ANASTASIA ; 5 ANS ◆ SAINT-PÉTERSBOURG, RUSSIE.

« Anya, qu'est-ce que je t'ai dit ? » La petite blonde observa un silence obstiné, ses yeux d'un bleu perçant restant accrochés à ceux de sa mère. « Je t'ai dit qu'il fallait être gentille avec Nikolaï. » La gamine fronça les sourcils. « Je l'aime pas. Il est méchant. Il fait peur. » Du haut de ses vingt-cinq ans, Yelena Shostakova soupira longuement, exaspérée par l'attitude sauvage de sa fille. « Il n'a jamais été méchant avec toi. » Anastasia fit la grimace et secoua la tête. « Je veux pas être gentille avec lui ! Je l'aime pas, il est méchant, et c'est même pas mon père ! » Un sifflement furieux échappa à Yelena, qui détestait entendre la petite furie parler de son géniteur. « Anya, tu ne discutes pas. Tu vas faire des efforts avec Nikolaï, parce que c'est grâce à lui que tu ne manques de rien. » Anya détourna les yeux. Depuis qu'elle était en âge de comprendre un peu les choses, elle savait que sa mère aurait défendu son amant bec et ongles, et cela quoi qu'il dise ou fasse. Pourtant, ce n'était pas quelqu'un de bien. C'était évident, même pour une enfant d'à peine cinq ans. Elle l'avait vu violenter des gens, et il avait une façon de la regarder qui lui faisait froid dans le dos. Elle ne l'aimait vraiment pas, et ça ne l'intéressait pas de faire des efforts pour se faire bien voir. Il pouvait bien les garder, ses jouets, ses beaux vêtements et ses autres cadeaux, elle n'en voulait pas. Tout ce qu'Anya voulait, c'était être une petite fille comme les autres avec un père et une mère aimants, des amis et une petite maison dans un quartier tranquille de Saint-Pétersbourg. Au lieu de cela, elle vivant dans un immense manoir, qu'elle trouvait austère, toujours plein d'hommes et de femmes qui ne lui inspiraient pas confiance. Et voir sa mère avec Nikolaï, ça lui donnait envie de vomir, ça lui retournait le cœur. Elle avait bien compris que Nikolaï, il ne la traiterait jamais comme sa fille – elle était, au mieux, un petit parasite dont il ne pouvait pas se débarrasser. Alors Anya, elle voulait bien rester silencieuse et faire comme si elle n'existait pas, mais il ne fallait pas lui en demander davantage. « Tu comprends ? » « … oui, maman. » Yelena détestait cette façon que la petite avait d'accentuer le qualificatif, comme si elle se moquait d'elle, comme si elle ne la considérait pas vraiment comme sa mère, sa maman. Parfois, ça lui faisait monter les larmes aux yeux, et elle se demandait si elle n'avait pas commis une belle erreur en acceptant de vivre une vie de princesse aux côtés d'un grand seigneur de la mafia russe. « C'est bien. Bon... tu veux qu'on aille se promener au Jardin d’Été ? » « Non. J'ai pas envie d'y aller avec toi. »

ANASTASIA ; 10 ANS ◆ SAINT-PÉTERSBOURG, RUSSIE.

