1930 - LOUISVILLE, KENTUCKY. Trois heures du matin. Le rez-de-chaussé du manoir est vide, tout le monde était couché. Tant mieux, pensa Darlene alors qu'elle pénétra dans le salon désert. Elle ne voulait croiser personne, elle voulait être seule. D'un pas lourd et hésitant, elle s'avança dans la pièce pour s'imprégner une dernière fois de la grandeur des lieux ; cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas ressentit un tel lien avec un endroit. Pour elle, les maisons et autres appartements miteux allait et venait. Elle n'avait nulle part et partout où aller, enchaînait les villes et les pays. Elle n'avait plus de maison, plus aucunes attaches, que ce soit à ses possessions ou à sa demeure. Pourtant, chez Lysander, elle s'était toujours sentie bien. Certes elle n'avait pas hésité à critiquer ses choix décoratifs -le plus souvent pour le simple plaisir de l'embêter-, pourtant cela faisait longtemps qu'elle ne s'était pas sentie chez elle. C'était ridicule, elle n'était même pas à proprement dire chez elle, elle n'habitait pas le manoir. Pourtant, elle avait entassé bon nombre de souvenirs dans ces lieux prestigieux, elle avait construit des choses. Ce qui différait de toutes ses autres habitations, où elle passait sans réellement s'arrêter. Ici, à Radcliff, entre ces murs, elle avait une vie. Elle était quelqu'un, plus simplement le fantôme de ses vies passées. Avec Lysander, et avec Camille, Darlene avait construit quelque chose et s'était arrêtée le temps de quelques années dans la vie de ceux qui étaient devenus ses proches. Cela faisait des années, qu'elle n'avait pas ressentit une telle connexion, qu'elle ne s'était pas sentie vivante. Mais à quoi bon ? A peine avait-elle eut le temps d'y prendre goût que le rêve était déjà parti en fumé. Frustration. Les poings serrés, Darlene dû se retenir de ne pas renverser qui lui faisait face. Elle s'était déjà défoulée sur sa propre maison, elle n'allait pas remettre ça chez les Hyde ; elle ne voulait réveiller personne, de toute manière. Ça serait bien plus facile. La mutante se fraya un chemin jusqu'au bar à l'autre bout de la pièce ; surement sa partie préférée de cette maison qui lui manquera. Elle attrapa la bouteille de whisky, et porta le goulot directement à sa bouche. La belle avala de longues gorgée, avant de s'essuyer nonchalamment la bouche du revers de la manche. Ce n'était pas son premier verre de la soirée ; elle ne se rappelait même plus la dernière fois qu'elle avait été sobre. Pas depuis le départ de Lysander, en tout cas. Darlene l'avait attendu, plus qu'elle ne voulait se l'avouer. Ce jour où il n'était pas revenu, où il n'avait même pas donné de nouvelle, elle savait déjà que quelque chose ne tournait pas rond. Mais elle refusait de se l'admettre, et trouva refuge, comme à son habitude, dans l'alcool. La belle aida Camille bien sur, cherchant de long en large toutes les ville de région. Ensemble, ils ont remué ciel et terre, frappé à toutes les portes. Aucune nouvelles. Trois semaines qu'il était partis, et aucun nouvelles. S'en était trop pour l'immortelle, qui refusait d'endurer ça plus longtemps. Qu'il revienne, qu'il ne revienne pas, ça lui importait plus maintenant. Tout ce chapitre de ça vie était terminée. Darlene Clarke n'existerait plus. La brune tituba jusque dans le bureau de Hyde, avalant au passage le quart de la bouteille d'un seul coup. Elle cherchait de la force dans ce liquide mielleux qui ne lui serait probablement pas d'une grande aide. Mais ça avait l'avantage de rendre les choses plus faciles. Darlene s'avachit lourdement sur la chaise de Lysander, avant d’attraper maladroitement un stylo et un bout de papier. La belle griffonna quelques mots, brouillons dans un coin de la feuille. Je suis désolée, signa-t-elle, la main tremblante. D'habitude, elle partait sans un mot, sans un regard. Mais pas cette fois. Elle ne pouvait pas s'y résoudre. Elle aurait pu le faire en personne, un dernier adieux pour Camille, pour cet homme à qui elle tenait tellement. A cet ami, qu'elle regrettait de laisser derrière. Mais elle n'avait pas trouvé le courage de disparaitre ainsi ; ce n'était pas beaucoup, mais c'était toujours mieux que rien. Quelques gorgées supplémentaires, et se releva, difficilement. Elle rebroussa chemin, se retournant une dernière fois. Une image qu'elle espérait ne pas oublier, mais qui s'évaporerait éventuellement un jour. Puis elle claqua la porte dans son dos. L'immortelle s'éloigna du manoir et s’évanouit dans la nuit, les joues trempées de larmes, sans un regard derrière elle.

