La vie d’un homme ne tient souvent qu’à un fil. Qu’à ces petits détails qui font qu’un enchevêtrement de faits divers se transforme en destin, que ces petites coïncidences s’agencent pour former une toile grossière qui s’affine avec le temps et dévoile un dessin plus beau, plus grandiose, plus coloré, plus pétillant, plus précis que le modèle de départ. On dit que la vie d’un homme ne tient qu’à une rencontre, une charnière dans son existence, celle qui délimite un avant et un après, un passé et un futur, un éternel d’un ne sera plus jamais comme avant. On pourrait croire que ce moment, dans la vie d’Aaron, a été sa rencontre avec sa femme, la seule, l’unique.

Celle qui a pu illuminer son regard dès leur première rencontre. Rien d’original, rien de grandiose dans cette rencontre. Pas d’Aaron sauvant la princesse, pas d’aventure, pas d’anecdote exceptionnelle. Juste un coup de foudre. Electrique. Un verre, une approche maladroite, des fourires… lorsqu’Aaron parle de Chiara, on entend encore l’Italie dans sa voix, on entend encore leurs fossettes qui se creusent, leurs sourires et leurs mains liées, on entend encore leur complicité et la simplicité d’une évidence. Des histoires comme la leur, il y en a des centaines, il y en a des immortelles, il y en a dans les livres. Mais dans les faits, dans l’esprit d’Aaron, il n’y a que lui et Chiara qui ont un jour vécu cet apprivoisement amusé, ces discussions enflammées à grand renfort d’incompréhension et de perdition totale l’un dans l’autre. Parfois, quand il en parle et que des pattes d’oie se dessinent au coin de ses yeux, il s’aperçoit qu’il n’a pas besoin d’enjoliver les choses parce que les choses étaient déjà parfaites, qu’elles étaient simplement dans la continuité de leurs vies, comme si la vie d’Aaron ne pouvait que croiser celle de Chiara, comme si la vie de Chiara n’aurait pu suivre son cours sans celle d’Aaron logée dans ses veines, comme si, finalement, ils n’auraient pas pu ne pas tomber amoureux l’un de l’autre.

Pendant des années, Aaron a cru tenir dans cette rencontre l’instant charnière qui allait faire basculer sa vie. Puis il a compris que justement, non. Lui et Chiara étaient faits l’un pour l’autre. Ils ne se sont pas bousculés, ils n’ont pas changé drastiquement leur vie, ils l’ont juste complétée, nourrie et faite éclore dans un bouquet de pétales. La vie d’un homme ne tient qu’à un fil, qu’à un instant décisif, pas à la retrouvaille de deux âmes qui n’auraient jamais dû être séparées à la base. Mais la vie d’un homme est aussi celle de son héritage, de ce qu’il laisse sur le monde, de ces traces qu’il pose dans la neige et dans le sable, à cette longue et sinueuse piste qu’il observera lorsqu’au moment de sa mort il se retournera et contemplera sa vie en termes d’errance et de construction.

La naissance de Celeste, pétale de rose au milieu du bouquet, pourrait être ce moment charnière, celui qui a donné un sens et un avenir à un couple qui ne pouvait qu’être. Parce que finalement, Celeste, c’est ça. Une merveille, la prunelle de ses yeux, l’éclair qui a jailli d’un coup de foudre, le vent qui chasse toutes les peines, la cristallisation parfaite, au final, d’Aaron et de Chiara. Devenir père, devenir homme, avoir entre ses mains la responsabilité… aux yeux d’Aaron, ça a été un basculement. Un changement définitif, irrémédiable, un changement pour le mieux. Il n’y avait plus seulement eux, il y avait elle, il y avait une famille. C’est lorsqu’on lui a posé Celeste dans les bras, à la maternité, qu’Aaron a compris que dans les yeux de sa fille se tenait une nouvelle vie. Dans les projets qu’ils ont commencés à bâtir, dans l’avenir qui se profilait devant eux, dans les rêves qu’ils projetaient avec leurs sourires et leurs nuits interminables, allongés dans leur lit, à dessiner avec leurs mains sur le plafond leurs idées et leurs plans, leurs vœux les plus chers et l’éducation qu’ils allaient à Celeste et à ses frères et sœurs, nombreux selon eux. Pendant cinq ans, la naissance de Celeste a eu aux yeux d’Aaron la saveur d’un renouveau, un lot de découverte apporté chaque jour et chaque nuit. La découverte de la mutation de la petite, si semblable à sa mère, si semblable à celle de sa mère, fut un éclat de soleil en plus, la confirmation que la lignée de mutants se poursuivait. Pendant cinq ans, Celeste a été l’événement qui a fait basculer la vie d’Aaron.

Jusqu’à ce qu’il comprenne, durement, que tout comme sa rencontre avec Chiara, ce n’était qu’une étape, qu’un jalon, qu’une évidence parmi tant d’autres. Parce que les charnières d’une vie ne sont jamais huilées, ne sont jamais faciles. Au contraire, elles crissent. Au contraire, on s’y coince les doigts. Au contraire, la vie n’est plus jamais comme avant, et la souffrance qui en résulte, le choc traumatique que sont ces charnières, la brutalité de la chose coupe le souffle et frappe les genoux pour faire s’écrouler les personnes. Se marier, rencontrer l’âme sœur, avoir une fille aussi radieuse que resplendissante, c’était la vie d’Aaron, c’était son bonheur quotidien.

Perdre Chiara, en revanche… Recevoir la visite d’un agent de police n’est jamais quelque chose de plaisant, encore moins de rassurant. Apprendre que sa femme a eu un accident de voiture et est hospitalisée dans un état grave… L’agonie de Chiara a été celle d’Aaron. Les heures d’attente, les heures d’angoisse, avec Celeste dans les bras pour ne pas s’en séparer, pour ne pas la perdre elle aussi, ont été son purgatoire. Et le décès qui l’a laissé en cendres et en ruines est, quant à lui, son enfer personnel et permanent. La vie d’un homme ne tient souvent qu’à un fil. Et le fil d’Aaron s’appelait Chiara. Sans Celeste, il aurait dégringolé, Aaron. Sans Celeste, il se serait perdu, serait parti la dérive. Elle a été son ancre, les années qui ont suivi l’enterrement. Elle a été son rayon de soleil, son phare dans la nuit tandis que l’orphelinat mis en place a été son port d’attache.

Lorsque Chiara est morte, Aaron aurait pu se perdre. Mais c’est un optimiste, et un battant. Pour sa femme, pour leurs rêves, il s’est relevé, il a avancé à contre-courant, il a encaissé, enduré, il a relevé la tête, il a bombé le torse, il a souri et a offert à des dizaines d’orphelin tout l’amour qu’il avait pour sa femme. Il a failli en oublier Celeste, il s’est oublié lui-même mais au moins, il a continué à vivre.

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