Grandir dans une famille au fait des mutations ne veut pas dire pour autant grandir dans une famille au fait des mutations ne veut pas dire pour autant que la découverte de cette mutation est plus facile à vivre. Il avait été décidé par ses parents que la particularité de sa grand-mère maternelle lui serait dissimulée jusqu’à ce qu’il la découvre ou jusqu’à ce qu’il montre lui-même des signes d’un don quelconque. S’il en montrait un jour, bien entendu...
Ce fut le cas puisque le mauvais temps semblait le suivre, lui et ses humeurs. L’endroit où il vivait était sujet à un étrange microclimat mais, Andreas était trop jeune pour se rendre compte qu’il était responsable de ça. Les visites de sa grand-mère se firent plus fréquentes mais, à aucun moment on ne révéla à l’enfant de quoi il était capable. Ses parents jugeaient qu’il devait se rendre compte lui-même, qu’il serait plus apte à l’accepter. Rétrospectivement, ce fut une énorme erreur, car lorsqu’il comprit qu’il était différent, la seule personne qui pouvait l’aider n’était plus. Sa grand-mère préférée -la seule qu’il voyait- s’était éteinte un an plus tôt et avec elle, la sagesse et la compréhension dont il avait besoin. Il eut beau savoir qu’elle avait été comme lui, il ne pouvait plus lui parler et la chose pesa énormément dans la balance quant à sa façon d’agir, de voir les choses et d’évoluer.

Si dans un premier temps, Andreas écouta religieusement ses parents lui dispenser les conseils venant de sa défunte grand-mère, ça ne suffit clairement pas. On lui confia également le journal qu’elle avait écrit et tenu à son intention, journal qu’il conserve toujours précieusement. Là encore, ce ne fut pas suffisant. Rapidement, il se plongea dans de multiples lectures. Tout ce qui pouvait lui servir y passa : relaxation, concentration, psychologie, sciences, météorologie, génétique, ... Il commença bien sûr par des ouvrages de vulgarisation, il n’était pas encore en mesure de tout comprendre, il était encore trop jeune mais, chaque livre, chaque article était une découverte, une ouverture vers quelque chose de plus grand.
Son changement d’attitude fut progressif, si bien que personne ne se questionna sur son intérêt croissant pour les matières scientifiques. Ce qui inquiéta plus, c’est son repli sur lui-même et sa préférence pour les livres aux autres personnes l’entourant. Le monde qui l’intéressait n’était dès lors plus fait de chair et d’os mais, d’informations, de formules, d’expérimentations. Son don, il voulait le comprendre, le maîtriser. Aussi jeune était-il, il comprenait la nécessité d’apprendre à utiliser sa capacité, c’était d’ailleurs ce que sa grand-mère lui conseillait à travers le papier. Alors, quand il n’était pas en train de feuilleter ou chercher, il s’entraînait dans des coins qu’il jugeait discret et suffisamment éloigné. Ses parents se doutaient bien de ce qu’il faisait mais, ils ne cherchaient pas à s’immiscer dans les découvertes de leur fils. Là encore, c’était une erreur, car leur absence dans sa vie à cette période fut décisive quant à certains chemins qu’il emprunta par la suite. Ça ne fit que le pousser un peu plus dans son éloignement puisqu’au final, il se sentait incompris et délaissé.

Son adolescence ne fut pas clémente envers son entourage et les premières victimes de sa crise -crise d’adolescence qui relève du simple mythe à ses yeux, encore aujourd’hui- furent ses parents et ses professeurs dans certains domaines. Les portes qu’il avait ouvertes en découvrant ce qu’il était, il les enfonçait. Les matières auxquelles il avait touché du bout des doigts lui étaient de moins en moins obscures et il cherchait des réponses qu’il était plus déterminé que jamais à trouver. Il était invivable mais, c’était le minimum nécessaire à ses yeux. Il avait besoin de s’identifier, de comprendre et même si de nombreuses choses lui échappaient encore, il était clair qu’on ne ferait pas de lui un littéraire ou un artiste.
Personne ne s’étonna donc de le voir réussir mieux que bien dans les matières scientifiques et de manière tout à fait satisfaisante dans les autres branches. Ce qui surprît en revanche, c’est son intérêt -soudain lui- pour la musique. Un vrai bonheur pour les autres de le voir s’intéresser à autre chose. Son but était de pouvoir intégrer une université de son choix et rien ni personne n’aurait pu le faire changer d’avis et ce ne fut pas faute d’essayer. Ses parents n’avaient aucune envie de le voir filer à l’étranger, ce qu’il fit pourtant une fois son diplôme en poche. Bon gré mal gré, la famille le supporta dans son choix même s’il craignait pour lui à cause de ce qu’il était.

