I. ADRIAN ; 8 ANS. WHITE MOUNTAIN, ALASKA, USA.« J'ai froid. » « T'as toujours froid parce que tu laisses toujours ta veste à la maison alors que maman te répète tous les jours de pas l'oublier. » « Nia nia nia. » Le garçonnet soupira avec un air faussement exaspéré, avant de retirer son manteau pour le poser sur les épaules de la petite fille qui était son reflet presque parfait.
« C'est bien parce que j'en ai marre que tu sois malade », grommela-t-il en croisant les bras.
« Merci. T'es le meilleur ! » Adrian fit la grimace lorsque Amelia – sa sœur jumelle – fit claquer un baiser sur sa joue. Les deux étaient inséparables, Adrian veillait sur Amelia et Amelia les sortait des ennuis, c'était une machine bien huilée qui fonctionnait à merveille. Les jumeaux étaient arrivés huit ans après leur sœur, Cecily, et quatre ans après leur frère, Nathaniel – que tout le monde appelait Nate. Là où leurs aînés s'entendaient comme chien et chat, Amelia et Adrian semblaient ne pas pouvoir se passer l'un de l'autre. Oh, chacun avait son groupe d'amis, mais une fois rentrés chez eux ils retournaient tout naturellement l'un vers l'autre. Ils avaient la même tignasse blonde, les mêmes yeux bleus, ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau, à l'unique différence qu'Adrian était déjà plus grand que tous les garçons de son âge. Personne ne lui cherchait d'ennuis, et on laissait sa sœur et ses copines tranquilles.
« Ah au fait, je t'ai pas dit ! Je rentre pas tout de suite à la maison, je vais jouer chez Evie. » Adrian trébucha sur un caillou dissimulé sous l'épaisse couche de neige du trottoir, et se rattrapa de justesse à un lampadaire. Sa jumelle eut un petit ricanement moqueur, auquel il répondit par un
ugh agacé.
« … Tu veux venir ? » « Pour quoi faire ? » « Bah pour jouer avec nous ! » Il secoua la tête de façon franchement exagérée.
« Non merci ! Je vais pas jouer à la poupée avec vous, ça va pas la tête ? » Amelia haussa les épaules, sans se départir du petit sourire en coin qu'elle affichait.
« T'as raison, t'auras qu'à rester dehors à te geler pendant que Nate te canarde de boules de neige ! » Adrian haussa les épaules, il avait l'habitude. Et puis, ce n'était pas comme si son aîné le maltraitait, ils s'entendaient même plutôt bien. Non, il n'y avait vraiment que Cecily avec laquelle il avait du mal à nouer des liens. Il fallait avouer qu'elle n'était pas facile à supporter, la sœur aînée... Mais Adrian était incapable de lui en vouloir, Cecily avait récemment découvert son appartenance au groupe des transmutants, et si la famille avait plutôt bien pris la nouvelle, l'adolescente avait du mal à la digérer.
« T'es vraiment sûr que tu veux pas venir, hein ? Parce qu'elle t'aime bien, Evie... » Le rouge monta aux joues d'Adrian, qui du haut de ses huit ans ne répondit à sa sœur que par une remarque typique des garçons de son âge.
