse, au fond. A quoi bon ? Elle ne restait jamais bien longtemps. Assez pour que ça fasse mal, mais trop peu que que ça compte réellement. Aussi, la demoiselle avait fini par décider qu’elle se détachait des autres, c’était plus facile ainsi. A ses yeux, seule comptait sa famille à présent. Il ne lui restait presque plus que ça. Ca et ses bouquins.  « Nous accueillons une nouvelle élève aujourd’hui : Clara Saddler. Elle nous vient de loin et c’est une transmutante. » Agacée par les propos et le ton faussement joyeux de sa nouvelle prof principale, la brune se retint difficilement de lever les yeux au ciel et d’accompagner son geste d’une remarque cinglante. Comme si elle se résumait à son pouvoir. Comme si c’était important. Question de sécurité, ils disaient. Question de discrimination, elle avait envie de hurler, dégoutée. Mais elle n’en faisait rien. Ses parents n’avaient jamais clairement pris position sur le sujet et elle ressentait comme un malaise face à cela. Comme une interdiction tacite de se rebeller, d’avouer qu’elle ne comprenait pas- ne comprendrait jamais. Aussi, Clara se contenant d’afficher un sourire tout à fait faux, mais à l’air assez innocent, tandis qu’elle voyait les autres la dévisager sans vergogne. Une bête de foire. Si les mutations n’étaient pas si rares que ça, Clara ne doutait pas qu’il se demandaient surtout quelle était la nature de son pouvoir. Mais tant pis pour eux : ils ne l’apprendraient pas. Devoir tenir le staff enseignant au courant- pour des questions de sécurité toujours- était déjà assez humiliant.  « Salut. Merci de m’accueillir ici. » Court, simple et efficace. Elle n’avait pas envie de s’éterniser devant le reste de la classe. Quand bien même elle se fichait royalement de ce qu’ils pouvaient penser d’elle, se faire dévisager de la sorte n’était pas agréable. Être la nouvelle n’était pas agréable. Devoir se justifier constamment sur son pouvoir alors qu’elle n’aimait pas en parler- résidu de la discrétion parentale à ce sujet- était franchement agaçant.



Asthryd c’était différent, rafraîchissant. Asthryd, c’était surtout la première à avoir su réellement traverser les barrières que Clara s’était imposées depuis si longtemps déjà. Bien entendu, elle n’était pas un none et avait eu quelques aventures, mais rien de très important. Rien qui ne vaille vraiment la peine de s’éterniser dessus. Rien de mémorable en définitive. Non, Clara s’était coupée des autres depuis trop longtemps que pour réellement se laisser approcher. Bien entendu, en apparence, elle était une jeune fille tout ce qu’il y avait de plus normal : elle sortait, s’amusait, rigolait avec autrui, mais elle ne s’attachait pas. Plus vraiment. Plus depuis qu’elle avait décidé qu’elle en avait marre et que ça faisait trop mal, des années auparavant. Mais Asthryd, elle n’en avait eut cure. Elle avait fait baisser sa garde à la brune et l’avait domptée avec cet air espiègle et  candide à la fois qui lui allait si bien. Et quand bien même Clara savait qu’elle ne devait pas- qu’elle ne pouvait pas- s’attacher, elle était tombée dans le piège. Malgré le fait qu’elle savait que sa vie pouvait basculer du jour au lendemain à nouveau et que ses parents pouvaient décider de partir, la forçant encore à tout laisser en plan, Clara s’attachait. Plus qu’elle ne l’aurait voulu. Beaucoup trop. Etait-ce de l’amour? Pas encore. Mais elle tenait définitivement à cette fille et ça pouvait finir par le devenir. Or, une part d’elle-même redoutait cette réalité. Elle s’en voulait de s’attacher chaque jour un peu plus. Car, la brune le savait pertinemment, si un jour un choix devait être fait entre suivre sa famille et rester auprès d’Asthryd, sa décision était déjà prise. Quand bien même elle en souffrirait, jamais elle ne laisserait ses parents, ni son frère d’ailleurs. Tout aussi ingrat qu’il puisse être en ce moment, Clara avait foi que les choses finiraient par s’arranger de ce côté-là. Aussi, elle tâchait de ne pas penser à l’éventualité plus que réelle d’un prochain départ et se contentait de profiter de son idylle naissante. Et quelle idylle ! Asthryd la forçait à s’améliorer, à s’ouvrir réellement. Elle avait su voir des aspects de Clara qu’elle-même ignorait. Et puis, elle avait ces petites fossettes qui faisaient littéralement fondre la Saddler quand elle lui décochait un sourire.