Sans véritable surprise, Andreas ne fut pas particulièrement sujet au dépaysement. Dire que ses parents n’allaient pas lui manquer aurait été faux. Il les aimait, il n’en était pas particulièrement proche mais, il était malgré tout reconnaissant. Même s’ils n’avaient pas toujours agi comme il aurait aimé, comme ils auraient dû, il savait qu’il avait de la chance et de fait, il savait ce qu’il quittait. Dublin fut un changement agréable et bienvenu bien que soudain au fond, car il ne ‘y était pas préparé, car il prenait souvent les choses comme elle venait. Il avait besoin de voir d’autres choses, de changer d’environnement pour s’ouvrir un peu au moins un minimum. Il savait que c’était nécessaire et agissait donc en conséquence. Il allait vivre en colocation et c’était sans doute le plus grand des défis pour lui. La sociabilisation n’était pas son fort.
À l’époque, à aucun moment, il ne pensait aux filles, il n’appréciait déjà pas beaucoup les gens, de base. De près ou de loin, il n’avait d’intérêt que pour les sciences et de fait, les sorties ne l’intéressaient pas le moins du monde, pas plus que de boire jusqu’à en tomber. Asociale, absolument pas fêtard, il ne pensait tout bonnement pas rencontrer la femme de sa vie. Et pourtant... Plus d’une fois il croisa cette fille durant ses concours. Elle semblait suivre à peu de choses près le même cursus et n’avait pas froid aux yeux. À plusieurs reprises, ils eurent des débats plus ou moins houleux, cherchant à botter l’autre en touche. La rivalité devint malgré lui un jeu mais, il n’aurait jamais admis à l’époque qu’il était intéressé. Le jeu se transforma sans qu’il ne s’en rende vraiment compte non plus et s’il devait expliquer à quel moment exactement il est tombé amoureux, il ne pourrait pas répondre. Elle, elle assurait dur comme fer que c’était sa tête de cochon et la musique qui l’avait séduite... Il avait toujours démenti, avec un petit sourire cependant. Pour la première fois, il s’intéressait à quelqu’un d’autre qu’à lui-même et ses bouquins. Aisling lui fit découvrir sa vision du monde et il ne pouvait que se laisser prendre. Pour autant, il ne relâcha pas ses efforts, pas plus qu’il ne brida sa soif de découverte. En vérité, ils le firent ensemble.
Un soir, alors qu’ils étaient encore en train de débattre sur un sujet de cours, une pensée philosophique surtout, elle posa sa question comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Sans préambule, elle lui avait demandé s’il était spécial, s’il y avait quelque chose. Elle avait remarqué quelque chose, comment, il n’en savait rien. Peut-être sa ferveur, ses passions, il n’aurait su dire. Il avait vraiment craint de répondre, peur de perdre cette complicité qu’il n’avait jamais eue avec personne, cette femme qu’il aimait. Pourtant, il répondit, pour ces raisons-là, précisément. Il lui montra même dès que le temps d’y prêta, pour ne pas attirer l’attention. Elle avait été fascinée, intéressée. Il n’allait jamais oublier ce jour-là.