« Ewww. »II. ADRIAN ; 12 ANS. WHITE MOUNTAIN, ALASKA, USA.C'était arrivé comme ça, il n'avait vraiment pas prévu son coup, avait agi sans réfléchir, poussé par une envie refrénée depuis des années déjà. Il pleuvait comme jamais, Evelyn et lui s'étaient réfugiés sous un arrêt de bus en attendant que l'averse se calme un peu, serrés l'un contre l'autre sous le parapluie de la jeune fille, puisque Adrian n'avait évidemment pas été assez malin pour emporter le sien. Evie, c'était la voisine, la meilleure amie d'Amelia, elle faisait partie du paysage depuis toujours, elle était comme un membre de la famille... à ceci près qu'Adrian ne la considérait absolument pas comme une sœur, bien loin de là. Non, il en était amoureux depuis des années, ce qui aurait pu être une amourette enfantine s'était transformée en quelque chose de bien plus conséquent, quelque chose qui d'après Amelia "
se voyait comme le nez au milieu de la figure". Trop timide, trop bête, Adrian n'aurait probablement jamais rien fait ni dit si Amelia n'avait pas ajouté, l'air de rien, "
tu sais, Evie aussi elle t'aime... bien". Bien avait été le mot de trop, il s'était retrouvé seul avec elle, elle lui avait souri alors qu'elle grelottait et que ses cheveux dégoulinaient et il avait été incapable de résister ; il fallait qu'il sache. Il s'était penché et l'avait embrassée, sans trop savoir ce qu'il faisait et sans songer un seul instant qu'Evelyn pourrait le repousser. Alors quand elle s'était écartée et l'avait regardé avec de grands yeux ronds et étonnés, il avait senti son cœur se faire aussi lourd qu'une pierre et dégringoler dans son estomac, et s'était mis à balbutier comme un idiot.
« Merde... Evie, j'suis désolé... » Il ne savait pas quoi lui dire, et aurait sans doute pris ses jambes à son cou, quitte à se noyer sous des trombes d'eau, si Evie n'avait pas secoué la tête avant de se hisser sur la pointe des pieds pour l'embrasser à son tour. C'était timide et maladroit, comme n'importe quel premier baiser, mais
bordel, Adrian pouvait sentir son cœur battre à un rythme si rapide et désordonné, il n'avait jamais rien ressenti de tel et aurait pu mourir foudroyé sur place que ça ne l'aurait pas dérangé. Au fond, il avait toujours su qu'il y avait un petit quelque chose de spécial entre eux, comme une petite étincelle qui ne demandait qu'à devenir un brasier incontrôlable, mais à son âge, il ne comprenait pas ce que ça pouvait être, et il n'en avait parlé à personne d'autre qu'Amelia. Amelia, qui avait compris avant lui et avant Evelyn qu'ils étaient fait l'un pour l'autre, Amelia qui avait répété à Adrian qu'il ne perdrait rien à se jeter à l'eau... Et comme d'habitude, elle avait eu raison. Elle avait toujours raison, et il se sentait con d'avoir perdu son temps à se retourner le cerveau et à trouver mille et une raison de garder ses sentiments pour lui. Peut-être qu'il n'avait que douze ans et qu'il ne connaissait rien de la vie, mais il était dingue d'Evie et avait la certitude que ce serait la seule et unique chose qui ne changerait jamais. Evie, c'était
Elle.
III. ADRIAN ; 18 ANS. WHITE MOUNTAIN, ALASKA, USA.« Putain ! Mais t'as pas encore compris que j'ai pas la moindre envie de rejoindre l'armée ? Ça t'a pas suffit ce qui est arrivé à Nate, faut que t'envoies ton autre fils à la boucherie ?! » Tous les jours, c'était la même rengaine. Le paternel Blackwood et Adrian se querellaient, le sujet restait le même. Les hommes de la famille Blackwood étaient militaires de génération en génération, et Jonathan insistait naturellement pour que ses fils choisissent la même voix que lui. Il avait déjà poussé Nathaniel à rejoindre l'US Army quatre ans plus tôt, et ce dernier avait manqué de perdre la vie après avoir été envoyé – bien trop tôt – en Irak. Une embuscade, un tir de rocket et l'aîné d'Adrian avait dû être rapatrié au pays en urgence, avait passé un mois dans le coma et n'était toujours pas sorti de l'hôpital. Adrian, Amelia et Cecily l'avaient mal pris et personne ne comprenait l'acharnement de Jonathan à vouloir envoyer son autre fils faire la guerre. "Ça ferait de toi un homme !", qu'il disait quand il était à court d'arguments. Adrian s'énervait, les portes claquaient, Amelia se mettait à pleurer, Cecily balançait le premier objet qui lui passait sous la main à la figure de son père, et la pauvre Brynhild se retrouvait au milieu de son époux et ses enfants, à tenter de calmer les uns comme les autres, pour finir elle aussi par perdre son calme et jurer tantôt en anglais, tantôt en norvégien.
