La nuit avait été particulièrement mauvaise et Ivory n’aurait pas su dire pourquoi. Elle ne savait si c’était l’après-midi au parc en compagnie d’Adrian et d’Aurora qui avait déterré trop de souvenirs ou bien si c’était d’avoir simplement recroisé le chasseur ou encore tout autre chose. Depuis longtemps, elle avait renoncé à comprendre ce que son cerveau essayait de lui dire pendant qu’elle dormait, c’était peine perdue. Décrypter des hiéroglyphes était plus facile tant qu’on avait un bon bouquin et les bouquins pour décrypter les rêves, à son sens, c’était une vaste connerie tout juste bonne pour se divertir à l’occasion quand elle avait bu un verre de trop. Merci Seth pour ce cadeau inutile mais fort drôle. Au moins, ça passait le temps de temps en temps.
S’extirpant de son lit de mauvaise grâce en voyant l’heure, tout en sachant qu’elle n’arriverait pas à se rendormir, elle alla prendre une douche, histoire de se sortir du brouillard, en vain. Même le café n’y faisant pas, elle se décida à faire quelque chose qu’elle n’avait pas fait depuis longtemps. Courir. Après tout, ça lui avait toujours permis de se remettre les idées en place et de dépenser un excédant d’énergie, voire simplement s’évader un peu, autrement qu’en fumant plus d’herbe qu’un rasta.

Changée, elle descendit les étages de son immeuble et partit faire son tour habituel, elle n’en changeait que rarement. Sûrement pas une bonne idée en soi d’être aussi prévisible mais bon. Musique dans les oreilles, ses pieds martelant le sol, elle ne faisait attention qu’à l’endroit où elle posait les pieds et à ne heurter personne. Le minimum syndical pour avoir la paix quand on avait envie de solitude.
Comme toujours, sa course la mena au parc. Entre le dessin et la course, elle en connaissait tous les aspects de ce lieu. C’était une sorte de sanctuaire à ciel ouvert. C’était franchement agréable. Ce n’est que lorsqu’une silhouette se planta devant elle qu’elle s’arrêta. C’était volontaire, elle détestait ça et c’était franchement dangereux comme attitude. Elle recula d’ailleurs rapidement sans se faire prier, insultant intérieurement le type en face d’elle pour lui foutre les jetons de cette façon. Ce n’est que lorsqu’elle leva un regard agacé et décidé qu’elle s’aperçut de qui était devant elle. Elle ne l’avait pas vu depuis des années mais, elle n’avait certainement pas oublié ses traits.

- « Qu’est-ce que tu fous là Shaun ? »

Pas de papa, pas de politesse, il ne méritait rien de tout ça. Elle ne voulait pas le voir, pas lui parler. En fait, elle le préférait très loin d’elle et pour cause. Son passe-temps, elle ne l’aimait pas franchement. Oui, Seth avait cafté et à raison.

- « Tu as oublié la politesse Alice ? »

- « C’est Ivory. Et toi, tu as oublié ce que c’était qu’être un père ? Ah oui, c’est vrai, je ne vaux pas autant que ta fille et ton fils. »

- « Tu es ma fille également. »

- « Dans une autre vie. Vas donc faire chier quelqu’un d’autre. Mieux, dégage de cette ville. Ce n’est pas comme si tu allais manquer à quelqu’un et ça fera une ordure de moins. C’est pas comme si Radcliff en manquait. »

Elle toisait son père, verte de rage alors que ça ne faisait que quelques secondes qu’ils se parlaient. Il était contrarié. Tant pis pour lui. Elle ne lui devait rien, pas même la politesse la plus élémentaire.

- « J’ai fait ça pour te protéger. »

- « Mon cul, vas donc déballer tes excuses à qui veut les entendre. Essaie pas de me faire croire que tu regrettes, t’en as rien à battre. Tu t’es tiré quand j’avais besoin de toi. T’as jamais donné signe de vie et tu veux quoi, exactement ? »

Plus elle s’énervait, plus il cherchait à se justifier. Excédée, la gifle retentit dans le silence du parc. Elle était effarée d’avoir osé et lui était stupéfait, pris au dépourvu. Il saisit ses deux mains, l’obligeant à se rapprocher.