Recroquevillée sur elle-même, la tête entre les jambes et les mains plaquées sur ses oreilles, Anya se balançait d'avant en arrière en chantonnant d'une voix tremblante une vieille berceuse russe. Il lui semblait que cela faisait des heures que les hurlements résonnaient dans les couloirs de la maison. Des cris de douleur à lui en glacer le sang, parfois accompagnés de bruits de coups donnés. Elle savait ce qu'il se passait. Ce que Nikolaï et ses hommes étaient en train de faire. Il y avait encore des gens qui n'avaient pas payé leurs dettes, ou qui avaient contrarié le mafieux. De pauvres gens qu'il martyrisait, comme le parfait petit tyran qu'il était. La mafia, Anya commençait à comprendre ce que c'était. Des criminels, des personnes qu'il fallait fuir, des hommes et des femmes qu'il fallait éviter... et qu'elle fréquentait tous les jours. Il y en avait qu'elle aimait bien. Comme Vassili, qui ressemblait à un ours mais qui pensait toujours à lui ramener quelques friandises à chaque fois qu'il passait chez eux. Ou Natalia, la jolie prostituée qui lui offrait souvent des poupées et lui apprenait comment discipliner ses boucles blondes... Mais peut-être que c'était Vassili qui donnait les coups. Peut-être que c'était Natalia qui les encaissait parce qu'elle n'avait pas rapporté assez d'argent ce mois-ci. Ce ne serait pas la première fois, pas la dernière non plus. « Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit... » Quand Anya n'arrivait plus à réciter sa berceuse, elle se mettait à compter jusqu'à ce que ça s'arrête. Jusqu'à ce que le silence retombe lourdement dans le manoir. Cent un, cent deux, cent trois, cent quatre... ce jour là, ça ne s'était pas arrêté. Ce jour là, Anya avait craqué, et elle s'était précipitée hors de sa chambre en hurlant elle aussi, hurlant qu'elle voulait que ça s'arrête, qu'elle n'en pouvait plus. Elle avait déboulé dans le salon en braillant comme une banshee, et Yelena lui avait ordonné de fermer les yeux, de ne pas regarder. Instinctivement, elle avait obéi et fermé les yeux, et sa mère l'avait prise à bras-le-corps pour la traîner hors de la pièce. Elle l'avait foutue dehors, dans la cour, dans la neige et l'air glacé de Saint-Pétersbourg, pour qu'elle se calme, pour qu'elle ne voie rien. Anya, elle était restée dans le froid jusqu'à ce que Vassili vienne la chercher, et ses chaussures tâchées de sang avaient laissé de vilaines traces écarlates dans la neige immaculée.

ANASTASIA ; 15 ANS ◆ SAINT-PÉTERSBOURG, RUSSIE.

« Maman ! Maman, arrête, tu peux pas me demander ça ! » Dans les bras d'Anya, un bébé d'à peine quelques jours qui n'arrêtait pas de pleurer.  « Je me suis jamais occupée d'un bébé, je peux pas... Je peux pas m'occuper d'elle ! Reprends-la, s'il te plaît ! » « Il faut que tu prennes soin d'elle, Anya. Je peux pas. » Du mieux qu'elle le pouvait, l'adolescente berçait le nouveau-né, qui s'était accroché à ses cheveux nerveusement.  « C'est ta fille, pas la mienne ! Maman... ! » Yelena avait donné naissance à sa seconde enfant quinze ans après la première, et elle semblait complètement dépassée par la situation. Alors elle n'avait rien trouvé de mieux à faire que la donner à sa fille aînée, malgré les protestations presque hystériques de celle-ci.  « Je ne sais pas comment m'occuper d'un bébé, reprends-la, reprends-la ! » « Anya ! Je ne peux pas ! Elle n'arrête pas de pleurer et... ça agace Nikolaï. » Anya crut qu'elle allait se mettre à hurler. Ça agaçait Nikolaï. À quoi s'attendait-il ? Il s'agissait d'un bébé, d'un nouveau-né, évidemment qu'elle allait pleurer ! « Il voulait un garçon... » Elle la dégoûtait. Anya avait une telle aversion pour sa mère qu'elle ne supportait plus de la regarder tant elle lui faisait pitié, elle était complètement soumise à son compagnon, au point d'en négliger les deux choses qui auraient dû compter le plus pour elle – ses enfants.  « T'es pathétique. » Anya avait fini par serrer le bébé contre sa poitrine, en la berçant nerveusement.  « T'as rien d'une mère. J'suis même pas sûre que tu sois une bonne pute. » Parce que c'était bien ce qu'elle était pour Nikolaï, non ? Toujours à répondre à ses moindres désirs, à le laisser la – les – cogner si ça pouvait lui faire plaisir... Elle ne se servait même pas de sa mutation contre lui, elle était purement et simplement lâche.  « Je te préviens... Si je m'occupe de Sasha, tu t'en mêles pas. Tu l'abandonnes, alors t'as rien à dire... Rien. » Elle était furieuse, et terrifiée de se retrouver avec un nourrisson sur les bras, mais elle n'allait certainement pas abandonner la petite, parce qu'elle était de toute évidence la seule à pouvoir s'en occuper correctement.  « Tu me dégoûtes, tu peux pas savoir à quel point j'ai honte de porter ton nom. »

ANASTASIA ; 20 ANS ◆ SAINT-PÉTERSBOURG, RUSSIE.