« Tu feras ce que je te dis de faire et un point c'est tout ! » « Va te faire foutre ! » « Adrian ! » Le ton montait systématiquement, c'était un miracle qu'ils n'en soient pas encore arrivés aux poings. Déjà, Adrian dominait son père d'une bonne tête ; il n'y avait que le bon sens qui l'empêchait de le cogner.
« Va. Te. Faire. Foutre. » La porte du domicile claqua si fort que les vitres tremblèrent ; Adrian n'avait pas traversé la rue que déjà Amelia était sur ses talons.
« Attends ! Adrian, attends, s'il te plaît ! » Le jeune homme avait freiné sa course et donné un coup de pied dans ce qu'il restait d'un bonhomme de neige.
« Tu vas où ? » Elle avait posé la question parce que la dernière fois qu'Adrian et son père s'étaient querellés, le jeune homme avait disparu pendant deux jours. Il s'était contenté de hausser les épaules et de passer une main dans ses cheveux emmêlés.
« Chez Evie. » Amelia s'était immédiatement détendue.
« Il va m'obliger à y aller. Tu le sais, pas vrai ? » Sa jumelle avait hoché la tête, l'air grave, avant d'essuyer les larmes qui coulaient sur ses joues avec la manche de son pull.
« Mais t'es pas comme Nate. Ça ira. Hein ? » Il avait acquiescé sans conviction, plus pour la rassurer qu'autre chose.
« Evie le déteste. » La mine d'Amelia s'était brusquement assombrie, avant qu'elle n'enlace étroitement son frère.
« Moi aussi. » III. ADRIAN ; 21 ANS. WHITE MOUNTAIN, ALASKA, USA.Quatre ans. Quatre ans d'enfer, quatre ans passés à en prendre plein la gueule à cause d'une putain de tradition familiale. Adrian avait été forcé de céder à son père, le cap des dix-huit ans à peine passé il s'était enrôlé dans l'armée. Et bon sang, ce qu'il pouvait détester le chemin sur lequel il s'était engagé. Comme Amelia, il aurait souhaité devenir avocat ; au lieu de cela il était condamné à servir de chair à canon pour l'armée américaine, obligé d'endurer des visions d'horreur quotidiennement et de prendre des décisions que nul ne souhaitait prendre. L'armée ne lui ressemblait pas, et cet engagement forcé avait ouvert la porte à ses premiers démons. Après son passage en Irak, Nathaniel n'avait plus été le même et s'était engagé sur une pente dangereuse et descendante, et Adrian ne pouvait pas être là pour le soutenir comme ils l'auraient voulu tous les deux. Pire encore, il était séparé d'Amelia, et surtout d'Evie. Quand il s'était engagé, il avait cru qu'il était condamné à la perdre, car quelle fille de dix-huit ans avait envie d'être la petite-amie d'un soldat plus souvent absent qu'à la maison ? Mais Evelyn n'avait pas eu peur, elle était restée, avait refusé de le quitter en dépit de ce qu'on pouvait bien lui conseiller. Amelia et elle se soutenaient, c'était au moins ça. Pas de quoi l'empêcher de perdre la tête, mais c'était mieux que rien. Les semaines passées loin d'Evie lui semblaient plus longues les unes que les autres, il maudissait furieusement son paternel quotidiennement, et la crainte de crever bêtement comme des dizaines de soldats tous les ans ne le quittait jamais. Il ne pouvait pas mourir, parce qu'il ne pouvait pas abandonner Evie et Amelia. Chaque permission était bénie, mais toujours trop courte. Il n'en avait jamais assez des bras d'Evie, et les sourires de sa jumelle lui manquaient à chaque fois un peu plus. Hors de question d'être larbin militaire toute sa vie, que ça plaise à Jonathan ou non, il ferait son temps et pas une année de plus – il en aurait perdu suffisamment comme ça.
