i. que pensez-vous du mouvement terroriste des hunters ?
   Ils sont dangereux. Ils sont pourtant sécurisants, comme des gardes du corps veillant sur toute la nation, tapis dans l'ombre là où celle-ci s'acclimate trop vite aux transmutants sans se soucier de la menace qu'ils peuvent représenter. Talisa ne peut s'empêcher de frissonner devant des êtres aussi froids, calculateurs et stratégiques que les Hunters, ils lui font froid dans le dos mais pourtant, elle ne se verrait pas évoluer dans les rues de Radcliff sans la connaissance de leur existence. Eux au moins, ils n'oublient pas le danger que peuvent représenter ces mutants, eux au moins, ils représentent une force indéniable si jamais les choses venaient à mal tourner ; sans eux, sans leur omniprésence partout, il se pourrait bien déjà que des transmutants aient décidé de profiter de leurs pouvoirs pour mettre la main sur les vulnérables êtres que sont encore les simples humains. Ce monde est indéniablement déchiré, partagé entre des dangers provenant de tous les côtés, mais si le père de Talisa se fie à eux, alors elle se fie à eux également, quand bien même ils peuvent paraître être les êtres humains les moins humains qui soient.

   ii. êtes-vous effrayée par l'apparition des transmutants dans la société ?
   Talisa n'apprécie clairement pas les transmutants, ils la terrifient tout autant que son père en parle de manière bien déplaisante : ils représentent un danger pour la société, ils ont tué sa mère, et sont le centre de toute la croisade de son père. Elle les voit comme des êtres qui ne connaissent aucune limite - peut-être bien que certaines personnes pensent utiliser ces capacités pour faire le bien, mais d'autres en usent pour répandre le mal et le chagrin - ce chagrin qui hante encore Talisa jour après jour, la suit depuis sa plus tendre enfance. Si on les laissait faire, il n'y aurait pas à douter que les transmutants tenteraient de dominer le monde, réduire ceux sans pouvoir à leur esclavage : certainement quelque chose que Talisa ne voudrait absolument pas connaître, ainsi, elle est toujours rassurée par la présence des gardes du corps payés par son père à ses côtés, eux au moins, ils la rassurent.

   iii. avez-vous déjà fréquenté des mutants ?
   Si elle avait su qu'il en était un, alors elle ne l'aurait jamais fréquenté - c'est ce que la brune n'a de cesse de se répéter depuis qu'elle a découvert le pot aux roses. Et, comme pour lui prouver que les transmutants sont des êtres mauvais qui se jouent des autres, Eremon lui a menti des mois durant, jusqu'à ce qu'ils deviennent très proches. Trop proches. Il l'a laissée s'approcher et s'y brûler : était-ce un jeu pour lui ? Talisa aurait préféré ne jamais suivre son amie, ne jamais rencontrer Eremon et ne jamais avoir à sentir son être déchiré entre mille sensations différentes. Amère, blessée, la jeune femme ne veut plus rien avoir à faire avec les transmutants aujourd'hui, mais il semble que ceux-ci la pourchassent sans faillir.

   iv. que pensez-vous de l'élection récente de thaddeus lancaster à la tête du comté ?
   Frêle silhouette à sa gauche, Talisa est celle qui offre un soutien sans faille à son père : il est celui qui l'a chérie, protégée, et élevée pendant toutes ces années. Endoctrinée, poussée par l'homme qu'elle a toujours admiré à avoir un certain point de vue, la brune n'a jamais douté de l'homme de sa vie, celui qui avait toujours tant fait pour elle. Elle soutient son père, et bien qu'il ne soit plus autant disposé à s'occuper d'elle, elle ne peut s'empêcher d'être fière de l'homme qu'il est devenu, des droits qu'il défend aujourd'hui. Face aux transmutants, les humains doivent prendre des mesures pour ne pas disparaître ou pour ne pas être réduit en esclavage : son père est l'homme qui se dresse entre le monde actuel et le chaos qui menace chaque jour de déborder sur le monde - comment ne pourrait-elle pas être fière de lui ? A l'heure actuelle, le simple nom Lancaster accroché à sa personne pourrait lui attirer bien des problèmes, mais Talisa n'y prend pas garde encore - peut-être à tort, elle a déjà le sentiment d'avoir été assez abusée comme ça.