Le canon de l'arme braqué sur le poitrail de Nikolaï, Anya n'avait pas flanché. Elle n'avait pas flanché, malgré les insultes que le mafieux lui avait craché à la figure, malgré l'hystérie de sa mère et les larmes qui roulaient sur ses joues. Parce qu'accrochée à sa jambe, il y avait la petite Sasha. « Anastasia ! Je t'en prie, lâche cette arme ! Mais enfin, tu as perdu l'esprit ? Tu lui as brisé le poignet, est-ce que tu t'en rends compte ?! Qu'est-ce qui te prends ? » « Tu le sais très bien !! Tu le sais très bien, et t'es qu'une garce, tu l'aurais laissé faire... ! » Elle avait vu la honte et la culpabilité au fond du regard de Yelena, mais ça ne l'avait pas touchée. « J'avais sept ans... J'avais sept ans quand il s'est introduit dans ma chambre en pleine nuit pour la première fois... Tu savais ! Tu savais et tu l'as laissé faire, t'as jamais rien fait pour me protéger, et t'aurais rien fait pour la protéger elle non plus ! T'es minable, mais j'suis pas comme toi. Si ce connard crois que je vais le laisser lui faire ce qu'il m'a fait, il se met le doigt dans l'œil et jusqu'à son petit cerveau de pervers ! » Elle avait le doigts posé sur la gâchette, elle aurait tiré si Nikolaï n'avait fait que hausser un sourcil. Il n'était pas question qu'elle le laisse traumatiser Sasha, qu'il avait toujours traitée comme une moins que rien – au moins, il n'y avait pas de traitement de faveur pour l'une ou l'autre des sœurs. « Sasha, personne ne la touchera jamais, vous entendez ?! Personne ! » Personne. Quand Anya avait décidé qu'elle prendrait soin de Sasha, elle avait décidé qu'il ne lui arriverait rien, qu'elle ne laisserait personne lui faire du mal, qu'elle la protégerait au mieux de l'univers violent dans lequel elle allait grandir. Elle aurait voulu pouvoir l'emmener loin de Saint-Pétersbourg, loin de la Russie même, mais elle était pieds et poings liés. Elle ne pouvait pas faire un pas sans qu'on ne la suive, elle ne pouvait rien faire sans que cela remonte jusqu'aux oreilles de Nikolaï. Nikolaï, qui avait décidé d'exploiter son brillant intellect en la forçant à faire les comptes de la mafia, à réguler leurs trafics... Involontairement, elle s'était retrouvée aussi hors la loi que les autres, les mains pleines de sang également. Elle ne s'était jamais rebellée, parce que tant qu'elle faisait ce qu'il attendait d'elle, Nikolaï laissait Sasha tranquille. Mais puisqu'il n'avait pas tenu sa part du marché, elle na la tiendrait pas non plus. « Si t'oses la toucher, connard, je te jure que je ferai en sorte que tu puisses plus jamais te servir de ce que t'as entre les jambes. De toute façon, t'as rien d'un homme. Je te traiterai même pas d'animal, ce serait les insulter. T'es rien qu'une pourriture, tu mériterais juste que je te fasse sauter la cervelle ! »   Elle ne pouvait pas. Parce que Nikolaï était un parrain de la mafia, et que si elle le tuait, c'était toute sa bande qui lui tomberait dessus. Alors rien que parce qu'il ne méritait certainement pas qu'elle et Sasha meurent pour lui, elle allait le laisser vivre.

ANASTASIA ; 25 ANS ◆ SAINT-PÉTERSBOURG, RUSSIE.