Demander à Evie de l'épouser, ça avait été toujours été une évidence, plus une question de temps qu'autre chose. Après tout cela faisait presque dix ans qu'ils étaient ensemble. Quand il y songeait, ça lui faisait un drôle d'effet. Du haut de ses vingt et un an, il avait déjà une histoire de neuf ans derrière lui... Combien d'imbéciles pessimistes et de mauvaises langues leur avaient dit que le premier amour ne durait jamais ? Evie et lui défiaient la norme, et il n'en était pas peu fier. L'éloignement était une épreuve qu'ils parvenaient à surmonter année après année, c'était pour lui une preuve d'amour plus que suffisante. D'ordinaire, chaque voyage de retour était une corvée sans nom puisqu'il n'y avait pas de vol direct pour White Mountain, mais à l'occasion de cette permission-ci, il avait profité de son escale à Anchorage pour dégoter une jolie bague à Evie, avec la complicité d'Amelia qui était venue le retrouver pour lui filer un coup de main. À en juger par sa réaction, Evie ne s'attendait pas à ce qu'il se retrouve à genoux si vite, alors qu'ils venaient à peine de franchir le cap de la majorité et vivaient encore chez leurs parents. Elle aurait pu dire non, il aurait compris et pris son mal en patience, mais elle accepta. Elle accepta, et ils se retrouvèrent à la mairie plus rapidement que leurs familles respectives ne l'auraient voulu. Ces dernières n'eurent toutefois pas leur mot à dire, et furent prévenues que les mécontents n'auraient pas leur place à la cérémonie. Le mariage fut simple, sans extravagances, mais l'un comme l'autre s'en moquaient bien. Ils appartenaient enfin l'un à l'autre officiellement, et ce fut pour le jeune homme un soulagement au moins autant que la sensation d'avoir fait tout ce qu'il avait à faire si par malheur il devait mourir lors de son prochain déploiement. Car la lune de miel fut brève, à peine marié Adrian fut balancé dans l'enfer qu'était la guerre d'Irak, une guerre qui manquerait bien de lui faire la peau comme elle l'avait fait avec Nathaniel.
V. ADRIAN ; 23 ANS. RADCLIF, KENTUCKY, USA.Radcliff. Adrian n'avait pas vraiment compris ce qui avait poussé Evelyn et Amelia à quitter leur bien-aimée Alaska pour emménager dans ce coin paumé du Kentucky. Evie souhaitant devenir photographe et Amelia avocate, l'endroit ne lui semblait pas judicieusement choisi... Mais au final, peu lui importait, même un trou perdu au fin fond du Texas était préférable à l'Irak. Quand on lui demandait ce qui lui était arrivé là-bas, il se contentait de hausser les épaules, de changer de sujet en vitesse. Et de toute façon, même si il avait répondu à toutes les questions qu'on lui posait, personne n'aurait compris. Le seul à même de le comprendre c'était Nate, et Nate s'était perdu dans un monde de débauche et de criminalité à la minute où il était sorti de l'hôpital, c'était à peine si Adrian l'avait au téléphone de temps en temps. Alors il se taisait, gardait ses angoisses pour lui et se contentait de regarder ailleurs quand Evie passait ses doigts sur les cicatrices laissées sur sa peau par la guerre. Alors Radcliff ou une autre ville, au final ça lui était parfaitement égal. Et la distance entre lui et son père était plus que bienvenue, quand il avait
enfin droit à une permission, il pouvait la passer dans les bras d'Evie. Evie était celle qui lui gardait la tête hors de l'eau, la présence rassurante à ses côtés, la voix douce qui le calmait lorsqu'il se réveillait en hurlant ou sursautait au moindre son lui rappelant les conflits. Déjà, les premiers signes du stress post-traumatique typique du soldat faisaient leur apparition, mais Adrian, persuadé que c'était l'apanage de tout militaire revenu de mission, n'y prit pas garde. La dernière chose qu'il avait envie de faire lorsqu'il était chez lui, c'était de passer son temps chez un psy. Il n'allait pas
bien mais il allait mieux qu'en Irak et ça lui convenait. Son quotidien dans cette petite ville du Kentucky était idyllique comparé à ce qu'il y avait vécu.