Elle ne comprenait pas comment les choses avaient pu en arriver là. En fuite avec sa mère, la peur lui vrillant l’estomac, la jeune femme était choquée- elle avait l’impression d’évoluer dans un rêve. N’ayant pas le temps de réellement se poser, elle n’arrivait pas à assimiler ce qu’il venait de se passer entre Joshua et son père. Son père… Il ne pouvait réellement être mort. Ce n’était pas possible. Elle refusait cette éventualité, elle qui avait toujours considéré Cesare DeMaggio comme son héros personnel. Un des avantages à ne pas pouvoir se poser et réfléchir tranquillement aux événements, était qu’elle n’était pas obligée d’assimiler l’horrible vérité. Non, elle pouvait la repousser aussi loin que possible d’elle-même et du champ de sa conscience. Son frère ne les poursuivait pas : il s’agissait surement d’une erreur et son père allait finir par les retrouver elle et sa mère. Amoché, certes, mais vivant. Elle ne voulait pas qu’il en soit autrement. Ce n’était pas possible. Elle qui, d’habitude, analysait tout de manière exagérée tentait de ne rien en faire à présent. Elle se concentrait sur un seul et unique but : réussir à trouver un abris avec sa mère. Fuir, encore et toujours plus loin jusqu’à ce qu’elles soient sauves. Pour un temps du moins.  « Clara ? Tu m’écoutes ? Il faut vraiment que tu m’écoutes ! » A travers la brume épaisse de son esprit, la brune entendit vaguement la voix de sa mère. Incapable de réfléchir, elle n’arrivait pas à entrer en communication. C’était trop pour elle. Isolde en demandait trop de sa fille. Si elle remettait son cerveau en marche pour écouter sa génitrice, Clara avait l’impression qu’elle allait finir par imploser. Son monde s’écroulait et elle ne savait pas y faire face- préférant, une fois n’étant pas coutume, être dans l’action que dans la réflexion. Ne pas être obligé de penser à Joshua tuant leur père juste devant ses yeux. Comment cela était-ce possible d’ailleurs ? Oui Cesare et Joshua avaient des soucis- elle s’était trop souvent trouvée entre les deux à ramasser les pots cassés tant bien que mal pour l’ignorer, mais jamais la Saddler ne se serait imaginée que la situation pouvait dégénérer à ce point. Après tout, ils étaient une famille. Ils s’aimaient, non ?  « Clara, je te parle. C’est pas le moment pour décrocher complètement !!! » La voix de sa mère, beaucoup plus ferme cette fois, la ramena à la réalité- ça et le fait de se sentir secouée comme un prunier par la blonde lui faisant face. Hébétée, Clara se concentra sur les joues de sa mère, striées de larmes. Pourquoi autant de pleurs ?  « C’est compliqué ma chérie, mais j’ai besoin de toi. J’ai besoin que tu m’écoutes. C’est vital à présent. » Et comme par magie, le cerveau de Clara se remit en marche. Se prenant en pleine face la réalité de ce qui lui était arrivé, elle regrettait les instants précédents où elle avait l’impression d’évoluer dans un rêve- un très mauvais songe. Mais la peur tenace et épaisse, toujours bien présente et le regard de sa mère l’empêchèrent de sombrer à nouveau. Oui, elle était prête à l'écouter. Quoi qu’il puisse arriver, elle allait faire un ultime effort. Celui de ne pas sombrer. Parce que cette lueur au fond des yeux d’Isolde lui soufflait que tout n’était pas perdu.



Seule, elle se retrouvait complètement seule et paumée dans une ville qu’elle ne connaissait pas à une époque qui n’était pas la sienne. Epoque ne concordant même pas avec le moment où elle aurait dû se atterrir si elle comparait les journaux du jour aux informations fournies pas sa mère. Sa mère, était-elle, elle aussi, morte ? Clara n’en avait aucune idée, au fond. Fermant les yeux un instant, afin d’endiguer le flot de larmes menaçant d’inonder son visage, la brune se ressaisit. Rien n’était perdu. Elle était là pour changer le passé et c’était bien ce qu’elle comptait faire. Comment ? Elle n’en était pas encore bien sure par contre quand la perspective de devoir attendre plus longtemps que prévu dans une décennie où elle n’avait rien à faire ne la réjouissait pas particulièrement. Fatiguée, à bout de forces aussi bien mentalement que physiquement, Clara se demanda sérieusement ce qu’elle allait bien pouvoir faire ; et elle ne put empêcher une dose de ressentiment tenace à l’égard de sa famille de lui vriller le coeur. Elle qui avait toujours tout pardonné se retrouvait dans de beaux draps finalement. La conciliante Clara avait atteint ses limites et ne comprenait pas comment ses parents avaient pu leur cacher de telles vérités… Car, quand bien même elle s’était toujours doutée de quelque chose, jamais Clara n’aurait pu imaginer les confessions que sa mère lui avait faites lors de leur folle fuite. Puis y’avait Josh aussi : comment avait-il pu glisser autant dans la haine ? Comment avait-il pu en arriver là, alors qu’elle s’était toujours efforcée d’être là pour lui, de l’aider. A lui aussi, elle vouait une colère tenace en ce moment. Elle savait qu’elle les aimait toujours plus qu’elle ne les détestait à l’instant, mais Clara avait surtout besoin de pouvoir blâmer pour tenir. Tout, n’importe quoi : la situation son frère, ses parents. Tant que ce n’était pas elle. Car, au fond, et si elle cherchait bien, la brune se maudissait surtout elle-même de ne rien avoir vu venir.