1985 - NEW-YORK CITY, NEW-YORK. L'immortelle tennait l'enfant dans ses bras, s'y accrochant farouchement. Le bambin la fixait, avec ses grands yeux verts et son cœur se serra. Elle ne voulait pas lui dire adieu, elle ne voulait plus la quitter. Elle voulait réessayer, juste cette fois-ci. La garder, être mère à nouveau. La mutante voulait lui apprendre à parler, la border dans son lit et lui lire des histoire. Elle pourrait la voir grandir, s'épanouir. Et, inévitablement, mourir. A cette pensée, son visage s'assombrit. Non, c'était de la folie que de vouloir la garder. Elle ne pouvait pas subir ça, pas à nouveau. Devant la brune, une porte en bois ; elle toqua, trois petits coups discret. Quelques instants plus tard, une trentenaire aux longs cheveux blonds vint lui ouvrir. « Raven ? Tu es déjà de retour ? » souffla la jeune femme, tout de suite rejoint par sa petite amie. Raven habitait l'appartement à côté des deux femmes, et au fils des ans, elle s'était attachée à ce couple attachant. Elles avaient essayé de l'aider, elles avaient tenté de la faire sortir de son appartement. Pourtant, la belle n'avait que très peu de contact en dehors des deux jeunes femmes. Alors elles prenaient soin de leur voisine, l'invitant régulièrement et passant du temps avec elle. L'immortelle s'était attachée à ces deux amies ; elle n'aurait pas pu rêver mieux pour ce qu'elle s’apprêtait à faire. La gorge nouée, la brune acquiescer silencieusement.  « Les filles, je vous présente Nora. » dit-elle simplement, replongeant son regard dans les grands yeux de sa fille. « Elle est magnifique, elle te ressemble tellement. » Ca lui fit l'effet d'un coup de poing dans les tripes ; elle ne voulait pas que l'enfant lui ressemble, elle ne voulait aucun lien avec qu'elle. Plus elle s'attacherait, plus ça lui ferait mal. Elle releva les yeux et sourit, un sourire empli de tristesse. « Tu veux t’asseoir ? Tu as l'air fatiguée Rav'. » souffla son amie, inquiète, en l'invitant à entrer. Raven secoua la tête négativement, les yeux mouillés.  « Non non, c'est bon merci. J'fais que passer, j'ai un train à prendre. » Les deux femmes échangèrent un regard préoccupé, peu habituée à voir leur voisine dans un tel état. « Tout vas bien Raven ? Qu'est ce qui se passe ? » « Je ... j'voulais seulement vous remercier. D'avoir été là pour moi. Et puis j'voulais vous donner ça. » souffla Raven en tendant l'enfant vers le couple qui lui faisait face. Elle avait l'impression qu'on lui arrachait le cœur à main nue, ça faisait un mal de chien. Aucune des deux femmes ne réagit, regardant la brune sans bien comprendre. « Qu'est ce que tu veux dire ? » Raven insista, forçant la blonde a attraper l'enfant dans ses bras, un regard paniqué au visage. « J'peux pas la garder, j'pourrais pas m'en occuper. Je sais que vous cherchiez à avoir un enfant, alors ... alors Nora est à vous. J'sais qu'avec vous, elle sera heureuse. » Silence pesant. Les deux femmes ne savaient que dire, prise de court avec une tellement nouvelle. « On peut pas accepter Rav'. On peut pas juste te prendre la puce, comme ça. Qu'est-ce qui se passe, tu sais que tu peux nous faire confiance, on peut t'aider ! » Du revers de sa manche, Raven essuya une larme égarée sur sa joue, ravalant le reste des sanglots. Elle aurait dû la déposer sur le pas de la porte, et partir sans rien dire. C'était toujours plus compliqué, quand elle devait trouver les mots. « J'vous fait confiance, justement. Prenez soin d'elle. » L'immortelle s'approcha de Nora, déposa un ultime baiser sur son front. Puis elle fit volte face, et lança son sac de voyage sur son épaule. « Raven ! Raven revient, qu'est que tu fous ? » cria la blonde dans la cage d'escalier. Mais Raven ne se retourna pas, descendant les escaliers quatre à quatre pour échapper à ce cauchemar. Nora serait heureuse, elle en était persuadée. Et c'était ça, le principal.