Il s'amusait de voir Evie jouer avec ses appareils photo, retombait amoureux d'elle à chaque fois qu'il la voyait danser, comme s'il avait encore du mal à se faire à l'idée qu'Evelyn était
sa femme. Amelia, ça la faisait bien rire de voir son grand costaud de frère se transformer en guimauve à chaque fois qu'Evie le regardait. Elle qui était si proche de son frère, elle aurait pu être jalouse, mais il semblait au contraire qu'elle se félicitait de son bonheur, tout comme Adrian l'aurait été si elle s'était décidée à trouver quelqu'un, elle aussi. Mais Amelia n'était pas comme lui, elle était un électron libre, pas prête à laisser quiconque – homme ou femme – l'enchaîner. Elle voulait d'abord terminer ses études, et peut-être qu'elle se laisserait tenter par une romance après avoir obtenu son diplôme d'avocate. Elle avait d'ailleurs trouvé une place dans un cabinet du coin, réputé pour prendre la défense de Hunters, ces gens qui s'en prenaient gratuitement aux personnes porteuses du gêne mutant. À cette époque, Adrian voyait encore les mutants comme des personnes lambda, une partie de la population comme les autres. Sa femme en était une, sa sœur aînée en était une... Ce n'était pas un mutant qui lui avait tiré une balle dans l'épaule et une autre dans la poitrine – poumons et cœur l'avaient échappé belle, ce n'était pas un mutant qui avait fait sauter un immeuble dans lequel se trouvait son unité... Les mutants n'étaient ni plus ni moins que des gens comme les autres, il y avait avait des bons comme des mauvais, il n'était pas juste de tous les enfermer dans la même boite. Tout de même, il s'était inquiété de voir Amelia s’accoquiner avec ce cabinet d'avocats, craignant que cela ne lui attire des ennuis. Mais à ses doutes, elle avait répondu par un un petit rire et un petit signe de tête rassurant.
« T'en fais pas. C'est rien qu'un stage. »VI. ADRIAN ; 26 ANS. RADCLIF, KENTUCKY, USA."
Il est arrivé quelque chose d'atroce", avait sangloté Cecily – au téléphone. Cecily qui était aussi froide qu'un iceberg, Cecily qui d'ordinaire affichait autant d'émotion qu'une statue de marbre. Adrian était rentré en catastrophe et avait trouvé sa sœur, son frère et ses parents chez lui, et Evie en larmes. Il n'avait pas compris tout de suite ; puis Evelyn s'était jetée dans ses bras en sanglotant et en hoquetant le nom de sa jumelle, jumelle qui manquait à l'appel. Il avait croisé le regard de Nathaniel, qui avait secoué la tête, les lèvres tordues en une grimace douloureuse, la main de Cecily crispée nerveusement sur son épaule. Puis le déclic avait eu lieu, la gravité de la situation lui avait sauté au visage comme un chien enragé. Il avait eu comme un blanc, et il avait explosé. Pour la première fois de sa vie, Adrian avait craqué. Jusqu'à cet instant, il avait toujours encaissé les coups sans broncher, sans s'autoriser à montrer le moindre signe de faiblesse. Parce que Jonathan l'avait élevé ainsi, le persuadant que les larmes et l'hystérie n'appartenaient qu'aux femmes. Mais Amelia...
Amelia... Ils étaient nés ensemble, avaient vécu ensemble, inséparables, deux gouttes d'eau identiques... On venait de l'amputer d'une partie de son âme, purement et simplement. Ses genoux avaient cédé en premier, il s'était retrouvé sur le parquet du salon et avant qu'il n'ait réellement conscience de ce qui lui arrivait, il sanglotait comme un gamin, hurlait comme un dingue en s'accrochant à Evie, qui s'efforça de le consoler comme elle le pouvait. Même elle ne put rien y faire, Adrian avait été frappé de plein fouet par la perte, et cet instant marqua le véritable point de départ de sa descente aux enfers.