Il approchait de la fin de son premier doctorat quand son premier enfant vit le jour. Une petite fille... Moira. Il en avait parcouru du chemin depuis le gamin perdu qui s’entraînait à faire tomber la foudre dans une clairière... Aisling savait qui il était, elle savait que leur enfant pouvait hériter d’une particularité mais, elle n’y trouvait rien à dire. L’évolution trouvait ses propres chemins, ils pensaient de la même manière. Aussi acharnée que lui, elle poussa ses propres études jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus et lui compta très peu d’heures de sommeil durant cette période. À aucun moment pourtant, ils ne baissèrent les bras. Ils voulaient mener leur vie tambour battant, il avait appris ça avec elle.
À tout moment, il surveilla chaque avancée de leur enfant. Il désirait ardemment que la nature -et la génétique- offre à leur fille cette sensation merveilleuse qu’il connaissait lui-même. Il avait même peur, quelque part, qu’elle ne possède aucun don. Trois ans plus tard, avec l’arrivée d’Artur, il agit exactement de la même manière. Il était toujours derrière eux à les regarder grandir, évoluer, partagé entre son second doctorat, ses recherches et sa famille. Aisling ne savait pas si elle devait sourire ou soupirer d’agacement mais, elle comprenait son excitation, elle la partageait même la plupart du temps.
Lorsque Moira montra les premiers signes de mutation, inutile de dire qu’Andreas était aux anges. Le peu de temps de libre qu’il lui restait, il le passait avec elle pour lui expliquer tout ce qu’il avait dû découvrir, il lui parla de son arrière-grand-mère, lui offrit son journal, il lui apprit également à maîtriser son don. Il était bien décidé à faire tout pour qu’elle découvre ce dont elle était capable dans les meilleures conditions. Il l’étudia également à la loupe, il avait déjà fait de multiples fois le tour de sa propre personne. Conciliante, sa femme n’y voyait pas de mal même si elle devait parfois freiner un peu son enthousiasme. Malheureusement, Artur, de son côté, ne montrait aucun signe, pas même un changement minime. C’est presque naturellement qu’il devint plus proche de leur fille et sa femme de leur fils. Conscient que ça n’était pas une bonne chose, il chercha toujours à cacher sa préférence mais, surtout, il se lança dans une quête acharnée pour qu’il puisse, lui aussi, bénéficier du cadeau que sa sœur avait reçu. Pour lui, c’était la chose la plus importante qui soit et jamais il ne dévia de ce chemin une fois qu’il l’emprunta.

Dans le même temps, la vie qu’ils menaient à cent à l’heure les amenait inévitablement à beaucoup voyager et hors du cocon familial et des centres de recherches, il fut mis devant le fait accompli : Les gens comme lui, comme sa fille et sa grand-mère en son temps étaient traqués, tués, si ce n’est pire. Face à ce constat, il se fit justicier et, s’il ne franchit pas immédiatement la ligne rouge, il finit par le faire pour en protéger d’autres que lui et les siens. À chaque fois, il se justifiait son geste à lui-même, conscient que ce qu’il faisait n’était pas acceptable. Pourtant, il ne pouvait pas pour autant laisser faire, c’aurait été bien pire et il ne pouvait le tolérer. Il était tout bonnement incapable de fermer les yeux.
Ses actions meurtrières, à aucun moment, Andreas n’en parla à Aisling, encore moins à ses enfants même si Moira avait été élevée de façon à se méfier et se protéger et surtout, ne jamais se laisser marcher sur les pieds. Il l’avait voulu fière de ce qu’elle était et diable, elle l’était. S’il n’en parlait pas, c’était par peur, sans aucun doute mais aussi pour les protéger. Du moins en était-il convaincu. Il y avait sans doute un peu des deux là-dedans. Ses enfants avaient quitté le nid et il ne lui restait qu’elle, alors, égoïstement, il mentait de temps en temps. On agit stupidement par amour, aussi intelligent soit-on. Aujourd’hui encore, il se demande si ce sont ses actes ou ses mensonges qui ont conduits au meurtre de sa femme.

L’événement l’a ébranlé jusqu’au plus profond de son être. Avec elle, il sait avoir perdu son côté humain, la compassion, sa capacité à nuancer les choses. Aisling était son pilier, son attache au monde et depuis des mois, il peine à retrouver un semblant d’équilibre. Il doute fortement parvenir à se reconstruire et au fond, cette tragédie l’a radicalisé plus que jamais. Il souhaite avec ardeur la mort du responsable et il le cherche, sans relâche. Cependant, il est parfaitement conscient qu’il est temps de prévenir ses enfants que leur mère les a quittés. Il ne sait comment leur dire et c’est bien pour ça qu’il ne les a pas encore approchés et ce, malgré les mois écoulés depuis son installation à Radcliff et le drame. Il ne doute pas un instant que l’annonce sera plus que pénible mais, il sait aussi qu’il ne pourra plus retarder l’échéance. Il préférerait affronter une famille de chasseur au complet plutôt qu’en passer par là.