2015 - RADCLIFF, KENTUCKY. « Docteur Halstead ? » Sage releva la tête de son sac, se stoppant dans ses préparatifs pour sortir. L'horloge avait largement passé les vingt heures, elle aurait dû rentrer chez elle depuis près d'une heure déjà. Pourtant, elle refusait de se retrouver enfermée dans ce petit appartement miteux, avec pour seule compagnie une bouteille de whisky. « Vous auriez le temps pour une urgence avant de partir ? Une arcade sourcilière ouverte. » lança l'infirmière, quelque peu débordée. La mutante souffla, puis attrapa la blouse qu'elle avait accrochée au dos de sa chaise. « Faite la entrer. » dit-elle en enfilant le vêtement immaculé sur ses épaules. L'infirmière acquiesça, alors que Sage s'occupa de sortir le nécessaire pour recoudre son ultime patient de la journée. Quelques secondes plus tard, elle entendit les pas de l'infirmière dans son dos. « Madame Barnes, voici le Docteur Halstead. Elle va s'occuper de Jemma. » Sage se stoppa net. Son cœur manqua un bond, et elle laissa échapper la paire de ciseau qu'elle tenait dans les mains. Madame Barnes. Un nom qui résonna dans sa tête alors qu'elle se baissa pour ramasser l'objet métallique. La mutante pris une grande respiration ; ça ne pouvait pas être elle, ce n'était pas possible. Et pourtant. Sage fit volte-face et les traits de la brune se dessinèrent sous ses yeux surpris. Nora. Sa Nora. Sa fille. La mutante se racla la gorge, tâchant de retrouver contenance. « Bonsoir. » souffla-t-elle simplement, cherchant les mots avec difficulté. C'était la première fois qu'elle lui parlait. Ça lui faisait tout drôle. Sage devait faire quelque chose, elle ne devait pas rester plantée là. Au bout de près de trois cents ans d'existence, on aurait pu penser que plus rien ne pouvait surprendre la mutante - c'était ce qu'elle pensait, elle, en tout cas. Et pourtant, la vue de cette femme qu'elle n'avait pas vu depuis quinze ans la laissait complètement perdue. Elle avait tellement changé, sa Nora. Elle lui ressemblait tellement. Sage sortit de ses pensés en captant le regard interrogateur de sa fille. Elle attrapa l’élastique autour à son poignet et entama de s'attacher les cheveux en s'accroupissant face à l'enfant. Qui était-elle ? Cheveux brun, peau claire. Elle ressemblait à Nora, avec vingt ans de moins. La fillette plaquait fermement un linge tâché de sang sur sa blessure.  « Montre moi ça ... Jemma, c'est ça ? » La gamine acquiesça. Sage révéla la blessure sous le regard soucieux de sa mère. Jemma serra les dents, mais ne dit rien ; une réaction qui fit sourire la mutante centenaire. « Tu es drôlement courageuse, dis donc. » Un sourire innocent se dessina sur les traits de l'enfant. « C'est parce que je l'ai promis à maman ! » souffla-t-elle, dans un anglais encore maladroit. Le cœur de Sage se serra. Maman ? Ses doutes se vérifièrent alors qu'elle lança un regard paniqué à Nora. Si l'enfant était sa fille, alors elle était grand-mère. Elle était en train de soigner sa propre petite-fille. Elle qui n'avait pas pleuré depuis des décennies, elle sentie les larmes lui monter aux yeux. Durant toutes ces années, la mutante avait pris un point d'honneur à rester éloignée de ses progénitures. Lorsqu'elle avait perdu ses premiers enfants, son cœur s'était brisé ; elle les avait vu partir, impuissante, sans