♦ ♦ ♦
« T'es sûr de ton coup ? » « Certain. Après ce qu'ils ont fait à Amelia, ces pourritures méritent pas mieux. On va tout de même pas les laisser avoir droit à un procès ?! Ils ont pas laissé la moindre chance de s'en sortir à notre sœur quand ils lui ont collé une balle dans la tête, je vois pas pourquoi ils y auraient droit. » Les yeux dans les yeux, Adrian avait acquiescé silencieusement aux paroles de Nathaniel.
T'en fais pas. C'est rien qu'un stage. Les paroles d'Amelia lui étaient revenues dans la figure comme une paire de claques. Le stage s'était transformé en poste régulier pour financer ses études, et elle avait été au mauvais endroit au mauvais moment. Une bande de mutants avaient pris les avocats et leurs clients en otage, et avaient commencé à les exécuter un par un. Les forces de l'ordre étaient arrivées sur place trop tard pour sauver Amelia. Les enfoirés avaient été arrêtés, et ils allaient avoir droit à un
procès. Un putain de procès, équitable et avec toutes les conneries du genre, alors qu'ils avaient tué Amelia sans aucune raison valable. Adrian songeait à quel point elle avait dû avoir peur, ça lui tordait les tripes et lui donnait des envies de meurtres. Envies devinées et exploitées par Nathaniel, qui étant partisan du concept de faire justice soi-même, avait convaincu son cadet de faire subir aux assassins de leur sœur le même sort que celui qu'ils lui avaient réservé. Il n'avait pas fallu baratiner longtemps pour le convaincre. Aveuglé par la douleur et la rage, Adrian n'avait pas songé à Evie. Il voulait venger Amelia, c'était tout ce qui lui importait... Pendant toutes ces années passées à la dérive, Nate était tombé sur des types qui l'avaient convaincu du danger que représentaient les mutants, il avait été le premier de la famille à devenir officiellement Hunter. Parce qu'il était Hunter, il avait des relations dans des milieux haut-placés. Parce qu'il était Hunter, lui et Adrian n'eurent pas trop de mal à soustraire les coupables à leur cellule pour les traîner dans un bâtiment délabré de Radcliff.
« A toi l'honneur », avait dit Nate en désignant d'un geste dédaigneux le type qui avait tué Amelia. Une balle dans la tête, ça aurait suffi et l'affaire aurait été vite expédiée... C'est de ses poings qu'Adrian usa pour lui faire la peau, cognant encore et encore jusqu'à ce que les plaintes et les supplications cessent, jusqu'à ce que les os craquent et l'hémoglobine éclabousse. Un tel déchaînement de violence ne lui ramènerait pas Amelia, mais le soulagea. Un peu.
Presque. Tuer pour se défendre, tuer en guerre, c'était une chose. Se rendre coupable de meurtre par pure folie vengeresse, c'en était une autre. Amelia était morte et le resterait, et lui venait de vendre son âme au Diable.