- « Tu me lâches Shaun ! »

- « Tu te contrôles, c’est bien. »

- « Même pas surprenant que tu saches... Lâche-moi et dégage ! »

Elle tirait sur ses poignets, tentant de le faire lâcher prise. Elle ignorait totalement qu’ils avaient un spectateur, autant que son père qui était sûr, comme toujours d’agir pour le mieux, trop absorbé par sa conversation.

Elle tenait bien serré entre ses doigts la boîte arrondie qui contenait ses pilules contre les insomnies , et la fixait déjà depuis un quart d'heure quand elle se décida enfin à la poser sur la table de chevet à côté de son verre d'eau et d'autres comprimés. Cela faisait quelques mois maintenant qu'elle ne cassait plus rien au saut du lit, quelques mois que le mur d'en face n'avait pas vu quoi que ce soit se briser contre sa surface lisse et verdoyante. Une personne positive y aurait vu du mieux, et c'est plus ou moins ce qui lui a permis de sortir de l'établissement où elle se "reposait" pour regagner son foyer.

Sauf que les premières nuits avaient été extrêmement difficiles, et elle avait replongé dans certains travers. Mais l'envie d'aller mieux, la peur de retrouver la misérable chose qu'elle avait été juste après la mort de son mari, la poussait à ne pas se laisser aller. Et cette nuit, elle avait fini par s'endormir naturellement, à force de pleurs. Elle ne voulait plus jamais, oh grand jamais revivre cela et traverser une nouvelle fois cette période sombre. Non, c'était fini. Et elle n'avait pas envie de vivre sa vie à dépendre de cachets pour réussir à retrouver un semblant de paix. Vivant un peu recluse, elle ne s'était pas rendue compte à quel point cela lui était néfaste. Jusqu'à hier. Elle ne se souvenait plus quand, ni comment c'était arrivé, mais ce fut comme un choc, et la prise de conscience l'avait fait pleurer, pleurer si fort qu'elle avait fini par fermer ses yeux gonflés de larmes, épuisée.

Aujourd'hui, elle n'allait pas forcément mieux, mais elle se sentait au moins légèrement reposée. Un coup d’œil lancé sur l'affichage de son radio-réveil lui appris qu'il était encore assez tôt. Mais voilà, elle n'avait plus sommeil, ou ne voulait plus dormir. Et ne disait-on pas que parfois, pour réussir à panser le cœur, il fallait parfois traiter le corps? Ses yeux lui faisaient mal, piquait encore, alors, difficilement mais sûrement, elle fit un pas devant l'autre, et alla se passer un peu d'eau fraîche sur le visage. Elle ouvrit un paquet de céréales, une fois dans la cuisine, mais voir la nourriture lui donnait parfois encore la nausée. Elle n'insista pas, l'appétit viendrait peut-être un peu plus tard, quand elle aurait été faire son footing? Parce que c'était la décision qu'elle avait prise, tout ce temps qu'elle avait pris en rêvassant et en tenant le flacon pharmaceutique dans ses mains.

Car elle n'avait pas passé uniquement son temps comme une apathique à observer les détails du caducée illustrant l'étiquette de l'emballage, mais l'avait mis à profit pour prendre cette décision. Une rapide douche fit l'affaire, et déjà elle emportait le matériel nécessaire à la course, dans un petit sac qui trônait dans son dos. Sucre, trousse à pharmacie de poche et bouteille d'eau. Elle n'avait pas pris d'écouteur ni même de mp3 en poche pour écouter un peu de musique pour cadencer ses pas, elle n'en avait pas besoin et voulait être à l'écoute de son cœur, de ses battements de cœur qu'elle pensait éteints à tout jamais dés lors où elle s'était recueillie sur la tombe de Mike, n'ayant même pas pu assister à son enterrement. C'était là qu'elle avait percuté qu'il ne serait plus jamais auprès d'elle.