rien pouvoir faire d'autre que pleurer leur perte. Elle avait l'habitude, de voir les gens vieillir devant ses yeux, pourtant c'était différent avec ses propres enfants. Alors, lorsqu'elle tombait enceinte, Sage se mettait en quête d'une famille aimante à qui elle pourrait confier l'enfant, une famille qui en aurait besoin. Elle revenait les voir, de loin, durant les premières années de leur vie mais coupait bien vite tout lien avec eux ; c'était trio douloureux. La dernière fois qu'elle avait vu Nora, la belle n'avait que quatorze ans, dans le jardin de la maison de banlieue New-yorkaise où vivait un couple d'anciennes amies à elle. Celui à qui elle avait confier Nora à la naissance. Elle pensait ne plus jamais la revoir, ne plus jamais avoir à affronter la vue de cette enfant qu'elle ne pouvait pas connaître. Et pourtant elle était là. Avec sa petite-fille. Sage ravala les larmes, et sauta sur ses jambes. « Elle en a de la chance, ta maman d'avoir une petite fille aussi forte. Monte là-dessus mon cœur. » souffla-t-elle, la gorge nouée par les sanglots près à exploser. Elle se retourna, essuyant une larme solitaire sur sa joue avant d'enfiler une paire de gant. La fillette - d'à peine six ans- se tenait assise sur la table d’auscultation. « Est-ce que c'est grave ? » souffla Nora, surement plus anxieuse que sa fille. Sage tâcha de sourire, se voulant rassurante. Elle avait le cœur lourd pourtant. « Pas du tout non, l'entaille n'est pas profonde. On ne va même pas avoir à recoudre normalement. » Nora souffla. « Comment tu t'es fait ça princesse ? » demanda-t-elle finalement à la fillette en entamant de désinfecter la plaie. « Elle est tombée en jou- » commença la jeune femme, qui fut pourtant coupée par la voix enfantine de Jemma. « J'ai réussit à faire voler au dessus de ma tête ! Et puis il m'est tombé dessus, et il y avait du sang. » souffla la gamine, un large sourire sur le visage. Elle était de toute évidence fière de sa prouesse. Le sourire de Sage se fana alors que Nora se figea devant elle, ne respirant plus. La mutante lança un regard vers la porte ; fermée, à son plus grand soulagement. « Les enfants ont une imagination débordante. » souffla Sage pour apaiser l'atmosphère électrique. Pourtant Nora ne se détendit pas ; à coup d’œillades vers la sortie, elle était déjà prête à prendre la fuite. Halstead souffla, posant le désinfectant sur la table à ses côtés. « Écoutez. » lança-t-elle, soudainement sérieuse. « Je ne dirais rien à personne, nous vous inquiétez pas. Faite moi confiance. » « On ne peut faire confiance à personne, par les temps qui courent. » répondit sèchement sa fille avec un regard noir, sur la défensive. Sage termina d'appliquer le pansement sur le blessure de la fillette. Sans répondre, elle enleva ses gants et se dirigea vers son bureau. Sur un bout de papier, elle griffonna son numéro de téléphone et le tendit à Nora. « Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez moi. » souffla-t-elle, sincère. Voir le regard défait de sa propre fille lui tordait l'estomac. Elle aurait voulu tout lui avouer, elle aura voulu protéger la gamine elle-même. Elle voulait être là pour les deux femmes. Mais elle ne pouvait pas se le permettre. A la place, elle les surveillerait de loin, prête à intervenir au moindre soucis.