♦ ♦ ♦
Enlèvement. Séquestration. Meurtre avec préméditation. Autant de termes qui avaient été prononcés avant que la sentence ne tombe comme un couperet. Trois ans de prison. D'un point de vue objectif, ce n'était pas grand chose – rien – après ce que lui et Nathaniel avaient fait pour venger leur sœur. Trois ans de prison, c'était histoire de "marquer le coup", de ne pas les laisser s'en sortir sans être passés par la case justice. Ou plutôt, le. Nathaniel n'avait pas été impliqué, quand bien même il avait été le commanditaire de l'opération, les autorités n'étaient parvenues à prouver que l'implication d'Adrian. Si son casier était vierge, celui de son aîné était plein à craquer. S'il avait vendu Nathaniel pour écourter sa peine, ce dernier aurait passé le reste de sa vie derrière les barreaux. Trop bon ou trop con, Adrian a donc gardé le silence et pris sur lui l'entière responsabilité. Certains le taxaient de chanceux, car les relations de son père et celles Cecily – devenue procureure - avaient joué en sa faveur, et lui permirent d'échapper à une peine plus lourde. Toutefois, le coup fut dur à encaisser. Trois ans ce n'était rien pour la Justice, mais cela représentait une éternité pour Adrian qui était persuadé que non content de perdre sa sœur, il allait perdre sa femme. La patience d'Evie l'avait toujours surpris, mais cette fois-ci serait sans doute la goutte d'eau... C'était sous-estimer la jeune femme, qui en dépit de tout resta à ses côtés pendant ces trois longues, éprouvantes, interminables années. Adrian n'eut de cesse de s'excuser auprès d'elle, et quand bien même cela lui crevait le cœur, à plusieurs reprises il lui conseilla de le laisser. Si elle n'était pas heureuse avec lui, à quoi bon ? La blesser le rendait malade, la voir avec un autre l'aurait tué, mais mieux valait cela que se rendre responsable de sa souffrance. Mais Evie, et leur mariage, tinrent bon.
VII. ADRIAN ; 29 ANS. RADCLIFF, KENTUCKY, USA.Evie voulait des enfants, Adrian le savait depuis le début. Pour une raison qui leur était inconnue, elle avait été incapable de tomber enceinte. Les années s'étaient écoulées sans qu'elle ne voie son ventre d'arrondir. Devenir père ou non, peu importait à Adrian, qui aurait été heureux de passer sa vie avec Evie pour seule compagnie. Rien ne clochait, ni chez elle ni chez lui, on leur répétait qu'ils étaient jeunes et qu'ils avaient le temps... Mais ce manque persistant d'enfant bouffait Evie, qui désespérait à mesure que le temps passait. Alors quand elle était tombée enceinte quelques semaines seulement après sa sortie de prison, ils avaient été aussi étonnés l'un que l'autre par l'arrivée de ce bébé miracle. Après des années de pur cauchemar, la chance semblait finalement leur sourire, et les premiers mois de la grossesse d'Evie furent pour Adrian une période bénie. Toute son attention focalisée sur sa femme et leur enfant à naître, il en oublia d'être furieux pendant quelque temps. Evie enceinte lui semblait plus belle que jamais, et ils choisirent de nommer leur petite fille à naître en l'honneur de la défunte mère de cette dernière, Aurora. Adrian ne serait pas tombé plus bas qu'il ne l'était si une poignée de dégénérés n'étaient pas tombés sur Evie sans aucun motif valable. S'entendre dire qu'on l'avait prise pour une Hunter le laissa muet de stupéfaction, comme si son cerveau refusait d'accepter l'idée que l'on ait pu prendre une femme enceinte de plus de sept mois pour une Hunter.
Evie, traqueuse et tueuse de mutants ? Seigneur, c'était à peine si elle ne le sermonnait pas lorsqu'il écrasait un insecte au lieu de le foutre dehors ! Occultant le fait qu'Evelyn elle-même et sa sœur Cecily appartenaient elles aussi à la catégorie de personnes porteuses du gêne mutant, Adrian décida qu'il était grand temps pour lui de choisir son camp. Il contacta Nathaniel, et ce dernier se chargea de l'aider à retrouver les dégénérés qui s'en étaient pris à Evie. Une fois de plus, les frères Blackwood firent justice eux-mêmes, et si la culpabilité avait rongé Adrian la première fois, il ne ressentit absolument rien lorsque qu'il abattit froidement les agresseurs d'Evie. À cause d'eux, elle aurait pu perdre leur bébé, et il savait qu'elle ne l'aurait pas supporté. Et il ne craignit pas de retourner en taule pour meurtre, car à Radcliff, les Hunters régnaient en maîtres et la chasse était ouverte toute l'année... C'est pour assouvir ses envies de vengeance, et laisser libre court à la rage qui le bouffait de l'intérieur qu'Adrian rejoignit les Hunters. Il n'était pas aussi extrémiste que certains, mais il n'était plus le jeune homme tolérant qu'il avait un jour été. La mort d'Amelia, l'agression d'Evie, les conflits incessants avec ses parents et l'absence de Cecily... Sa vendetta contre les mutants n'était ni plus ni moins que l'expression d'une accumulation de traumatismes non résolus. Adrian était une grenade dégoupillée ambulante, une grenade qui avait fini par exploser.