Refoulant une salve de larmes qui menaçait de pointer le bout de son nez, elle sortit de chez elle, avait refermé la porte à clé une dizaine de fois, rien que pour être sûre, et avait commencé à courir par petites foulées jusqu'au parc de la ville. Il faisait bon, la journée promettait d'être agréable pour tous ceux qui étaient heureux en ce moment, du moins, c'est ce qu'elle pensait encore une fois arrivée là-bas.

Elle ralentit l'allure et trouva un banc sur lequel elle s'installa un moment pour reprendre quelques forces et boire un peu d'eau. Cela faisait un moment qu'elle n'avait pas désencrassé son corps de la sorte et elle avait manifestement perdu la main. Elle profita de ce moment de solitude plus agréable que celle dans laquelle elle s'était volontairement emmurée depuis quelques temps, et se sentit sereine pour la première fois depuis bien longtemps.

Mais bientôt une légère "altercation" attira son attention. De son point de vue, un homme, plus âgé qu'une jeune femme, venait de lui rentrer dedans, par pur plaisir de l'importuner. Elle se fit toute petite, histoire de se montrer discrète cependant, en cas d'agression, elle ne pourrait pas laisser passer cela. Elle n'aimait pas la bagarre, mais elle n'allait pas laisser une jeune femme se faire agresser par un type qui aurait bien l'âge d'être son père.

Elle savait que ce n'était pas bien, mais un peu curieuse, elle tendit l'oreille et finit par distinguer une partie de la conversation et finit par comprendre qu'il s'agissait justement de ce type de relations. Cela dit, c'était assez surprenant, ils ne devaient pas beaucoup s'apprécier, à se parler ainsi... De soulagement, elle soupira, il n'était donc pas histoire d'un vieux pervers à pourchasser. C'était déjà cela et le reste ne la concernait pas. Elle aurait donc dû ne pas écouter la suite, voire même partir mais...

Tout alla bien trop vite pour elle. La gifle, le père qui se saisit des poignets de sa fille, une histoire de contrôle qu'elle ne comprenait pas bien, et surtout une violence affichée, qui promettait de croître à en juger la scène. Eléa s'était levée d'un bond, comme montée sur ressort, et c'est en pilotage automatique qu'elle venait de se planter à leurs côtés.

Comment arrivait-elle encore à conserver son calme malgré les tensions latentes? Toujours est-il qu'elle se racla discrètement la gorge pour signaler sa présence. Simple "geste" de politesse, car déjà ses ongles s'étaient plantés dans la chair de l'homme, machinalement.

-Il semblerait que cette demoiselle aimerait que vous la laissiez tranquille... Il serait préférable que vous exauciez son vœux et partiez, sinon..., fit-elle sur un ton autoritaire.

Sinon quoi? J'allais lui mettre mon poing dans le visage? Je risquerais de me casser le poignet, s'il était robuste, tout au plus.

-Sinon je me verrais dans l'obligation de vous faire arrêter. Un membre des forces de l'ordre se trouve à quelques lieux d'ici. Avec le raffut monstre que vous venez de faire, il ne devrait pas tarder à rappliquer, alors si vous ne voulez pas vous retrouver en garde à vue..., gronda-t-elle, ferme et menaçante, tout en s'efforçant de paraître convaincante, car elle avait beau avoir la chance de ne pas trembler, l'idée qu'il puisse l'envoyer au tapis... Elle n'en menait pas large.

Déjà des gens commençaient à se rassembler non loin d'eux, ce qui lui fit éprouver un certain sentiment de sécurité, et lui conféra plus d'assurance encore, que ce soit dans sa posture, dans ce qu'exprimait son faciès ou bien le ton de sa voix. En même temps, elle n'avait pas menti. En arrivant, elle avait avisé la présence d'un policier non loin d'ici, et il ne faudrait pas longtemps avant qu'il rapplique. Elle espérait juste qu'il n'était pas déjà parti...

