La moitié du corps glissé sous une antique Chevrolet dont il avait à moitié démonté la carcasse pour mieux la remonter plus tard, Altaïr s’appliquait à détacher ce qui devait l’être, minutieux comme un horloger. Il avait beau ne pas être quelqu’un de très fin, la mécanique, c’était un sport de précision, et gare à celui ou celle qui venait le déranger pendant qu’il travaillait. Il détestait qu’on le sollicite alors qu’il avait les bras plongés dans ses moteurs, ou bien qu’il se concentrait sur des branchements délicats qui nécessitaient toute sa concentration et qui mobilisaient le peu de patience qu’il avait. Déjà qu’en temps normal, ça n’était pas fameux, mais il supportait difficilement qu’on vienne le tirer de ses affaires pour pas grand’ chose – « pas grand’ chose » devenant, dans ces cas-là, tout ce qui n’avait pas une importance vitale.
Alors, ce ne fut pas du tout avec de bons sentiments qu’il accueillit la sonnerie de son portable. On ne l’appelait sur son téléphone que dans la sphère du privé, tous ses clients ne connaissant que le numéro du garage. Et il se demandait bien laquelle de ses connaissances pouvait avoir besoin de lui à cette heure-ci. En laissant échapper un soupir agacé, il posa les mains au sol et poussa, faisant glisser la planche montée sur roulettes où il était allongé. Se relevant prestement, il attrapa un chiffon déjà plus très propre et essuya ses mains avant de se diriger vers son plan de travail et d’attraper l’objet qui vibra dans sa main. Il jeta un coup d’œil rapide à l’écran et haussa un sourcil en reconnaissant le nom, se demandant bien ce que ce chasseur lui voulait. Ils avaient fait quelques traques ensemble depuis qu’il était arrivé, quelques mois plus tôt, mais rien qui justifie un coup de fil pareil. En silence, il se contenta de décrocher et d’écouter ce que l’autre avait à dire.

- Downer, t’es où ? Y a la réunion de la Squad dans dix minutes, t’es passée où ?

Le mécanicien plissa les yeux, perplexe. La Gunpowder Squad, il en avait entendu parler, bien entendu, mais il n’en faisait pas partie – pas en ville depuis assez longtemps, pas encore assez digne de confiance aux yeux du maire et de ses sbires, pas assez ci ou trop ça, bref : il n’était pas membre de ce groupuscule et ça ne lui pesait pas plus que ça. En revanche, qu’on cite son nom de famille comme s’il était une part éminemment importante d’il ne savait quelle branche de la Squad, ça, c’était surprenant.

- T’as pas le bon numéro, Greenberg.

Il y eut un silence pendant une seconde, comme si l’autre se demandait ce qui était en train de se passer. Ca énervait d’autant plus le hunter – comme s’il avait besoin de ça. Finalement, son « collègue » reprit la parole.

- Désolé, j’me suis trompé de Downer.

Cette fois, Altaïr tendit l’oreille. Des Downer, il n’en connaissait pas beaucoup en dehors de sa famille adoptive, et à dire vrai, il n’avait pas souvenir d’en avoir croisé d’autres. A croire que même cette famille-là qui l’avait recueilli était plus petite qu’il ne l’avait cru, malgré la fratrie dans laquelle il avait atterri.

- Deux secondes. Tu t’es trompé de Downer ?
- Ouais, y a quelqu’un d’autre avec ce nom. Une nana, Isobel. Sérieux, j’irai pas la faire chier, celle-là, elle fout la trouille.

Le jeune homme resta immobile un instant. Isobel Downer, il n’en connaissait qu’une : sa sœur aînée. Enfin, ils n’étaient pas du même sang, bien entendu, mais ils avaient parfois des traits de caractère si semblables qu’on pouvait sincèrement se poser la question quand on ne connaissait pas leur histoire. Ca faisait très longtemps qu’il n’avait pas eu de nouvelles d’elle : elle avait quitté la maison familiale bien avant lui, qui n’avait décollé que lorsqu’il avait atteint sa majorité. Il avait baroudé de droite à gauche, s’établissant dans les garages des villes où il résidait, gagnant sa vie comme il pouvait sans vraiment se soucier du lendemain, se contentant de faire des économies en cas de coup dur. Il avait visité une bonne partie des Etats du pays, était passé par Hawaii, la Louisiane et même rapidement en Alaska, et il n’avait jamais pensé à prendre de nouvelles de ces gens qui l’avaient recueilli alors qu’il ne devait pas avoir plus de deux mois. Cela dit, il partait du principe que s’ils s’inquiétaient pour lui, ils l’auraient contacté bien avant, alors il ne s’était pas tant formalisé de son silence ou du leur. Mais qu’il ait une chance de retrouver sa sœur dans ce coin perdu du Kentucky en revanche, ça, c’était vraiment inattendu. Si inattendu qu’il en resta muet quelques secondes, assez pour que l’homme à l’autre bout du fil doive le tirer de ses pensées.

- Altaïr ? Toujours là ?

Le chasseur aux yeux bleus comme un ciel d’été secoua la tête, se tirant de sa rêverie, et grogna un :

- Ouais. C’est ma sœur, Isobel.

Le silence s’installa une nouvelle fois, jusqu’à ce qu’un « merde » murmuré avec panique ne précède la tonalité signifiant qu’on avait raccroché. Dévisageant son portable avec stupeur, il le rangea dans sa poche et partit se laver les mains, grattant sous les ongles pour ôter le cambouis qui s’y était incrusté. Une fois à peu près lavé, il se changea rapidement, enfilant ses vêtements de civil qui étaient tout aussi sombres que ses tenues de chasse. La seule différence étant les accessoires qu’il arborait de jour et dont il laissait les plus bruyants chez lui une fois la nuit tombée et l’heure de la traque lancée. Il passa la tête par la porte de l’office à l’entrée du garage et fixa son assistante-femme à tout faire. La gamine avait beau ne pas être là depuis longtemps, elle était étonnamment efficace pour quelqu’un sans qualifications.

- Yo Elspeth, j’ai un truc à faire en ville, j’te laisse le bureau pendant deux heures, t’appelle si y a un problème.

Il la savait capable de gérer les ennuis, mais si jamais il s’avérait qu’elle tombait sur un os plus gros qu’elle, il rappliquerait en quatrième vitesse.
Tournant les talons, il attrapa ses clés et se dirigea vers l’endroit où il avait rangé sa moto : une énorme bécane qu’il bichonnait volontiers et qu’il avait modifiée lui-même. Sautant sur la selle, il fit démarrer la bête et roula jusqu’à la sortie de l’entrepôt avant de filer sur la route, direction le centre-ville. Si Isobel était bien en ville, il comptait le vérifier directement à la mairie. Et puis, l’avantage d’être chasseur à Radcliff, c’était qu’on obtenait plus facilement des passe-droits pour vérifier les identités des uns et des autres. Il en profiterait pour voir si certains fantômes de son passé n’étaient pas de retour dans sa vie eux aussi.