VIII. ADRIAN ; 30 ANS. RADCLIFF, KENTUCKY, USA.« Elle est minuscule. » N'importe qui semblait être un modèle réduit à côté d'Adrian, mais Aurora était minuscule. Elle avait pointé de le bout de son nez deux semaines avant la date initialement prévue, Adrian avait naturellement paniqué en conduisant Evie – beaucoup plus détendue que lui – à la maternité au beau milieu de la nuit, mais tout s'était déroulé à merveille.
« Elle est parfaite. » Aurora était née en pleine santé, et si elle semblait avoir hérité de la crinière dorée de son père, elle promettait d'être le portrait craché de sa mère, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Aurora méritait de grandir dans un monde dans lequel elle serait en sécurité, et paradoxalement, sa naissance marqua un nouveau tournant dans la radicalisation d'Adrian, qui se mit à éliminer tout mutant représentant une menace certaine pour la société. Il n'était pas du genre à tirer et discuter ensuite, plutôt à étudier chaque cas avec une attention particulière, car une part de lui continuait à lui hurler que ce qu'il faisait était mal. Il avait tendance à éviter de s'en prendre aux femmes, et les enfants, n'en parlons pas... En somme, il faisait le tri. Il jouait à Dieu, décidait de qui avait le droit de vivre et de qui devait mourir. Evie se doutait de ce qu'il faisait, sans pour autant parvenir à le confronter. Sans doute préférait-elle concentrer toute son attention sur leur nouveau né, et elle avait raison. Et après tout, une fois la porte de chez eux passée, Adrian redevenait un père et un époux modèle...
IX. ADRIAN ; 31 ANS. RADCLIFF, KENTUCKY, USA.« J'ai merdé », avait-il simplement dit à Joren avant d'écraser sa cigarette dans le cendrier pour ensuite avaler son shot de vodka cul-sec. Pour merder, il avait merdé... Une traque s'était révélée un peu plus compliquée que prévue, sa conclusion avait été sanglante, et il était rentré chez eux couvert de sang. Il avait espéré avoir le temps de faire disparaître les preuves avant qu'Evie ne rentre, il s'était lourdement trompé. Elle avait hurlé en le retrouvant dans un tel état, et cela avait véritablement été la goutte d'eau, l'ultime débordement.
« Elle m'a foutu dehors. » Adrian ne la blâmait pas, elle avait eu raison. Il n'avait pas le droit de l'entraîner dans tout ça, pas le droit de souiller leur domicile avec ses conneries. Elle se protégeait, elle protégeait leur fille... Mais bordel, ce que ça pouvait lui faire mal de ne plus l'avoir à ses côtés. Remplacer sa femme par la bouteille et sa fille par la clope n'était certainement pas sa plus brillante idée, mais Adrian avait cessé de chercher à prendre des bonnes décisions. C'était de sa faute, il le savait. Et pourtant, il ne changeait pas, persuadé de faire ce qu'il fallait pour protéger ceux qui étaient sans défense. Mais Evie l'avait viré de chez eux, et c'était tout ce qu'il avait fallu à sa conscience pour se réveiller. Radcliff devenait un endroit où il faisait mal vivre, un théâtre de violence et de haine. Il se demandait si c'était pareil, à White Mountain... Mais en attendant, il allait se contenter de faire ce qu'il faisait de mieux, vacciner au NH25 ceux qui pouvaient être sauvés, éliminer les autres, rester loin de Lancaster et ses clébards et surtout, continuer à ignorer ce qui n'allait pas chez lui.