S’il y avait bien une chose qu’Ivory ne comptait pas faire dans l’immédiat et certainement pas en faisant son jogging, c’était de croiser son père. Jusque là, elle avait été ravie de ne pas le voir. Rien que d’être consciente qu’il était en ville suffisait à l’énerver.
Le jogging, c’était l’activité qu’elle privilégiait réellement pour se vider la tête, évacuer les tensions. Le dessin, la peinture, tout ça était bien beau mais, malheureusement, ça ne suffisait pas à calmer ses nerfs et mine de rien, Ivo était une boule de nerfs. Se faire interrompre pendant cette activité était non seulement très frustrant mais, pas son propre père, c’était encore pire. Alors oui, fatalement, elle ne pouvait que se mettre en rogne, surtout quand on connaissait leur relation quasiment inexistante. C’était un comble de se repointer des années après avoir mis le feu au poudre !
En toute honnêteté, elle ne savait pas comment tout ça allait tourner et elle n’était pas pressée de le savoir. Elle tentait toujours de s’arracher à sa prise quand une main se posa sur le bras de son père. Merde. Ils s’étaient donné en spectacle. Non seulement elle n’en avait eu aucune envie mais elle préférerait très largement que ses problèmes restent dans la sphère privée. Raté, lamentablement même. Alors que les ongles de la femme entraient dans le bras de son père, il relâcha la prise. Ça n’était certainement pas parce qu’il avait mal mais au moins, il lâchait.

La police... remerde ! Elle serra les dents et vit son père en faire de même. Pour lui, elle ne savait pas pourquoi mais pour elle, c’était assez évident. Expliquer aux flics que son père était un connard et s’était tiré quand elle avait eu dix-huit ans probablement parce qu’elle était mutante... mauvais plan, très mauvais même comme plan.
Finalement, il la relâcha et recula avant de s’en aller sans un mot. Pourtant, son regard en disait long, ça n’était pas fini. Il reviendrait la voir. Quand, elle n’en savait rien et elle n’était d’ailleurs pas pressée de le savoir. Il était décidé à parler et ça ne la rassurait pas tellement. Elle ne le voulait pas elle. Elle n’avait rien à dire, elle n’avait que des reproches à lui faire et que de la colère à lui offrir. S’il attendait autre chose, il allait être déçu.
Les gens autour d’elles se dispersèrent alors que son père était parti. Ivory s’autorisa enfin à reprendre son souffle, respirer un peu. Bordel de merde. Elle se tourna enfin vers la personne qui était venue l’aider. À Radcliff, c’était si rare qu’elle en avait été plus que surprise. C’était même du jamais vu à sa connaissance, surtout avec le nombre de hunters qui traînaient partout, pire encore depuis que la GS avait été créée.

- « Merci. De m’avoir aidée j’veux dire. On peut pas dire que ces temps-ci, ce genre de gestes arrivent souvent. Vous êtes un peu cinglée j’dois dire mais merci, vraiment. »

C’était peut-être pas la chose la plus gentille à dire à quelqu’un qui venait de vous aider mais, il fallait dire les choses telles qu’elles étaient, cette femme était cinglée. Peut-être d’ailleurs devait-elle justifier ce petit passage dans ses remerciements ? Histoire de ne pas fâcher la femme qui venait de lui filer un sacré coup de mains.

- « Le prenez pas mal. C’est juste. Les gens ont peur d’aider à cause de toutes les histoires de mutants et de chasseurs. Ils savent plus trop où se situent les choses et j’les comprends. Si j’vous ai dit ça, c’est parce que franchement, vous auriez pu tomber super mal. Heureusement, ce connard n’était que mon père. » Elle soupira. Pour le jogging, c’était foutu. « J’eux vous offrir un café ? Un thé ? N’importe quoi de chaud ? Vu l’heure, j’vous dois bien ça. »

Ivo ne comptait pas sympathiser plus que ça mais, au moins connaître le nom de la personne qui l’avait tiré des emmerdes, ce serait pas mal. D’ailleurs, ce n’était peut-être pas une mauvaise de se présenter. Avec tout ça, elle n’y avait pas pensé un seul instant. On oubliait vite la politesse dans ces cas-là il faut dire.

- « Je m’appelle Ivory et j’vous le redis encore. Merci. »

Parce qu’elle le croyait, parce que quelqu’un qui venait en aide aux autres, il fallait lui montrer que c’était important, parce que c’était beaucoup trop rare pour ne pas marquer le coup.