 
Depuis plusieurs secondes déjà, ses doigts glissaient contre la reliure du petit livre ; elle n’était ni luxueuse, ni particulièrement amochée : au premier abord, l’ouvrage avait la tête de n’importe quel autre, sa couleur d’un bleu profond quelque peu ternie cependant par la poussière qui l’avait peu à peu effacé. Soigneusement ignoré du reste du monde, empreinte d’une douleur silencieuse, le carnet était resté là, élément infime d’une gigantesque bibliothèque – Talisa l’avait trouvé cependant, depuis si longtemps il capturait son regard, là, mélangé parmi les autres sur une étagère si haute qu’elle avait dû attendre de bien grandir pour pouvoir l’atteindre (même en montant sur une chaise). Elle ne voulait pas l’ouvrir. Elle voulait l’ouvrir, pourtant. Quels étranges paradoxes tournaient dans sa tête sans cesse ; bizarre, également, le fait qu’elle se sente si triste alors qu’elle n’avait jamais vraiment connu ce qu’elle avait perdu. Depuis sept ans déjà, elle vivait sans mère, sans la moindre idée de ce que pouvait être l’amour maternel prodigué par des mains de femmes, des caresses douces glissant sur sa joue, des baisers offerts du bout des lèvres, avec délicatesse. Bien entendu, elle avait tout ça. Mais c’était… différent. Un bruit au rez-de-chaussée la tira de ses songes, elle sursauta, manquant de faire tomber le petit livre. Heureusement, elle le serra bien fort entre ses mains, hésitante, presque tremblante. D’un geste vif, elle souleva un coin de son matelas, cachant le livre en-dessous sans autre forme de procès, attrapant n’importe quoi pour faire mine d’être occupée. Bien entendu, son père ne la réprimanderait pas si c’était une bêtise de se servir ainsi – il ne l’avait jamais fait jusqu’alors, la fille Lancaster ne savait même pas à quoi pouvait ressembler son père en colère. Mais ça le blesserait, s’il la voyait avec ça ; ça le blesserait de cette tristesse qui menaçait parfois de le submerger, qu’elle voyait briller au fond des yeux – cette même tristesse qu’il terrait si bravement en lui. Elle était là, spectre d’une époque lointaine et passée, éternelle cicatrice de la triste histoire qui entourait son existence.

« Je reste persuadée que j’aurais mieux fait de ne pas te suivre. » Persifla-t-elle entre ses lèvres, mâchoires serrées dans un stress atroce qui lui rongeait déjà les entrailles. Rares étaient les fois où elle était sortie du chemin tout tracé par son père, par la garde rapprochée qu’il avait mise sur elle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Du sentiment d’emprisonnement, était né bien entendu, un sentiment de sécurité qui l’avait brutalement désertée à l’instant même où elle avait posé un pied en dehors de ces limites-là. Qu’avait-elle fait ? Depuis le matin, son père n’était pas rentré à la maison, sûrement trop occupé par ses nouvelles responsabilités (que Talisa trouvait fortement déplaisantes, d’ailleurs, des fois, ne manquant pas de souligner un certain agacement selon les occasions), et voilà que le crépuscule pointait dangereusement à l’horizon, et qu’elles étaient toujours dehors. Sade était indéniablement une mauvaise influence, devant laquelle toute l’assurance de la jeune Lancaster s’effritait plus qu’il ne l’aurait fallu – voilà que ce soir, elle s’était laissée entraîner dans des quartiers de Radcliff qui ne lui plaisaient guère. Pourtant, elle les avait sûrement déjà traversés (on faisait vite le tour d’une ville pareille), mais ç’avait été accompagnée de ses habituels gardes du corps, qu’elle avait délibérément abandonnés aujourd’hui. Sade lui avait promis qu’elles allaient s’amuser, petite voix perfide sifflant à son oreille, glissant un voile de liberté à l’esprit de la jeune rousse. Liberté qu’elle chérissait – liberté qu’elle détestait, car naissait forcément dans le sillage de celle-ci, cette brusque impression de vide et d’insécurité. Pauvre petite Lancaster, perdue et désemparée, certainement pas à la hauteur d’être la digne fille de son père. Elle jeta un énième regard par-dessus son épaule, avant que Sade ne souffle bruyamment, attrapant son bras. « Oh mon dieu, je te pensais moins froussarde que ça, quand même ! Tu m’as suivie après tout, allez ce sera marrant, tes chiens de garde ne vont pas mourir de t’avoir perdue pour quelques heures. » Une moue perplexe passa le visage de Talisa, pour sûr, à son retour elle ne manquerait pas de se faire reprendre ; il lui resterait alors à les convaincre de ne rien dire à son père – pour ça, elle serait prête à les menacer de les faire renvoyer, ou quelque chose de ce genre. C’était perfide, peut-être bien, mais mieux valait que ce soit eux plutôt qu’elle. « Hardin a vraiment fait de toi une loque, à moins que tu aies déjà été une trouillarde avant. » Au vu du regard malicieux de Sade, elle savait qu’elle avait visé au bon endroit ; Talisa se rembrunit, comme si elle acceptait l’insidieux défi confié par sa compagne. « Je suis sure que tu vas préférer cette soirée à n’importe quel truc que tu liras dans tes bouquins. » Difficile d’imaginer que des êtres aussi opposés que Sade et Talisa aient pu trouver un terrain d’entente, mais toutes les deux plongées dans un univers aussi austère que la Hardin Christian School, elles avaient fini par s’entendre, se compléter et s’opposer à la fois ; Talisa avait appris une certaine rigueur à Sade, elles avaient longuement étudié ensemble, Sade ne manquant pas de souligner son ennui (mais pressée de quitter les murs de cette école, elle avait fini par faire un effort). Aujourd’hui, Sade semblait vouloir lui retourner la faveur, ou lui montrer une autre phase du monde.