Étendue dans une flaque de sang, Anya peinait à respirer. Elle n'était pas médecin, mais la balle avait dû se loger dans une partie sensible de son anatomie. Nikolaï était penché au dessus d'elle, pendant qu'elle luttait respirer, se redresser, bouger. Quelques semaines. C'était tout ce qu'il avait fallu à son existence pour passer de fiasco à cauchemar. Yelena était morte, comme ça, d'une maladie foudroyante. Ça ne lui avait pas fait grand chose à Anya, cela faisait bien longtemps qu'elle s'était complètement dissociée de la femme qui l'avait mise au monde. Qu'elle se soit décidée à lui avouer l'identité de son père sur son lit de mort ne l'avait pas apitoyée le moins du monde, pas plus que cela n'avait éveillé en elle un quelconque amour filial. Elle lui avait dissimulé son identité toute sa vie, elle avait été jusqu'à prétendre que l'homme un question – un dénommé Roman Griske – était mort depuis des années pour qu'elle cesse de l'interroger à son sujet. Ses mises en garde à son propos n'avaient eu aucun impact, Anya s'était décidée à partir à sa recherche à la minute où elle passerait l'arme à gauche. Sauf que naturellement, Nikolaï s'en était mêlé. Il lui avait arraché Sasha, avait menacé de lui faire subir toutes les horreurs du monde si elle ne continuait pas à travailler pour lui. Le temps de trouver une solution, Anya s'était pliée à ses exigences, songeant avec amertume qu'elle aurait aimé avoir hérité d'une mutation pour lui faire payer son arrogance et sa malveillance. Elle avait très sincèrement cru qu'elle pourrait récupérer Sasha sans embûches ce jour où Nikolaï était absent. Sauf que l'enfoiré lui avait tendu un piège, et à peine avait-elle mis un pied dans la pièce où était retenue sa sœur qu'il lui avait tiré dessus, dans l'abdomen. Pendant une minute, Anya s'était mise à philosopher sur le sens ridicule de son existence, le mafieux penché au dessus d'elle avec un sourire dont le sadisme faisait froid dans le dos. « Ça t'apprendra à faire la maligne, petite garce. J'sais pas pourquoi j'ai attendu dix ans pour te descendre. Et ta mère qui disait que je faisais jamais d'efforts pour lui faire plaisir... Trop bon trop con. » « Va crever, connard. » « Tu confonds nos rôles, Nastya. » Elle avait toujours détesté quand il l'appelait comme ça, comme si elle était un animal de compagnie. Faute de pouvoir faire quoi que ce soit, elle s'était contentée de le foudroyer du regard – quitte à mourir, autant mourir avec dignité. Elle ne le supplierait pas de l'épargner, ça lui ferait bien trop plaisir. Quand le coup avait claqué, elle n'avait pas compris pourquoi elle était encore... eh bien, en vie. Ce n'était qu'au moment où Nikolaï s'était effondré qu'elle avait vu la petite Sasha, le visage baigné de larmes, une arme dans la main. Elle avait récupéré le revolver armé que sa sœur avait lâché après avoir été touchée, et elle avait tiré. Parce que Nikolaï n'avait jamais été un père pour elle, parce qu'il lui faisait peur, parce que c'était un monstre. Paniquée, la petite avait alors lâché l'arme, sa mutation lui avait échappé et la pièce avait gelé. En sanglotant, Sasha s'était précipitée à l'extérieur pour aller chercher Vassili, pendant que sa sœur et son père mourraient à petit feu.

ANASTASIA ; 25 ANS ◆ RADCLIFF, USA.

Roman Griske. C'était dans une petite ville perdue dans un coin des États-Unis que ce nom les avait menées, Sasha et elle. Vassili les avaient aidées à quitter le pays, après avoir sauvé la vie d'Anya in extremis en la conduisant à la clinique la plus proche, des semaines plus tôt. Puis il avait conduit les deux sœurs à l'aéroport et leur avait fait ses adieux définitifs – lui aussi, voulait changer de vie. Il leur avait fourni de nouveaux papiers, une partie de l'argent sale de Nikolaï et toutes les pistes qu'il avait été en mesure de trouver sur le père d'Anya. Son pays, Anya ne l'aimait pas, alors ça ne lui faisait pas grand chose de le quitter. Sa petite sœur l'accompagnait, et c'était la seule chose qui comptait réellement. Elles étaient enfin libres, libérées de la terrible emprise de Nikolaï sur elles. Radcliff, c'était vraiment un drôle de coin. Pour une petite ville, c'était drôlement agité, toutes ces querelles concernant les mutants échappaient complètement à Anya, ça lui semblait dérisoire comparé à tout ce qu'elle avait vécu en Russie. Ce n'était de toute façon pas pour s'en mêler qu'elle était venue s'y installer. Tout ce qu'elle voulait, c'était enfin apprendre qui était son père – est-ce qu'il savait qu'elle existait et n'avait tout simplement pas voulu s'occuper d'elle ? Est-ce que Yelena ne lui avait jamais rien dit ? Ça ne l'aurait pas étonnée, sa mère n'avait jamais rien fait de bien. Toutes ses erreurs, c'était elle qui avait dû les corriger. Cette erreur là, elle allait changer sa vie. Peut-être pour le meilleur, peut-être pour le pire – encore qu'elle avait traversé l'enfer tant de fois que ça ne lui faisait même pas peur, mais il fallait qu'elle sache. Il fallait qu'elle sache, parce que le secret qui entourait ses origines la rongeait depuis qu'elle avait été en âge de comprendre qu'elle n'avait pas de père, que Nikolaï n'était pas son père. Elle avait un vide à combler, peu lui importait de le combler avec de l'or ou des ordures. La vérité valait toujours mieux que l'ignorance ou un mensonge égoïste.