Elle avait couru vite, si vite que son cœur tambourinait encore dans le fond de sa poitrine. Comment avait-elle pu retrouver le chemin de chez elle ? Elle n’en avait aucune idée, tout se floutait à son esprit, tout se précipitait dans ses souvenirs. L’amertume lui brûlait encore la gorge ; ou peut-être étaient-ce d’atroces larmes de culpabilité et d’horreur, qui charriaient la frontière de ses paupières. Vivement, Talisa venait de claquer la porte de sa chambre, fermant la fenêtre de celle-ci avant de clore également ses rideaux, comme désireuse de laisser le monde extérieur derrière elle. Croisant fermement ses bras autour de sa poitrine, l’estomac encore retourné par sa course précipitée, la jeune Lancaster se laissa tomber sur son lit. Encore maintenant, elle sentait ses membres trembler intensément, les péripéties de sa soirée revenir à ses yeux. Quelle idiote elle avait été, de parler de ce type à Sade, de s’être laissée convaincre d’y retourner encore une fois. Trois fois seulement. Mais déjà assez pour défier toujours plus l’autorité et la confiance de son père. Sade l’avait abandonnée, pour les beaux yeux du premier mec qui s’était mis entre elles – Eremon avait été une compagnie agréable, certes… jusqu’à ça. Le moment fatidique. Brusquement elle se releva, inspirant profondément – elle ne voulait pas s’en rappeler. Elle voulait effacer cette soirée de sa tête, revenir à la précédente, où ils avaient passé de longues heures à parler. A parler de littérature – ce qui semblait si bien les rassembler. Ce qui n’était qu’une vague image de la réalité, comme elle l’avait appris au fil des récits d’Eremon. Elle aurait dû se douter, se douter cependant qu’un homme ayant autant voyagé était forcément… louche. De rage, elle arracha son fin gilet de ses épaules, pour le balancer à l’autre bout de sa chambre avant de coller ses mains encore sales contre son visage. Il l’avait pourtant protégée de ces pauvres types qui avaient cru bon de l’aborder, et de l’emmerder – elle, Talisa Lancaster, à croire que ces crétins ne savaient pas qui elle était. Ou plutôt, qui était son père… Elle, elle n’était pas grand-chose, juste une étudiante du coin, une gamine surprotégée, ignorant le monde et ignorée de celui-ci. Mais la liberté lui avait tout coûté – elle ne voulait plus jamais faire ça ; elle ne pouvait de toute manière pas se fier à Sade. Ni à Eremon. Il lui avait menti. Il était l’un d’eux. Ses mâchoires s’entrechoquèrent à lui en faire mal, elle s’allongea brusquement sur son lit, enfonçant sa tête dans un oreiller – si son père rentrait d’ici peu, il fallait qu’elle parvienne à faire comme si de rien n’était. Masquer sa déception, son horreur cependant, semblait impossible. La peur bourdonnait encore à ses oreilles, le dégoût au fond de ses tripes. Elle le détestait, maintenant. Pourtant, elle avait comme le sentiment d’avoir laissé quelque chose derrière elle en s’enfuyant à toutes jambes devant lui ; une part d’elle, de ce qu’elle était. Ou non, de ce qu’elle pouvait être, si elle le voulait bien. Elle ne savait pas – et de toute manière, elle ne voulait pas savoir. Elle ne voulait pas le revoir – jamais, jamais plus ; et c’était mieux comme ça. Le monde que lui avait construit son père était finalement bien préférable à celui de dehors ; lui au moins, il ne la trahirait jamais – il ne lui avait jamais menti et elle savait qu’il ne le ferait jamais. Ils étaient une famille après tout, elle était sa fille ; Eremon n’était personne. Plus personne.